Par la stabilité de son peuplement, l’Europe occidentale a été très tôt libérée du servage et préservée de l’esclavage. Au milieu du XIXe siècle, il fut partout acquis que les citoyens étaient égaux en droits, y compris dans les dépendances ultra-marines, même si cette égalité avait du mal à se traduire dans les domaines économique et social.
Mais à la fin du XIXe siècle, aveuglés par leurs succès politiques, scientifiques et techniques, les élites européennes se mirent en devoir d’européaniser le monde, que ce soit pour remplir les caisses de l’État (Pays-Bas), par stratégie de puissance (Royaume-Uni) ou plus curieusement pour le bien de l’humanité (France).
Les deux guerres mondiales vont retourner la situation. Elles se soldent par de nombreux mouvements de population en Europe, sans doute les plus importants qu'ait connu le Vieux Continent depuis un millénaire.
Là-dessus, dans les années 1960, les grands États industriels, touchés par la dénatalité, en viennent à faire appel à une immigration de labeur originaire des autres continents. L'Europe connaît l'arrivée massive de nouvelles populations sur son sol avec, en 1974, pour la première fois depuis mille ans, un solde migratoire positif...
L’Europe en rupture avec son passé
Après la Première Guerre mondiale, nombre d’intellectuels et artistes afro-américains vinrent chercher du réconfort à Paris, « dans ce pays, la France, qui semblait sorti tout droit d'un conte de fées » (Joséphine Baker). Ils y retrouvèrent des réfugiés chassés d’Arménie comme de Russie, de Pologne ou d’Espagne en raison de leur race, de leur religion ou de leur engagement politique, accueillis en vertu du droit d’asile.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale se redressa très vite, stimulée par le rebond de la natalité, avec un indicateur conjoncturel de fécondité (nombre moyen d'enfants par femme) supérieur en France et dans la plupart des pays à ce qu'il est aujourd'hui en Turquie ou en Iran ! C'était un signe de bonne santé sociale et de dynamisme. « N'y voyons pas un hasard !... note le philosophe Roland Hureaux. La société du baby-boom est la plus favorable qu'il y ait eu aux jeunes dans le partage de la richesse au cours du XXe siècle » (Le temps des derniers hommes, Hachette, 2000).
Les industriels français allèrent dans un premier temps quérir leur main-d’œuvre dans les campagnes. Ce furent les jeunes paysans en surnombre qui alimentèrent les usines et les grands ensembles d'habitations de l'après-guerre. Puis, dès la fin des annnées 1950, quand l’exode rural se tarit, les industriels firent venir des travailleurs de l'étranger proche (Espagne, Portugal, Italie du sud), enfin de l'Afrique du nord. De son côté, l'Allemagne, très vite remise des ruines de la guerre et tôt frappée par la chute de la natalité, signe en 1963 un accord avec la Turquie pour recevoir des travailleurs à titre temporaire. De l'autre côté de l'Atlantique, le président Johnson lève le 3 octobre 1965 toutes les restrictions à l'immigration et il s'ensuit l'afflux aux États-Unis de travailleurs mexicains.
Dans le même temps, jusqu'à la fin des années 1960, les décolonisations et les secousses politiques des nouveaux États indépendants entraînèrent l’arrivée en Europe d’une première vague d’immigration familiale (Surinam et Indes néerlandaises, Algérie, Indochine, Ouganda, etc.). L'Angleterre reçut ainsi des Caribéens (Antillais), des Pakistanais ou encore des réfugiés d'Ouganda ; la France reçut des Algériens ainsi que des rapatriés d'origine européenne, les « Pieds-noirs » ; les Pays-Bas des habitants du Surinam (un tiers de la population a fui ce pays dès l'indépendance) ainsi que des Moluquois qui n'avaient pas confiance dans les nouveaux dirigeants de l'Indonésie...
Le basculement de 1974-2015
La guerre du Kippour et le premier choc pétrolier mettent un terme à l’expansion économique de l’après-guerre. C'est la fin des « Trente Glorieuses » (1944-1974).
Auparavant, les entrées avaient été limitées pour l'essentiel à des travailleurs. Avec le ralentissement de la croissance et la montée du chômage, c'en est fini de la « noria » qui voyait de vieux travailleurs étrangers rentrer au pays et se faire remplacer par un fils ou un neveu. Faute de mieux, les travailleurs déjà dans la place aspirent à faire venir leur famille. Depuis lors, c'est l'immigration familiale qui nourrit les vagues migratoires (note). L'Europe devient terre d'immigration, avec davantage d'entrées que de sorties pour la première fois de son Histoire.
Plus gravement, tous les pays du Vieux Continent sont affectés par l'effondrement de la natalité. L'indice de fécondité tombe plus ou moins vite au-dessous du seuil indispensable au remplacement des générations (2,1 dans les pays modernes). Il est en 2021 d'environ 1,6 enfants par femme, ce qui implique une division par trois du nombre de naissances en un siècle. Dans certaines régions (Italie du nord, Allemagne orientale...), les couples ont en moyenne un enfant tout juste, ce qui implique une division par deux de la population en l'espace d'une vie.
L'Union européenne dans son ensemble (27 pays, 447 millions d'habitants en 2021) voit de la sorte sa population diminuer depuis plusieurs années. Son solde naturel est négatif depuis 2012 avec un déficit des naissances sur les décès de l'ordre d'un demi-million par an et une diminution de la population « historique » dans tous les pays. Dans le même temps s'accroît la pression migratoire en provenance d'Afrique et d'Asie du sud avec bon an mal an 1,2 millions d'immigrants de pays extra-européens (source : INSEE).
Avec une immigration qui compense et au-delà la diminution de la population historique, l'Europe est de la sorte confrontées pour le meilleur ou pour le moins bon à un changement de population sans équivalent dans notre Histoire et dans le reste du monde (note). Il n’est que de circuler dans nos villes et nos métropoles pour nous en rendre compte. C’est une réalité puissante qui mérite mieux que les jeux de rôle de l’Assemblée législative et du gouvernement.
Nous sommes devant un phénomène inédit. Il ne s'agit pas de migrations à l'intérieur d'une même aire culturelle avec pour seul obstacle de rares populations nomades (Amérindiens, Aborigènes...) comme précédemment au cours de l'Histoire. Il ne s'agit pas non plus de migrations de voisinage comme on l'a vu des Espagnols chassés par le franquisme qui se réfugièrent en France, des Palestiniens qui ont fui Israël et se sont réfugiés dans les pays limitrophes ou des Syriens qui ont forcé leur frontière avec le Liban ou la Turquie.
Ce sont des Orientaux et, de plus en plus, des Africains qui s'installent en Europe occidentale. Les pays d'où ils viennent souffrent d'instabilité, de pauvreté et d'absence de démocratie mais ne sont pas pour autant démunis de ressources naturelles. L'Afrique équatoriale dispose par exemple d'un fabuleux potentiel agricole et minier, autrement plus riche que celui de l'Europe, mais il est encore pour l'essentiel en jachère et reste à exploiter. Les bassins du Congo et du Nil ainsi que les plateaux kényans et éthiopiens pourraient sans difficulté nourrir tout le continent s'ils étaient exploités selon des méthodes intensives et raisonnées, à la façon de l'agriculture traditionnelle européenne ou chinoise. Mais l'incurie politique et l'explosion démographique ferment ces perspectives aux jeunes Africains. L'attraction de l'Europe est plus forte (note)...
En 1985, dans la revue Le Débat, Jacques Lesourne (1928-2020), polytechnicien, économiste et longtemps directeur du quotidien Le Monde, publiait un article au titre prophétique : « L’immigration, une dimension majeure du XXIe siècle européen ». Il a décrit l’opposition à venir entre une Europe encore riche, mais stérile et vieillissante, et une Afrique pauvre mais à la fécondité exubérante : « Le temps viendra où les Européens auront besoin de jeunes adultes pour prendre soin de leurs octogénaires ». Il a pressenti aussi un monde arabe affecté par les guerres, le terrorisme et les révolutions : « Qu’à ces occasions des millions de personnes, minorités ethniques ou opposants politiques, soient contraintes comme les boat people des mers de Chine ou certains habitants du Liban de trouver refuge en Europe occidentale est une possibilité qui ne peut être exclue. » Dès la fin des années 1980, le leader socialiste Michel Rocard s'alarmait pour sa part des dérives possibles d'une immigration incontrôlée : « Nous ne pouvons pas héberger en France toute la misère du monde. La France doit rester une terre d'asile mais pas plus » (TF1, 3 décembre 1989) (note). La même année, le président François Mitterrand s'inquiétait du « seuil de tolérance » auprès de la journaliste Christine Okrent.
Boutros Boutros-Ghali, qui fut secrétaire général de l'ONU, exprimait le 22 mai 2007 sa vision de l'avenir de l'Europe (Rencontres du XXIe siècle, UNESCO, Paris) : « L'effondrement sans précédent de la population européenne (4% de la population mondiale en 2050 contre 8% aujourd'hui) et son vieillissement accéléré contrastent avec l'augmentation encore très rapide de la population en Méditerranée du Sud et de l'Est. Il va s'ensuivre des déséquilibres très aigus ! (...) D'un strict point de vue quantitatif, l'immigration serait une solution », convient l'éminent Égyptien. « Mais on ne peut traiter la question comme un problème de vases communicants ou de robinets. Une immigration sans précaution risque de faire imploser les sociétés occidentales au prix de troubles très graves (choc culturel, structures néo-coloniales, chômage...) ».
Plus près de nous, le philosophe et historien Marcel Gauchet ne cache pas son inquiétude : « Nous n'en sommes qu'aux balbutiements d'un processus qui pourrait devenir ingérable. Ce potentiel migratoire est gigantesque et représente une force de déstabilisation qui risque de s'imposer comme la question politique centrale en Occident. Si l'on y ajoute la question écologique, on se dit qu'il risque de se passer de drôles de choses dans un avenir pas si éloigné. D'autant que nous avons pris le parti d'organiser notre désarmement sur tous les plans, pas seulement militaire, mais plus encore intellectuel et moral » (Causeur, mars 2013). Il est rejoint par l'historien Emmanuel Todd, spécialiste reconnu des populations et des migrations : « L’immigrationnisme sans frein, qui est en train de se constituer en idéologie européenne, qui met les droits des étrangers mobiles – polonais ou moyen-orientaux – au-dessus de ceux des nationaux, qui met donc les populations en état d’insécurité est, sous l’apparence des bons sentiments, un anti-humanisme » (Atlantico, 3 juillet 2016). Ces propos font écho à ceux du président Emmanuel Macron, le 16 septembre 2019, devant les parlementaires de sa majorité : « En prétendant être humaniste, on est parfois trop laxiste ».
Citoyens !
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