21 janvier 2022. Où en sont-elles ? Une esquisse de l'histoire des femmes (Seuil, 2022) est l'un des livres les plus aboutis d'Emmanuel Todd. Avec un ton très personnel et un style délié, l'anthropologue fait d'une certaine manière la synthèse de cinquante ans de recherches sur les systèmes familiaux, depuis le commencement de sa thèse sur les systèmes familiaux, à Cambridge, à l'âge de 20 ans.
Le livre se découpe en deux parties distinctes. Dans la première, l'auteur montre que la division sexuelle du travail est inscrite dans la nature humaine depuis l'apparition de Sapiens, il y a 300 000 ans ! Monsieur chasse, fabrique des outils et des armes, construit des bateaux, etc. Madame élève et nourrit les enfants, fait de la poterie et de la cueillette (elle est peut-être de ce fait à l'origine de la révolution néolithique qui a vu la sédentarisation puis la naissance de l'agriculture), etc.
Dans la deuxième partie, l'anthropologue saute dans le temps présent et se saisit d'un double phénomène révolutionnaire : dans les années 1960, les femmes se sont libérées des grossesses non désirées grâce à la pilule du docteur Pincus (1960) et, dans le même temps, elles ont investi l'enseignement supérieur. En France, c'est en 1968 que pour la première fois, on a compté plus de bachelières que de bacheliers. Aujourd'hui, les étudiants sont en majorité des étudiantes dans la plupart des pays développés comme en Iran, en Turquie, etc.
En d'autres termes, nous dit Emmanuel Todd, les femmes ont déjà pris le pouvoir (sauf dans la sphère économique privée supérieure où perdure ce qu'il appelle une forme de « patridominance »). C'est l'aboutissement des deux premières vagues féministes, pour le droit de vote (années 1900) et pour la libération sexuelle et la contraception (années 1960). Aussi la dénonciation par les néoféministes ou féministes de la troisième vague d'un prétendu « patriarcat » apparaît-il hors de propos, voire nocif. D'une part parce que le patriarcat n'a jamais existé dans l'Occident catholique, sinon sous une forme très atténuée, d'autre part parce que ce discours fait l'impasse sur les violences économiques que subissent encore les femmes des classes populaires.
Il y a plus grave. La « théorie du genre », que brandissent en étendard les néoféministes, réduit le sexe à une construction sociale, ce que ne peut admettre l'anthropologue. Lui perçoit la division sexuelle du travail comme un universel humain, tout le contraire d'une construction sociale. L'universalité de la division sexuelle du travail démontre que le sexe est une réalité anthropologique et qu'il est vain de le nier ! La théorie du genre est une ineptie idéologique dans laquelle Emmanuel Todd voit un avatar du puritanisme protestant anglo-saxon et un aspect du trouble identitaire généralisé qui affecte la civilisation contemporaine (religion, politique, sexe, histoire,...). Autant dire que ses propos ne laisseront pas les lecteurs - et les militant(e)s - indifférents...
Quand la « civilisation » passait par la soumission des femmes...
Emmanuel Todd démarre sa démonstration avec les enquêtes anthropologiques sur les dernières sociétés pré-industrielles de la planète, soit au total 1291 groupes humains. Leurs caractéristiques ont été synthétisées par l'anthropologue américain Murdock dans son Atlas ethnographique, un ensemble exceptionnel de cartes que Todd exploite pour la première fois de façon intensive (un seul défaut à cet Atlas : la rareté des références dans le monde anglo-saxon car, pour les chercheurs de ce monde-là, il ne saurait y avoir de « sauvages » dans leur groupe humain).
L'Atlas ethnographique de Murdock fait apparaître l'universalité de la division sexuelle du travail (carte ci-contre).
Cela ne va pas manquer de contrarier les préhistorien(ne)s comme notre amie Marylène Patou-Mathis qui eut aimé découvrir que Madame Néandertal participait à la chasse aux côtés de son cher et tendre. Et aussi certain(e)s néoféministes qui gémissent sur « une histoire humaine qui n'aurait pas dû avoir lieu » (page 170).
De ce constat, Todd tire une conclusion lourde de conséquences pour la vie de la cité : la chasse implique une action collective, pour la traque des bêtes comme pour le partage des dépouilles ; a contrario, les soins portés aux enfants et la cueillette sont des activités individuelles et même individualistes ; quand l'enfant a faim, on ne se soucie pas de partager avec les autres le peu que l'on possède. D'où une propension masculine à l'action collective et une propension féminine à l'individualisme ! L'action collective, c'est l'État social mais c'est aussi la guerre et le totalitarisme. L'individualisme, c'est un libéralisme échevelé qui débouche sur le néolibéralisme, avec ses conséquences néfaste pour l'emploi et les classes populaires, mais c'est aussi l'absence de racisme et d'homophobie et l'attention portée au bien-être individuel (le care).
On voit aujourd'hui un signe de ce clivage dans le fait que par exemple, les hommes gays ont dans les métropoles un quartier où ils se retrouvent, le Marais à Paris, alors que les femmes lesbiennes conservent leur intimité. Autre exemple avec les Gilets jaunes, composés majoritairement de femmes issues des classes populaires et souvent mères célibataires. Le mouvement n'a pas su jouer collectif et, malgré son dynamisme, il a pu être réprimé par les forces de l'ordre, essentiellement masculines et aux ordres d'un gouvernement encore très « patridominant ». On pourrait aussi rappeler qu'au début de la Révolution, les hommes se sont mobilisés pour la liberté et les femmes pour le pain : c'est la difficulté à nourrir leurs enfants qui a poussé les Parisiennes à aller chercher le Roi à Versailles le 5 octobre 1789.
L'Atlas fait apparaître d'autre part une opposition saisissante entre deux univers : celui qui tient la gent féminine dans une relative estime et lui accorde un statut plus ou moins honorable (droits de succession, mariage, vie publique...) et celui qui asservit les femmes sous prétexte de les protéger. Avec une touche d'humour, Todd définit cet « espace patrilinéaire majeur » par l'acronyme PBO pour Pékin-Bagdad-Ouadougou. Cet axe traverse l'Eurasie (et un peu l'Afrique). Il recoupe les régions de très vieille civilisation, là où sont nées les villes et l'agriculture. Et avec elles la propriété, en laquelle Jean-Jacques Rousseau voyait l'origine du mal universel (Discours sur l'inégalité parmi les hommes).
• Rappelons avec Todd qu'au stade le plus ancien, chacun n'avait d'autre souci que de se nourrir : « Le problème principal des chasseurs-cueilleurs ou des premiers agriculteurs n'était pas le pouvoir du conjoint mais la survie face à la nature. Si oppression il y avait, c'était plus du milieu que du mari » (page 48). Les familles avaient alors une structure bêtement nucléaire : papa, maman et les enfants, avec une monogamie tempérée (rien à voir avec le puritanisme anglo-saxon). Il n'y avait aucun avantage à la polygamie. Les femmes avaient un statut honorable et quand les enfants devenaient autonomes, ils s'en allaient chacun de leur côté.
• Mais lorsque les hommes, devenus agriculteurs ou artisans, ont pu posséder un bien, ils ont souhaité le transmettre, le plus souvent à leur fils aîné, selon un principe de succession dit « patrilinéaire ». C'est ainsi que la sédentarisation, l'agriculture et l'artisanat ont amené un nouveau modèle familial, la « famille souche ». Dans sa version primaire, elle amoindrit modérément le statut des femmes, celles-ci n'ayant ni plus ni moins de droits à hériter que les cadets. Dans ses versions plus avancées, elle peut toutefois déboucher sur des formes franchement autoritaires (dans ses précédents ouvrages, Todd a ainsi montré que ce n'est pas un hasard si des régimes totalitaires et racistes ont pu s'établir au Japon et en Allemagne, ces pays étant fortement caractérisés par une famille souche autoritaire).
• Selon la classification commune des anthropologues, le stade ultime de la « civilisation » est la « famille communautaire », quand l'héritage est partagé entre tous les garçons et que ceux-ci demeurent auprès du « patriarche ». Frédéric Le Play qualifiait d'ailleurs ce modèle de « famille patriarcale ». Sous ses formes extrêmes, c'est le plus oppressant pour les femmes, car il les exclut de l'héritage et les enferme, au sens physique (harem, voile, purdah), au sens symbolique (absence d'héritage, mariage précoce avec un homme nettement plus âgé) et même au sens familial, par le mariage obligé avec un cousin. Ce contre-modèle-là se retrouve entre le Pakistan et le Maghreb, avec des conséquences néfastes pour les hommes comme pour les femmes : « Dans la famille communautaire patrilinéaire, tout le monde est enfermé. Les femmes bien sûr. Mais les hommes aussi. Le clan infantilise tous ses membres et les hommes peut-être encore plus que les femmes » (page 140). On pourrait ajouter que cette infantilisation vaut aussi protection. Elle réduit le stress et l'angoisse associés à la liberté.
Par un singulier paradoxe, les modèles familiaux qui tiennent les femmes dans la plus grande sujétion sont donc au coeur du vieux monde civilisé, sur le fameux axe PBO. C'est ce que montrent de façon lumineuse les cartes de Murdock. Quant au modèle nucléaire, il caractérise les régions périphériques restées proches du modèle familial des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, à savoir grosso modo l'Afrique au sud de l'Équateur et le monde atlantique, notre monde aujourd'hui à la pointe de la modernité ! « Placée au bout du monde, l'Europe occidentale a échappé, pour l'essentiel, à la patrilinéarité. Ce retard fut sa chance. Le Moyen-Orient lui a transmis ce qui définit la civilisation : l'agriculture, l'écriture, la ville, l'État. A manqué la patrilinéarité, dont l'absence a fini par permettre l'ascension ultime de l'Europe du Nord-Ouest » (page 141).
Emmanuel Todd fait un détour par l'Australie et la Suède pour en expliquer leur caractère anthropologique particulier. Les Aborigènes d'Australie semblent avoir emprunté aux agriculteurs de la Nouvelle-Guinée voisine le statut très bas de leurs femmes. Quant aux Suédois, s'ils sont aujourd'hui à la pointe du féminisme, c'est parce qu'au XVIIIe siècle, ils auraient voulu se démarquer de leurs voisins allemands par un phénomène assez bien identifié d'« acculturation négative dissociative » (« Vous êtes très fort et vous avez voulu nous dominer. Hé bien, nous allons prendre notre revanche en piquant vos recettes et en faisant mieux par un chemin opposé !; »)
Où en sont-elles ? résume le phénomène PBO avec une carte politique du monde actuel (2018) où les États se voient attribuer un « indice synthétique de statut de la femme » (imparfait comme il en va de tous les indices). Sans surprise, la Scandinavie a l'indice le plus élevé (0,81-0,88) et le Pakistan et le Yémen le plus bas (0,49-0,55). On notera avec plus de surprise la place honorable de l'Afrique du Sud-Est.
En marge des travaux d'Emmanuel Todd sur la famille et les femmes, nous cultivons l'intuition d'une corrélation forte entre la soumission des femmes et la pratique de l'esclavage. Cette intuition est en partie confirmée par l'observation du fameux axe PBO qui définit l'espace patrilinéaire majeur dans lequel les femmes sont plus soumises qu'ailleurs. Ce même axe relie aussi l'essentiel des sociétés qui ont intériorisé l'esclavage (sauf les Amériques). C'est ce que l'on voit sur la carte de Murdock ci-dessous et son agrandissement (cliquer pour cela sur la carte).
• La première carte montre la pratique de l'esclavage héréditaire parmi les communautés d'éleveurs et agriculteurs : cet esclavage héréditaire est pratiqué de la Corée au Maroc. Les régions qui l'ignorent (d'après le recensement de Murdock, s'entend) sont essentiellement l'Europe, l'Inde du sud et l'Afrique australe, ainsi que les plateaux d'Afrique orientale.
• En agrandissement, la carte croise deux données dans la totalité des groupes recensés par Murdock : l'esclavage et la patrilinéarité (soumission des femmes). Elle confirme l'absence d'esclavage dans les mêmes régions. Elle montre aussi sur l'axe PBO qu'un certain nombre de communautés humaines peuvent être patrilinéaires sans pour autant pratiquer l'esclavage sous sa forme la plus dure (héréditaire). Elle montre enfin des communautés non patrilinéaires qui pratiquent l'esclavage héréditaire, en Amérique du nord-ouest.
La corrélation entre patrilinéarité (soumission des femmes) et esclavage existe donc bien, mais elle semble partielle. Des recherches plus approfondies nous éclaireront un jour peut-être sur le degré de corrélation.
Femmes libérées, femmes angoissées
Pour en revenir à notre monde occidental, Emmanuel Todd rappelle que « le premier christianisme fut à l'origine fortement attaché à un idéal nucléaire de la famille et à un statut égalitaire des relations entre les sexes » (page 178). « L'Église, avec ses valeurs de paix et de non-violence, son culte de la Vierge Marie et ses monastères de femmes, a été, tout au long du Moyen Âge, un pôle de résistance à la brutalité masculine » (page 180). Elle a protégé les femmes contre les mariages contraints et les répudiations.
La Réforme protestante, au XVIe siècle, dans les mondes germanique et britannique, a entraîné toutefois un recul sévère de l'autonomisation des femmes. À la figure apaisante de Marie s'est substitué celle d'Ève la pècheresse. Et tout cela a fini par la « grande chasse aux sorcières » qui a causé environ 30 000 victimes entre 1570 et 1640, essentiellement dans les régions de famille souche. Les malheureuses étaient le plus souvent des femmes mûres qui avaient le tort d'être un peu trop indépendantes.
En somme, protestants comme catholiques demeurent globalement méfiants à l'égard de la sexualité : « L'Europe chrétienne fut, dans le sens du rejet, un monde d'obsédés sexuels - ce que nous ne pouvons nullement dire des chasseurs-cueilleurs -... » (page 188). Mais la prime de l'intolérance revient malgré tout aux protestants. L'Église catholique conserva une certaine complaisance à l'égard de l'homosexualité ; Luther et Calvin se montrèrent quant à eux « aussi hostiles à l'homosexualité qu'aux femmes » (page 314). Cela permet de « comprendre la révolution sexuelle des années 1960, l'identité gay des années 1980 et la fixation transgenre des années 2010 ».
Sexe mis à part, l'égalité homme-femme est demeurée à peu près respectée au coeur de l'Occident : « Dans la famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien, frères et soeurs sont rigoureusement égaux, au point que, bien avant la Révolution française, la division des héritages s'y effectuait, dans la paysannerie, aussi pauvre fût-elle, avec une précision maniaque » (page 235).
Abordant la deuxième partie de sa réflexion, Todd rappelle donc un état de fait : « Entre 1950 et 1960, en Occident, il est impossible de parler d'un statut bas de la femme. La situation en Europe occidentale et aux États-Unis est alors très loin de ce qui existe au Maghreb, en Chine ou même au Japon et en Allemagne » (page 191). Cela dit, au sein même des sociétés occidentales, c'est encore dans le monde ouvrier que l'équité entre les sexes est la mieux respectée, « contrairement à ce que suggèrent les stéréotypes élitistes et antipopulaires actuels » ! Cette situation résulte des deux vagues féministes, d'abord la conquête du droit de vote par les suffragettes anglaises dans les années 1900, puis la révolution éducative et contraceptive, laquelle « a permis aux deux sexes des rapports physiques nettement plus agréables, et aux pères autant qu'aux mères de cesser de trembler pour leurs filles » (page 255).
L'historien confesse son étonnement devant le basculement éducatif qui est manifeste dès les années 1960 mais débute bien plus tôt... Emmanuel Todd évoque à ce propos la thèse déroutante d'un chercheur américain selon lequel les femmes seraient devenues prépondérantes dans le corps des enseignants du secondaire dans les années 1920. Issues de la petite bourgeoisie puritaine, elles auraient alors usé de leur hégémonie culturelle façon Gramsci pour inspirer les lois sur la Prohibition ! Il est de fait que ce sont les ligues féminines qui sont à l'origine de ces lois.
Les femmes occidentales, ayant retrouvé la plénitude de leurs droits qu'elles avaient perdu au XIXe siècle, ont donc investi les études secondaires et supérieures jusqu'à devenir majoritaires dans les universités. En 2018, en France, chez les 25-34 ans, 36,1% des femmes et 29,6% des hommes ont fait des études supérieures. Mais la division sexuelle du travail perdure par le fait d'une part que les universités scientifiques et les écoles d'ingénieurs demeurent majoritairement fréquentées par des hommes, d'autre part que les femmes investissent très majoritairement les services et plutôt les postes de cadres dans le secteur public. Les hommes dominent dans ce qui reste de l'industrie et surtout dans l'encadrement du secteur privé (en particulier à la tête des entreprises du CAC 40).
Les femmes étant en moyenne plus instruites que les hommes, il s'ensuit automatiquement de plus en plus d'unions « hypogamiques » dans lesquelles la femme a un poste mieux rémunéré que son mari. Aux deux extrémités de l'échelle sociale, on mesure toutefois des « dysfonctions » : au sommet, les femmes épousent un conjoint de même niveau d'études à moins qu'elles ne se résignent au célibat ; en bas, c'est beaucoup de femmes vouées à élever seules leur enfant faute de trouver un homme qui gagne correctement sa vie. Au niveau intermédiaire, on s'en tient à des unions très conventionnelles tout en affectant une grande ouverture d'esprit, ce qu'Emmanuel Todd résume avec humour : « Au XIXe siècle, des classes moyennes officiellement puritaines autorisaient leurs hommes à prendre des maîtresses et leurs fils à fréquenter des prostituées ou trousser des domestiques. Aujourd'hui, des classes moyennes officiellement ouvertes à toutes les expériences sexuelles retournent en cachette à une vie conjugale sécurisante » (page 205).
Et puis, il y a la révolution sexuelle, avec la pilule du docteur Pincus en 1960 et la légalisation de l'avortement. « Si la contraception moderne rend la vie sexuelle des hommes autant que celle des femmes plus plaisante, elle fait de la procréation une décision féminine » (page 195), avec une conséquence majeure : « en dernière instance, c'est désormais la femme qui décide d'avoir un enfant ou non ». Tout est-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Que nenni. « À l'anxiété masculine répond désormais une contradiction féminine : l'existence d'une double opportunité de carrière, professionnelle, ou de procréation. (...) Les moyens contraceptifs modernes ont de fait transféré le pouvoir de choisir aux femmes et son exercice fait peser sur elles une anxiété supplémentaire. » Et Todd de conclure sur ce paradoxe : « L'émancipation n'a pas créé pour les femmes une vie simple mais une difficile liberté » (page 224).
À partir de là, l'anthropologue sort du champ proprement scientifique. Il s'éloigne des chiffres et réfléchit aux corrélations entre des phénomènes concomitants : « Si le capitalisme, et plus généralement, le pouvoir économique restent sans conteste patridominés, nous sommes passés en Occident, dans un système idéologiquement matridominé. Or nous baignons dans un monde de prohibitions mentales et verbales qui s'étendent sans cesse » (page 277). Ne pas examiner la possibilité d'un lien entre les deux phénomènes ne serait pas sérieux. Soutenir à l'inverse l'absence de lien entre le nouveau conformisme de la pensée et la situation majoritaire des femmes dans les secteurs où se fabrique l'idéologie serait a contrario très difficile à démontrer.
Le penseur invite ses confrères et consoeurs à y réfléchir : « Existe-t-il une surreprésentation des femmes dans la cancel culture, des deux côtés de l'Atlantique ? Nous acceptons désormais sans difficulté le fait historique d'une masculinité du fascisme en Italie ou du nazisme en Allemagne. Devons-nous envisager la possibilité historique, à venir, d'un despotisme féminin, non violent, diffus, mais tout aussi capable d'une destruction de l'acquis culturel ? »
Il y voit le risque d'une conflictualité inédite car, si les deux premières vagues féministes ne furent en aucune façon antimasculines, il en va tout autrement de la troisième vague des années 2010, symbolisée par #MeToo. « Sa dimension conflictuelle révèle sa nature de classe. Elle est portée au départ par une petite bourgeoisie matridominée, démultipliée par la diffusion de l'éducation supérieure. Mais elle ne peut avoir d'effets positifs pour toutes les femmes », se désole Emmanuel Todd. « Dans les classes populaires, où les rapports de couples sont déjà déstabilisés par le chômage et un reste d'aspiration hypergamique, le modèle antagoniste est désastreux dans ses effets psychologiques. Le monde des familles monoparentales n'a pas besoin de plus d'affrontements entre les deux sexes mais de plus de confiance » (page 255).
Depuis le sociologue Émile Durkheim (Le Suicide, 1897), nous savons que certains phénomènes ultra-minoritaires peuvent malgré tout nous renseigner sur la marche du monde. Pour Emmanuel Todd, il en va ainsi de la vogue du concept LGBT (Lesbian, gay, bisexual, transexual) qui affaiblit la différence entre les sexes en mettant en avant la bisexualité et ouvre ainsi un boulevard à la « théorie du genre ». Celle-ci est née d'un livre au demeurant obscur et indigeste, Gender trouble (« Trouble dans le genre », 1990) par la philosophe américaine Judith Butler. Elle postule que l'espèce humaine, à la différence de tout le reste du monde animal, n'est pas fondée sur la différence sexuelle, et que le « genre » (autre mot pour désigner le sexe) est simplement une construction sociale.
En bon anthropologue, Todd note que « la théorie du genre est borgne. Celle-ci ne se soucie guère du rapport entre frère et soeur, certes léger en Occident, mais surtout du lien entre mère et fils qui, autant mais autrement que les liens entre père et fille ou père et fils, pose la question de la domination et du pouvoir » (page 75). Il note surtout qu'elle traduit une forme d'obsession de la sexualité. « Faire d'une préférence sexuelle une identité sociale principale implique, c'est évident, une vision maximaliste de la sexualité. » Et plus loin : « L'Occident chrétien a été, deux millénaires durant, obsédé négativement par le sexe. Mais faire ensuite de l'orientation sexuelle l'élément central d'une identité personnelle, n'est-ce pas encore maintenir une obsession de la sexualité ? Pendant des siècles, l'Occident chrétien a considéré la sexualité comme le pire des maux pour l'âme. Le voilà qui la pose, désormais, comme l'essence de l'âme » (pages 317-318).
Ce n'est donc pas un hasard si la théorie du genre est née dans les cercles intellectuels américains, irréligieux mais encore profondément imprégnés par le puritanisme protestant du XVIIe siècle. Le sexe puritain était doloriste. Le sexe LGBT peut l'être tout autant à en croire le témoignage émouvant que rapporte Emmanuel Todd d'une transexuelle (homme devenu femme) qui confesse avoir choisi une voie douloureuse et renoncé à vie au plaisir.
Et maintenant...
Emmanuel Todd a exposé dans son livre les permanences et les mutations anthropologiques au cours des 300 000 ans qui ont précédé l'époque industrielle. Là-dessus, il s'est tourné vers l'époque industrielle et post-industrielle qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Il a observé les trois vagues du féminisme, d'abord la conquête du droit de vote par les suffragettes anglaises dans les années 1900, puis la liberté sexuelle avec la pilule et le droit à l'avortement dans les années 1960, enfin le féminisme de la troisième vague avec #metoo et la théorie du genre.
Emmanuel Todd en perçoit toutefois les limites spatiales : « En 70 ans ont été renversées des conceptions vieilles de plus de 100 000 ans. Mais pas partout sur la planète. Le monde patrilinéaire, qui inclut quand même toujours les trois quarts de l'humanité, fait de la résistance » (page 18) ! C'est important de le souligner, la révolution anthropologique que constitue l'émancipation des femmes n'a pour l'essentiel concerné que la sphère occidentale (le monde anglo-saxon et l'Europe atlantique) et rien ne dit qu'elle va s'étendre ailleurs de sitôt. Le même clivage s'observe avec le droit à l'avortement, la polygamie, l'orientation sexuelle ou encore la peine de mort ainsi que le montrent nos cartes.
L'historien, qui est aussi démographe, évoque seulement à la fin de son ouvrage le volet proprement démographique de son enquête : il relève le lien très fort entre l'émancipation féminine et la tertiarisation de l'économie. Là où cette dernière est très avancée, les femmes bénéficient d'une plus grande liberté qu'ailleurs. Là où l'industrie résiste (Italie, Allemagne, Corée du Sud,...), leur émancipation est moindre selon différents indicateurs démographiques (sex-ratio, éducation supérieure, etc.).
Curieusement aussi, l'indice de fécondité est nettement plus faible dans ces derniers pays, où il est tombé en-dessous de 1,3 enfant par femme. Cela dit, il est aussi très insuffisant dans les pays les plus émancipés comme la France ou les États-Unis, où il est descendu aux environs de 1,7 enfants par femme, quand il en faudrait 2,1 pour assurer le simple renouvellement de la population.
Il s'ensuit que, dans cette humanité restreinte, environ deux milliards d'êtres humains sur un total de huit, dans trois générations, en 2100, le nombre de naissances aura chuté de moitié. Il aura été même divisé par huit ou dix dans les pays les plus industriels, comme la Corée du Sud ou l'Italie, où l'indice de fécondité n'est déjà plus que de 1 enfant par femme, voire moins. Il faut imaginer avec cela une proportion de vieillards telle qu'elle enlèvera aux jeunes l'envie et les moyens de se mettre en ménage et de faire des enfants.
L'Afrique subsaharienne reste en marge de la modernité et donc du mouvement de libération des femmes. Depuis cinquante ans, son indice de fécondité se maintient à un niveau très élevé, surtout dans les pays sahéliens, là où le statut des femmes est le plus bas. Il s'ensuit que dans trois générations, en 2100, une naissance sur deux dans le monde se produira en Afrique subsaharienne (et deux décès sur trois dans le reste de la planète, là où les femmes ont pris le pouvoir !). Tout cela ne sont bien sûr que des projections qui se déduisent de l'analyse démographique. On peut les nier et refuser d'en tirer les conséquences. Ou bien les analyser et se demander quoi faire ensemble pour un monde plus souriant, qui concilie la jeunesse, l'épanouissement des deux sexes et, si ce n'est trop demander, la protection de l'environnement.
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Voir les 7 commentaires sur cet article
Michel (18-12-2023 09:20:44)
Enfin un livre d’Emmanuel TODD publié en France, ça fait plaisir ! Quelle que soit l’intensité des commentaires suscités il n’aura pas besoin de n’être publié qu’au Japon, lui…... Lire la suite
Thierry (08-04-2022 06:20:56)
Le fait qu'il publie dés les années 80 que le statut des femmes est une variable indissociable du progrès social suffit à disqualifier tout argumentaire anti-féministe à son égard. Et si il y... Lire la suite
HB78 (24-01-2022 21:13:35)
Nul(le) ne doute que M. LARANE soit un mutant intergalactique... mais tout de même, comment lisez vous aussi vite !? Un grand grand merci pour vos analyses ... que je ne lirai pas car je me suis jet... Lire la suite