Le mystère français

La France sous le scalpel de deux démographes

Hervé Le Bras, démographe, et Emmanuel Todd, historien, ont commis en 1981 un essai retentissant, L'Invention de la France (Gallimard). Une génération plus tard, ils refont l'enquête. À quoi ressemble la France d'après les Trente Glorieuses ? A-t-elle tant changé que cela ?...

Le mystère français

À partir de diverses statistiques (santé, religion, votes, éducation...), les deux auteurs ont montré dans L'invention de la France l'extrême diversité du pays et l'hétérogénéité de ses populations, avec des comportements liés à des structures familiales dont les origines remontent au Moyen Âge, voire au Néolithique

Ainsi domine dans le Bassin parisien la famille «nucléaire» basique (papa, maman et les enfants), plutôt égalitaire et portée vers la démocratie. Dans les régions périphériques, de la Bretagne à l'Occitanie, se rencontrent différentes variantes de la famille « communautaire » ou la famille « souche » (plusieurs générations et/ou plusieurs frères sous le même toit), plutôt hiérarchique et autoritaire.

Les deux chercheurs se retrouvent aujourd'hui pour faire le point dans Le Mystère français (Seuil, 2013) et examiner les changements qui ont pu se produire après une génération marquée par la fin des Trente Glorieuses, la déchristianisation et maintenant la désindustrialisation.

Au terme d'un brillant exercice de style, 300 pages d'analyses étayées par cent vingt cartes de France en couleur, ils nous livrent leur surprise de découvrir une remontée du vieux fonds anthropologique. « Les recensements les plus récents continuent d'enregistrer l'opposition entre une France de la famille nucléaire et une France de la famille complexe [il s'agit des régions où la proportion de ménages avec plus d'un couple est supérieure à la moyenne] » assurent-ils, en notant que la famille nucléaire est généralement associée à un habitat groupé (villages resserrés autour de leur clocher). 

Les particularités des Bretons, Occitans, Provençaux, Picards... reviennent à la surface, toujours très vivantes. Elles se repèrent dans les choix dominants en matière électorale ou encore dans la prédisposition aux études longues ou courtes.

Vive l'école, adieu la religion !

Selon Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, la période récente aurait connu des bouleversements plus conséquents que l'après-guerre, en dépit des succès économiques des Trente Glorieuses. Le premier de ces bouleversements est le décollage éducatif, avec 65% de bacheliers, toutes séries confondues, dans chaque classe d'âge de la génération la plus récente (on peut toutefois se demander si le niveau éducatif du bachelier moyen de 2010 est comparable à celui de 1960).

La France se maintient à un rang très honorable en matière de mortalité infantile avec un taux de seulement 3,4 pour mille en 2011 (Suède : 2,1 ; États-Unis : 6). La fécondité conserve un niveau satisfaisant, 2 enfants par femme (Allemagne : 1,4).

Le taux de suicide a progressé dans la période charnière de 1970 à 1985, jusqu'à 22,5 pour 100.000 habitants. Il est revenu depuis lors à 16,8. En matière de criminalité, de la même façon, on observe une progression des homicides dans la période 1970-1984, suivie d'une récession bienvenue (1119 homicides en 2002, 682 en 2009). Autant d'indicateurs qui témoignent d'un pays globalement en meilleure santé mentale que ne le donnent à penser les statistiques économiques et les articles à la gloire du « modèle » allemand (voir l'essai d'Emmanuel Todd sur Le fou et le prolétaire).

Emmanuel Todd et Hervé Le Bras soulignent aussi la rémanence du fait religieux dans les comportements, à travers les siècles et jusqu'à nos jours, bien que la religion ne semble plus subsister qu'à l'état de « zombie », y compris dans les régions de familles complexes où elle semblait encore bien vivante à la fin du siècle dernier (Bretagne, pays basque, Alsace...). Ainsi, les départements où les curés ont le plus volontiers prêté serment à la Constitution civile du clergé pendant la Révolution sont aussi ceux qui ont été le plus tôt déchristianisés.

Il n'y a guère qu'un point sur lequel tous les Français sont d'accord : l'indifférence au mariage. On compte autant de naissances hors mariage dans les régions anciennement catholiques que dans les régions tôt déchristianisées.

Nouvelles inégalités régionales

Fait inédit, les dernières consultations électorales montrent un basculement tectonique entre les régions périphériques, restées longtemps fidèles à la religion (environ un tiers de la population totale), et les régions centrales, tôt déchristianisées. Les premières, qui votaient majoritairement à droite, sont désormais orientées à gauche. Les secondes, qui votaient à gauche, voire communiste, se rallient à la droite, voire à l'extrême droite.

Depuis 1981, le vote socialiste a le plus progressé dans les anciens bastions de la pratique religieuse catholique : Bretagne, Ouest intérieur, Pays basque, Sud-Est du Massif central... François Hollande en a bénéficié lors des élections présidentielles de 2012.

Ces régions témoignent aussi de la plus forte progression du taux de diplômés dans les jeunes générations et c'est chez elles que le chômage a crû le plus faiblement de 1982 à 2009. 

Todd et Le Bras expliquent ce basculement par les conséquences paradoxales de la déchristianisation, qui, en desserrant le carcan religieux, aurait libéré les énergies et les consciences. Rendus à eux-mêmes, les citoyens auraient néanmoins conservé de leur passé religieux un fort penchant pour les activités caritatives et solidaires à connotation sociale, avec une plus grande autonomie à l'égard de l'État et de l'administration...

Quoi qu'il en soit, les indicateurs statistiques et les cartes mettent en évidence les divergences régionales. Les inégalités sociales apparaissent par exemple beaucoup plus fortes sur le littoral méditerranéen qu'en Bretagne. Même contraste en ce qui concerne le taux de familles monoparentales et le taux de chômage. De ces points de vue, le Nord et la Picardie sont aussi affectés que le Languedoc-Roussillon.

Qu'il s'agisse du taux de chômage ou du vote politique ou de tout autre indicateur sociologique, le facteur géographique l'emporte très nettement sur le facteur social ou démographique (par exemple la proportion d'ouvriers ou de personnes âgées).

Désindustrialisation

Le taux d'ouvriers entre 1982 et 2009 est passé de 32 à 24% mais leur nombre absolu n'a baissé que de 2,5%. Il n'empêche que la carte de la désindustrialisation apparaît très inquiétante.  

Elle montre que les usines ne résistent plus que dans les régions très anciennement industrialisées, dans l'Est et le Nord, ainsi que dans les petits pays à l'écart des chefs-lieux administratifs (Saint-Valéry-sur-Somme, Sallanches, Nantua, Figeac...) : « désormais, partout, les villes refusent l'industrie, qu'il s'agisse des grandes agglomérations comme Lille, Paris, Lyon, Toulouse et Bordeaux, ou de cités plus modestes comme Mende, Digne, Mont-de-Marsan, Vannes ou Alençon. Les rares endroits où la proportion de travailleurs dans l'industrie dépasse 30% sont situés à l'écart, sur les frontières des départements ou à la frontière nord-est, filant de Genève aux Ardennes ».

Autre phénomène à noter : l'étalement urbain autour des grandes métropoles finit par couvrir tout le territoire de sorte qu'il n'y a pratiquement plus de zone en déclin démographique ! Cet étalement va de pair avec la dispersion des classes populaires et ouvrières par le biais de la « rurbanisation » et leur exil loin des centres urbains. « Ce monde de travailleurs est bien différent de celui qui habitait autrefois les faubourgs urbains, et était, lui, massif et doué d'une sociabilité autonome. »

Les usines sont en voie de disparition dans les régions méridionales, dernières entrées dans la révolution industrielle et premières à en sortir. Avec quelles conséquences ? «D'un côté, le travail spécialisé est délocalisé vers les pays à bas salaires ; de l'autre, le travail plus qualifié se concentre, depuis l'instauration de l'euro, dans l'espace germanique. Or, en l'absence d'une base industrielle minimale mais solide, une société postindustrielle risque fort de revenir au stade préindustriel ».

Qui sait si ce retour à un monde préindustriel constitué d'artisans, de commerçants et de travailleurs indépendants ne va pas in fine profiter aux régions périphériques de famille souche, de la Bretagne au Midi méditerranéen ?

Organisées autour des solidarités familiales et de voisinage, ces régions témoignent d'une meilleure résistance à la crise que les régions centrales, frappées de plein fouet par la désindustrialisation. C'est tout le paradoxe d'une crise qui transforme les perdants d'hier en gagnants de demain (si tant est qu'il y ait demain des gagnants). De quoi réfléchir et débattre encore longtemps.

André Larané
Quel avenir pour le Front national ?

Hervé Le Bras et Emmanuel Todd s'interrogent dans Le mystère français sur l'avenir de l'extrême-droite française, représentée en 2013 par Marine Le Pen et le Front national.
L'analyse des cartes montre que l'électorat de ce parti n'avait à ses débuts, dans les années 1980, aucune corrélation régionale avec l'électorat communiste. Trente ans plus tard, le changement est spectaculaire : Marine Le Pen réalise à l'élection présidentielle de 2012 un score de 2,5% inférieur à celui de son père et de Philippe Mégret en 2002. Mais son électorat a entre-temps disparu dans les anciens bastions catholiques et s'est considérablement renforcé dans les anciens bastions communistes (Limousin et grandes banlieues populaires).
Du caractère erratique de cet électorat, les auteurs croient pouvoir conclure à l'extrême fragilité du FN.

Publié ou mis à jour le : 2022-08-10 17:40:32

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