Au diable la morale et la pudeur, vive l'argent et la fantaisie ! À partir de 1850, les courtisanes prennent le pouvoir et mettent Paris à leurs pieds. Envoûtantes et dangereuses, ces femmes fatales surent se faire une place dans un monde d'hommes en mettant à profit aussi bien leurs charmes que leur ingéniosité.
La Païva, la Belle Otero ou la Dame aux camélias étaient plus que des cocottes : elles menaient leur monde par le bout du nez, avec un non-conformisme d'une belle modernité...
Une lignée vieille comme le monde
« La Bienvenue » : c'est sous ce nom qu'était connue une des premières femmes « galantes » à être entrée dans l'Histoire.
Si on prétend qu'elle commença comme tenancière de maison close, Aspasie (Ve siècle av. J.-C.) est surtout célèbre pour son intelligence et son éloquence qui lui permirent de séduire Périclès lui-même.
Elle est devenue le symbole des hétaïres, ces « bonnes amies » à l'éducation soignée, qui savaient associer beauté et esprit et pouvaient donc prétendre à une forme d'indépendance dans une société où les femmes n'en avaient guère.
Mais il faut attendre l'Ancien Régime pour voir apparaître la « courtisane », terme qui désigne d'abord simplement une femme vivant à la Cour.
On la distingue encore de la favorite, cette maîtresse royale qui a su s'imposer dans le lit du roi et souvent dans ses affaires politiques.
Sans être aussi proches de Son Altesse, d'autres se sont fait remarquer par leur goût de l'amour et du pouvoir, à l'exemple des deux amies Ninon de Lenclos et Marion Delorme qui faisaient la joie des méchantes langues.
Au XIXe siècle, c'est une nouvelle génération d'ambitieuses qui va faire son entrée sur scène avec grand fracas, portée par un contexte on ne peut plus favorable à ces « archi-drôlesses » (Émile Zola).
Capitale de la cocotte
Paris ! En cette seconde moitié du XIXe siècle, la ville n'a jamais autant fait rêver : tout y est plus beau, plus éblouissant, plus moderne qu'ailleurs !
Étrangers et provinciaux sont inexorablement attirés par la réputation de lieu où tout semble possible, et surtout le meilleur. Il est vrai que la cité est métamorphosée par le développement du chemin de fer, les grands travaux d'Haussmann, la multiplication des grands magasins et des lieux de divertissement. Paris désormais, c'est la fête !
L'argent y afflue, la misère aussi. Si certains y voient une capitale sulfureuse, lieu de rendez-vous de tous les jouisseurs, d'autres en rêvent comme la promesse d'un nouveau départ. Mais pour les Rastignac en jupons, il n'y a alors guère d'autre moyen de s'élever rapidement dans la société qu'en vendant ses charmes. L'époque, d'ailleurs, n'est pas contre. Bien au contraire !
Si la prostitution est toujours considérée comme un fléau, elle est aussi jugée indispensable pour le bien-être de la population. Comment vivre dans la sérénité si ces messieurs, enfermés à vie dans des mariages où l'amour n'est bien souvent pas l'essentiel, ne peuvent aller voir ailleurs ? Comment ne pas leur offrir de sas de décompression alors que le poids de la morale et de la pudeur interdit aux époux honorables de se voir nus ?
C'est pourquoi la prostitution ne constitue alors pas un délit selon le code pénal. Cette tolérance n'empêche pas la police de procéder à des arrestations pour surveiller son petit monde et tenter de limiter le grand péril des contaminations vénériennes. Paris, capitale de la politique, des affaires et des arts, devient ainsi celle du plaisir tarifé.
Les chrysalides des boulevards
On ne naît pas courtisane, on le devient à la suite d'un processus très rapide qui s'apparente souvent à une métamorphose.
Si l'on excepte la future Liane de Pougy, issue d'une famille fort convenable mais étouffante, nos croqueuses d'hommes viennent d'un milieu misérable qui ne leur offre souvent qu'une enfance marquée par le manque et l'absence de sécurité, voire la violence physique.
On sait ainsi que la Belle Otero, mais aussi Marie Duplessis et Cora Pearl, trois des plus célèbres courtisanes du XIXe siècle, furent victimes très jeunes de viol. Comment dès lors, avec une virginité et une réputation détruites, pouvoir rêver à un mariage honnête ?
Et il faut bien travailler, en se faisant embaucher par exemple en tant que petite main dans un atelier de confection, comme la future Valtesse de La Bigne. La voici qui rejoint à 13 ans l'armée de grisettes qui travaillent près de 14 heures par jour pour quelques sous. Impossible de s'offrir un peu de divertissement !
Alors les plus délurées ou les plus ambitieuses profitent de leur dimanche pour chercher l'aventure du côté des bals populaires, avec à l'esprit ce conseil qu'Émilienne d'Alençon reçu de sa tante alors qu'elle commençait sa carrière : « Avant de regarder le visage d'un homme, il [est] plus judicieux de regarder son portefeuille ! » (citée par C. Authier).
Ce n'est qu'ainsi que l'on peut passer à l'étape suivante et devenir lorette, c'est-à-dire une femme entretenue, installée dans son propre logement. Une situation plus enviable que prostituée dans une de ces maisons closes où La Païva, Cora Pearl et Liane de Pougy auraient « officié » avant de prendre leur indépendance.
Le pied à l'étrier
Parmi ces milliers de femmes qui s'adonnent à la prostitution, quelques dizaines seulement vont réussir à accéder au rang de demi-mondaines, ces Nanas qui se font entretenir par un (ou plusieurs) riche amant et peuvent donc vivre à la frontière du « beau monde », mais sans jamais y être totalement acceptées.
Qu'ont-elles de plus que les autres ? La beauté ? Il est vrai que Valtesse de La Bigne, alias « Rayon d'or », se distingue par une magnifique chevelure rousse et un tour de taille minuscule, ou encore que Caroline Otero n'avait pas volé son surnom de Belle Otero...
Mais être bien faite ne suffit pas. Il faut non seulement une belle volonté pour s'extraire de son milieu, mais aussi très souvent un petit coup de pouce. Il peut être le fait d'une entremetteuse ou « ogresse » comme celle qui fournit à La Païva ses premières robes pour l'aider à faire son entrée dans le milieu.
C'est le plus souvent le rôle d'un amant qui, par passion, va se transformer en véritable mentor en offrant à sa belle les codes du monde qui l'attire. Règles du savoir-vivre, de la conversation, du bon goût, il leur faut tout apprendre !
Prise en main par un jeune duc, la future Dame aux camélias parvient ainsi à faire oublier en quelques mois qu'elle est arrivée à Paris avec des sabots de paysanne, un accent à couper au couteau et un langage fleuri. Grâce aux cours de piano, de maintien et d'orthographe qui lui apprennent à ne plus signer « Sel qui t'aime », Rose Plessis devient aux forceps Marie Duplessis, jeune fille parfaitement éduquée.
La « traite des planches » (L'Assiette au beurre)
D'autres auront moins de chemin à faire pour passer de vilain petit canard à cygne blanc.
Déjà familières du monde de la danse, comme Cléo de Mérode, ou du théâtre, comme la future grande tragédienne Sarah Bernhardt, elles surent mettre à profit l'habitude des messieurs de venir chercher dans les coulisses une nymphette pour une aventure d'un jour ou de quelques mois.
Il est vrai que les salles de spectacle étaient devenues de véritables viviers de la prostitution, les responsables de troupe ne pouvant guère payer leurs jeunes recrues. Et comment survivre, une fois l'âge venu de raccrocher les chaussons ?
Pour Constance Quéniaux, remarquée à l'Opéra, le salut viendra de l'ambassadeur ottoman Khalil-Bey, grand amateur de femmes et d'Art, qui lui fait rencontrer Gustave Courbet. Il suffira ensuite de quelques séances de pose pour voir naître L'Origine du monde (1866), portrait on ne peut plus intime de la danseuse.
Pour les comédiennes déjà affirmées, toute la difficulté vient de la constitution de leur garde-robe : c'est à elles, en effet, de se procurer pour chaque nouvelle pièce le costume et les bijoux qui les mettront en valeur sur scène. Et plus c'est impressionnant, plus le public vient !
Sans compter la concurrence entre actrices qui les pousse à oublier toute retenue, au point que Barbey d'Aurevilly constate méchamment, à propos de Blanche d'Antigny : « Ce n'est pas une actrice. C'est une boutique de joaillerie ! » (La Veilleuse, 1868).
Malgré cette précarité, faire carrière sur les planches reste pour les femmes du XIXe siècle une des rares possibilités d'allier revenus et indépendance. Et pour celles qui ne peuvent compter sur leur talent, s'exposer ainsi leur permet d'abattre leur atout majeur : l'alliance du charme et de l'audace.
Émile Zola, tout à sa description de la société de la seconde moitié du XIXe siècle, ne pouvait pas passer à côté du phénomène des courtisanes. C'est donc Nana, la fille de Gervaise, qui endosse la tenue. Dans cet extrait, où elle provoque son protecteur en s'attaquant aux « honnêtes femmes », la réaction de Muffat témoigne du fossé qui séparait alors les épouses prudes, et donc honorables, des prostituées, nettement plus dévergondées.
« Si vous n’étiez pas des mufes [sic], vous seriez aussi gentils chez vos femmes que chez nous ; et si vos femmes n’étaient pas des dindes, elles se donneraient pour vous garder la peine que nous prenons pour vous avoir… Tout ça, c’est des manières… Voilà, mon petit, mets ça dans ta poche.
— Ne parlez donc pas des honnêtes femmes, dit-il durement. Vous ne les connaissez pas.
Du coup, Nana se releva sur les genoux.
— Je ne les connais pas !… Mais elles ne sont seulement pas propres, tes femmes honnêtes ! Non, elles ne sont pas propres ! Je te défie d’en trouver une qui ose se montrer comme je suis là… Vrai, tu me fais rire, avec tes femmes honnêtes ! Ne me pousse pas à bout, ne me force pas à te dire des choses que je regretterais ensuite. […] Si les femmes honnêtes s’en mêlent et nous prennent nos amants !… Vrai, elles vont bien, les femmes honnêtes !
Mais elle ne put continuer. D’un mouvement terrible, il l’avait jetée par terre, de toute sa longueur ; et, levant le talon, il voulait lui écraser la tête pour la faire taire ».
Mesdames les excentriques
Elles n'ont pas froid aux yeux, nos cocottes ! Fortes d'une belle intelligence et d'une remarquable capacité à s'adapter, elles savent comment taper dans l'oeil des amateurs de belles frimousses.
Une danse gracieuse, une discussion bien menée et les voilà au bras d'un riche gentleman fréquentant les endroits à la mode, et prêt à débourser sans compter pour leur offrir appartement et bijoux.
Elles vont lui apporter cette fantaisie, cette excentricité qu'il ne trouve pas dans son foyer. Plus elles font preuve d'impudence, plus elles séduisent ! Prince de Galles, grand-duc de Russie, roi de Belgique ou du Cambodge et même maharaja du Penjab, personne ne résiste aux « Trois Grâces » (La Belle Otero, Émilienne d’Alençon et Liane de Pougy) et à leurs camarades qui s'autorisent tout : le musée Guimet se souvient encore des danses dénudées de Mata Hari…
Puisqu'il s'agit pour ces messieurs de tirer de leur conquête une bonne dose de prestige, autant en effet que la jeune femme se fasse remarquer, et pas seulement par sa beauté. Des champs de course aux cafés des boulevards, de chez Maxim's au Carlton de Cannes (dont les coupoles auraient été inspirées par les seins de la Belle Otero !), ces effrontées n'aiment rien tant que faire jaser.
Cette statue de Femme piquée par un serpent d'Auguste Clésinger (1847) n'a-t-elle pas été réalisée à partir d'un moulage du corps de « la Présidente » Apollonie Sabatier ? Toujours plus provocante, Cora Pearl choisit d'apparaître nue sur un plateau, transformée en plat du jour, tandis qu'Émilienne d'Alençon, elle, préfère se promener dans les grands hôtels accompagnée de lapins roses tenus en laisse.
Les chansonniers et les journaux, qui ont bien compris l'intérêt de ces facéties, ne loupent pas un rebondissement : exploits d'alcôve, amours contrariés, fausses tentatives de suicide... Le public, fasciné, en redemande, et se jette sur ce qu'on appellerait aujourd'hui les « produits dérivés » : parfums et crèmes de beauté bien sûr, mais aussi jeux de cartes ou encore champagne. Les boîtes d'allumettes « Belle Otero » et les bouteilles « Larmes de Cora Pearl » ont un succès fou !
L'administration des Beaux-Arts n'en revient pas : comment le peintre Henri Gervex a-t-il bien pu oser détourner le beau poème d'Alfred de Musset, « Rolla », racontant le suicide d'un jeune homme amoureux d'une petite prostituée ? On est loin de l'atmosphère romantique de l'oeuvre originale ! Dans le tableau proposé au Salon de 1878, le corps abandonné de la femme, les vêtements jetés à la hâte, tout suggère la débauche. Le peintre aurait trouvé l'inspiration dans les draps de la grande courtisane Valtesse de La Bigne. A moins qu'il ne se soit rappelé la fin dramatique d'un des tout jeunes amants de Cora Pearl, Alexandre Duval, qui avait mis sa fortune aux pieds de la dangereuse Anglaise. On raconte qu'il lui aurait même offert un livre composé de billets de mille francs ! En vain... L'affaire finit sur un suicide raté pour lui, et une expulsion vers son pays d'origine pour elle. La Belle Otero eut plus de chance, si l'on peut dire : malgré les six suicides qui auraient été causés par son indifférence, sa carrière ne souffrit nullement de sa réputation de femme fatale.
Femmes d'affaires, femmes d'apparat
Habiles en relations humaines, nos « grandes horizontales » sont tout aussi adroites dans la gestion de leur porte-monnaie.
Il faut dire que certaines d'entre elles mènent rondement leur barque : à une époque où la finance triomphe, elles savent profiter de l'ambiance spéculative pour faire monter les prix.
Comptez, pour une nuit d'amour, d'une centaine de francs (c'est-à-dire le salaire mensuel d'un fonctionnaire de l'époque), à près de 2 000 francs dépensés par le prince Demidoff pour rester seul en compagnie de Blanche d'Antigny. Et cet argent, à la différence des autres femmes placées sous la dépendance de leurs maris, elles le gardent pour elles ! Ou plutôt, elles le dépensent à leur guise, multipliant les folies qui ne font que renforcer leur réputation.
Elles s'entourent donc de dizaines de domestiques, font exploser leurs armoires sous le poids de leur garde-robe, enrichissent les diamantaires et déménagent sans arrêt, au gré de leurs conquêtes.
Leurs intérieurs, comme leurs tenues, doivent être clinquants, loin de la sobriété bourgeoise. On y contemple des vases de Chine disposés devant des tapisseries des Gobelins, des statuettes de Saxe posés sur des commodes en marqueterie. Si le bon goût n'est pas toujours là, il y a l’opulence ! Et ne parlons même pas du « lit de parade » de la maîtresse de maison, œuvre unique qui se veut digne des appartements de Louis XIV...
On peut encore aujourd'hui avoir une idée de cette démesure en visitant sur les Champs-Élysées l'ancien hôtel de La Païva. Cette modeste Polonaise, après une carrière de courtisane, avait fini par épouser un richissime prussien qui lui avait laissé carte blanche pour faire bâtir le palais de ses rêves. À considérer l'escalier en onyx et la baignoire plaquée d'argent, on peut dire que la Lionne ne manquait pas d'imagination !
Confidences sur l'oreiller
Il y en a du monde, et du meilleur, dans les salons des courtisanes ! Chez La Païva, grande amatrice de piano, on peut ainsi croiser Liszt, Wagner et Rossini, mais aussi Gérôme et Delacroix pour les peintres, Sainte-Beuve et Gautier pour les écrivains, sans oublier les frères Goncourt qui, tout en médisant méchamment à leur habitude, reviennent toutes les semaines.
Il faut dire que « jamais les artistes et les hommes de lettres n'avaient été si royalement traités » (Arsène Houssaye). On trouvait également dans les riches carnets d'adresses de ces curieuses les noms de personnalités politiques de premier plan, à commencer par les chefs d'État eux-mêmes.
La « femme la plus belle du monde », la comtesse de Castiglione, pouvait ainsi s'enorgueillir d'avoir pris au piège, entre autres, Victor-Emmanuel II puis Napoléon III. Elle prétendait d'ailleurs avoir joué un rôle majeur dans le rapprochement entre les deux pays au moment de l'indépendance de l'Italie. De son côté, « la Sévigné des cabinets particuliers », Valtesse de La Bigne, avait l'oreille de Gambetta qui trouva excellente son idée d'un protectorat au Tonkin.
Quant à Lola Montès, après avoir écumé les salons parisiens où elle se nourrit d'idées libérales, elle partit en Allemagne où elle imposa ses vues à son amant Louis Ier de Bavière qui la fit comtesse. Mal lui en prit : la population, révoltée par ce scandale, obligea le souverain à abdiquer tandis que sa maîtresse vit sa carrière de courtisane brisée.
Honoré de Balzac, dans sa vaste Comédie humaine, s'est bien sûr penché sur le cas des demi-mondaines. Dans Splendeurs et misères des courtisanes (1838), on retrouve ainsi Lucien de Rubempré amoureux de la belle Esther, surnommée « La Torpille ». Dans cet extrait, les amis de Lucien s'inquiètent de cette relation qui leur fait perdre une courtisane plein d'avenir...
« L’instruction ne l’avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire : elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d’une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n’y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine […]. À nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j’aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur ; Du Tillet lui aurait pavé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux [...], Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots.
L’aristocratie serait venue s’amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d’articles mortifères. Ninon II aurait été magnifique d’impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle un chef-d’œuvre dramatique défendu ; on l’aurait au besoin fait faire exprès. Elle n’aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah ! quelle perte ! »
Des parias qui inspirent
La guerre de 1870, loin de freiner la mode des grandes courtisanes, vient lui donner un nouveau souffle avec le triomphe d'une bourgeoisie plus tolérante, prête à suivre l'exemple du beau monde du Second Empire.
Si les maisons closes à la Toulouse-Lautrec ont toujours leur clientèle, les membres de l'élite politique et financière préfèrent désormais exhiber à leur bras une courtisane et garder ainsi l'illusion du jeu de la séduction. Mais surtout, le regard porté sur ces femmes a changé : « Elles pensent moins à lever la jambe, à courir les fêtes et les plaisirs […] qu'à emplir leur bas de soie de bonnes pièces d'argent » (Octave Mirbeau, 1881).
Bref, ces galantes ne sont plus d'affreuses gourgandines mais d'habiles gestionnaires qui, tirant parfaitement parti de la mode de la photographie et de la carte postale, sont devenues les symboles de la Parisienne à travers le monde. On suit leurs conseils de beauté, on va les applaudir au théâtre, et même on les épouse !
Le mariage reste en effet pour ces nouvelles parangons de vertu le meilleur moyen de trouver stabilité et protection. Elles n'en oublient pas pour autant leur indépendance en privilégiant le régime de la séparation des biens, rare à l'époque. Mais devenir comtesse, pour la Mogador ou la Païva, ne leur ouvre en rien les portes de la bonne société et la grande majorité de ces dames finissent leur vie isolées et oubliées.
Parmi ces reines déchues, deux destins exceptionnels se démarquent : Mata Hari, fausse danseuse indienne mais vraie espionne, fut fusillée en 1917. Sa collègue, « la Feminissima » Liane de Pougy, mariée à un prince roumain, se tourna vers la religion et devint en 1943 sœur Madeleine de la Pénitence.
La Première Guerre mondiale a de toute façon sonné le glas de la profession en bouleversant de façon durable la place de la femme dans la société. La scolarisation des filles se développe, les divorces se multiplient, les artistes ne sont plus assimilées à des prostituées. En donnant l'exemple de personnalités fortes et indépendantes, comme le seront après elles les stars de cinéma, les grandes courtisanes ont participé à l'émancipation des femmes mais à leur manière, tape-à-l'oeil et irrévérencieuse.
« Je suis une pauvre fille de la campagne et je ne savais pas écrire mon nom il y a six ans ». Cette confession, c'est celle que fait Marguerite Gautier à Armand Duval dans La Dame aux camélias (1848), et c'est celle qu'aurait pu faire Marie Duplessis à Alexandre Dumas fils.
L'écrivain s'est en effet directement inspiré de la vie de sa maîtresse, une courtisane née dans la pauvreté et morte indigente à 23 ans de la tuberculose, après être devenue comtesse. Quelques années plus tard, le récit, romantique à souhait, devient une pièce de théâtre à laquelle assiste le compositeur Guiseppe Verdi. Il voit tout de suite tout le potentiel de cette « œuvre de [s]on temps », mais la censure veille : ce n'est qu'en 1906 que l'opéra La Traviata (« La Dévoyée », 1853) est représenté dans les décors et costumes du milieu du XIXe siècle, comme le souhaitait le musicien.
Bibliographie
Catherine Authier, Femmes d'exception, femmes d'influence. Une histoire des courtisanes au XIXe siècle, éd. Armand Colin, 2015,
Catherine Guigon, Les Cocottes, reines du Paris 1900, éd. Parigramme, 2012.
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