Il aurait pu devenir l'homme d'un seul tableau, l'iconique Liberté guidant le peuple, présenté au public le 1er mai 1831. Mais Eugène Delacroix est beaucoup plus que cela...
De La Barque de Dante (1822) aux Femmes d'Alger (1834) en passant par La Liberté, Sardanapale et les extraordinaires brûlots grecs (Missolonghi, Scio, Orpheline), il a révolutionné la peinture en à peine plus d'une décennie et livré la plupart de ses chefs-d'oeuvre avant sa 36e année.
Lui qui n'a vécu que par et pour la peinture a su tracer son chemin entre romantisme et orientalisme et ouvrir la voie à l'Art moderne. « La peinture me harcèle ! » disait-il. Il ne pouvait mieux définir la toute-puissance de la force de création qui l'a toujours habité, avec neuf mille œuvres recensées dans tous les genres picturaux.
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Une jeunesse entre floréal et tragédies
Chez les Delacroix, l'arrivée du petit Eugène le 7 floréal de l'an VI (ou le 26 avril 1798) vient compléter une famille déjà comblée par la vie. Son père Charles Delacroix fait partie de ceux qui ont su traverser les nombreux écueils de la fin du XVIIIe siècle : secrétaire de Turgot, il incarne cette bourgeoisie qui prend le pouvoir en votant la mort de Louis XVI, avant de devenir ministre des Relations Extérieures sous le Directoire puis préfet de la Gironde sous le Consulat.
La mère, Victoire, fille de Jean-Henri Riesener, ébéniste de Louis XV, est une femme du monde accomplie qui, à près de quarante ans, ne s'attendait certainement pas à cet heureux événement. Deux parcours singuliers !
Ajoutons à ce couple l'ombre du diable boiteux en la personne de Talleyrand, un proche (très proche !) de la famille... A-t-il pris la place de Charles, victime d'une tumeur empêchant toute procréation, dans le lit conjugal quelques mois avant l'arrivée d'Eugène ? Les experts en histoires d'alcôve en discutent encore.
Toujours est-il que c'est une famille heureuse qui passe de Marseille à Bordeaux où l'enfant grandit dans le raffinement des préfectures. Il découvre à Bordeaux, dans le somptueux palais Rohan, sa vocation artistique, jusqu'à ce qu'en 1805 la mort prématurée du père vienne détruire cet enchantement.
C'est le début d'un deuil sans fin : deux ans plus tard, c'est Henri, le frère aîné, qui est tué lors de la bataille de Friedland. Il est inhumé à Bordeaux, au cimetière de la Chartreuse, à côté de son père.
Désormais installée à Paris, Victoire ne baisse pas les bras et envoie son fils Eugène faire de bonnes études au Lycée Impérial (aujourd'hui Louis-le-Grand). Il y acquiert de solides amitiés et une connaissance remarquable des auteurs classiques, notamment italiens comme Dante qu'il aime lire dans le texte. Mais les temps sont difficiles pour les Delacroix qui ont été ruinés par quelque placement hasardeux du père. Eugène va vite devoir se trouver un métier.
Si l'on en croit le récit que son ami Alexandre Dumas a fait de l'enfance de Delacroix, le peintre a eu de la chance de parvenir à l'âge adulte !
« Il est difficile d'avoir une enfance plus accidentée que ne l'a été celle de Delacroix. À trois ans, il avait été pendu, brûlé, noyé, empoisonné, étranglé ! Il fallait une rude prédestination pour échapper à tout cela.Un jour, son père, qui était militaire, le prend entre ses deux bras, et l'élève jusqu'à la hauteur de sa bouche ; pendant ce temps, l'enfant s'amuse à se tourner autour du cou la corde à fourrage du cavalier ; le cavalier, au lieu de le déposer à terre, le laisse retomber, et voilà Delacroix pendu ! Heureusement, on desserre à temps la corde à fourrage, et Delacroix est sauvé.
Un soir, sa bonne laisse la bougie allumée trop près de sa moustiquaire ; le vent fait flotter la moustiquaire ; la moustiquaire prend feu ; le feu se communique aux matelas, aux draps, à la chemise de l'enfant, et voilà Delacroix qui brûle !
Heureusement, il crie ; à ses cris, on arrive, et on éteint Delacroix. Il était temps, le dos de l'homme est, aujourd'hui encore, tout marbré des brûlures qui ont corrodé la peau de l'enfant.Son père, de la préfecture de Bordeaux, passe à celle de Marseille. On donne au nouveau préfet une fête d'installation dans le port ; en passant d'un bâtiment à un autre, le domestique qui porte l'enfant fait un faux pas, se laisse choir, et voilà Delacroix qui se noie !
Heureusement, un matelot se jette à la mer, et le repêche juste au moment où, songeant à sa propre conservation, le domestique vient de le lâcher.
Un peu plus tard, dans le cabinet de son père, il trouve du vert-de-gris qui sert à laver les cartes géographiques ; la couleur lui plaît : Delacroix a toujours été coloriste ; il avale le vert-de-gris, et le voilà empoisonné !
Heureusement, son père entre, trouve le godet vide, se doute de ce qui s'est passé, appelle un médecin ; le médecin ordonne l'émétique [vomitifs] et désempoisonne l'enfant.
Un jour qu'il a été bien sage, sa mère lui donne une grappe de raisin sec ; Delacroix était gourmand : au lieu de manger son raisin grain à grain, il avale la grappe entière ; la grappe lui reste dans la gorge et l'étrangle ni plus ni moins que l'arête de sole étranglait Paul Huet !
Heureusement, sa mère lui fourre la main dans la bouche jusqu'au poignet, rattrape la grappe par la queue, parvient à la retirer, et Delacroix, qui étranglait, respire.
Ce sont, sans doute, ces divers événements qui ont fait dire à l'un de ses biographes qu'il avait eu une enfance malheureuse. Comme on le voit, c'est accidentée qu'il eût fallu dire. Delacroix était adoré de son père et de sa mère, et il n'y a pas d'enfance malheureuse poussant et fleurissant entre ce double amour » (Alexandre Dumas, Mes Mémoires (1852-1856).
Le Rastignac de la peinture
En 1814, le sort frappe de nouveau avec la mort de la mère tant aimée, celle qui avait su donner à Eugène le goût des belles choses et des belles manières, forgeant sans le savoir un des dandys les plus célébrés de Paris. En attendant de faire ses preuves, le jeune homme doit s'installer chez sa sœur Henriette, de 18 ans son aînée, devenue madame Raymond de Verninac. On connaît son visage grâce au portrait qu'en a fait Jacques-Louis David, preuve que son diplomate de mari avait de bonnes relations, du moins avant que le manque d'argent se fasse sentir.
On doit désormais faire payer sa pension à Eugène qui souffre de devoir porter chemises usées et souliers abîmés alors qu'il ne rêve que d'acquérir un peu de gloire comme son frère Charles-Henri, soldat d'Empire et futur général. Il appartient en effet à cette génération des « enfants du siècle » décrite par Alfred de Musset qui s'ennuie dans une période bien fade après l'extraordinaire exaltation de la Révolution et de l'Empire.
Ambitieux, il l'est si l'on en croit cet aveu fait à un ami : « J'ai des projets, je voudrais faire quelque chose […]. Prie le ciel pour que je sois un grand homme ».
Heureusement, à sa sortie du lycée en 1815, il peut compter sur deux talents pour décider de sa vocation future : la musique et le dessin.
Ce sera à la force du pinceau qu'il fera oublier à la Restauration que le nom des Delacroix s'est fait remarquer sous l'Empire.
Dès octobre, il s'inscrit sur les conseils de son oncle Henri-François Riesener, peintre réputé, dans l'atelier du néoclassique Pierre Narcisse Guérin.
Il y rencontre notamment Théodore Géricault qui, dit-on, lui demande de poser comme modèle pour un des cannibales mourants de son Radeau de la Méduse.
Mais faire le cadavre ne nourrit pas. Après quelques œuvres de commande, l'apprenti artiste se lance donc dans un projet d'envergure censé lui apporter gloire et argent : réaliser une œuvre pour le prochain Salon de 1822.
Embarquement pour la gloire
Ce 24 avril 1822, tout ce que la France compte d'amateurs et experts en Art se pressent au musée du Louvre pour assister à l'inauguration du Salon, cette exposition destinée à présenter les œuvres soutenues par l'Académie des beaux-arts.
En l'absence des « stars » comme David, exilé en Belgique, Antoine-Jean Gros et François Gérard, retardataires, Delacroix parvient à faire remarquer parmi 1378 tableaux son Dante et Virgile aux Enfers (rebaptisé La Barque de Dante) qu'il a peint en trois mois de travail acharné.
Si Adolphe Thiers, alors journaliste, y voit « la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens », d'autres peinent à y distinguer autre chose qu'une « tartouillade ». Qu'importe ! L'État lui achète l'œuvre 2000 francs, lui permettant de faire quelque peu face à la ruine qui touche la famille.
Encouragé par ce succès, il enchaîne avec une autre création ayant trait à la mort, mais cette fois-ci avec un sujet contemporain puisqu'il s'agit des Scènes des massacres de Scio inspirées par la tragédie des 25 000 grecs exterminés par les Ottomans en 1822.
Il se place ainsi dans le grand mouvement de philhellénisme qui pousse les intellectuels européens à soutenir le peuple grec opprimé, auquel il dédiera en 1825 l'allégorique La Grèce sur les ruines de Missolonghi.
Deux ans plus tard, il frappe un grand coup en proposant au Salon l'immense Mort de Sardanapale. Ce roi assyrien, sur le point d'être capturé par ses ennemis, a choisi de se donner la mort : « Couché sur un lit superbe, au sommet d’un immense bûcher, Sardanapale donne l’ordre à ses esclaves et aux officiers du palais d’égorger ses femmes, ses pages, jusqu’à ses chevaux et ses chiens favoris ; aucun des objets qui avaient servi à ses plaisirs ne devait lui survivre ».
C'est un coup de maître ! Personne ne peut rester indifférent à ce déploiement de violence et de contrastes, de sensualité et de couleurs même si celles-ci, à la suite d'emploi de matériaux de mauvaise qualité, ont depuis un peu passé.
Une fois de plus, les critiques fusent : « L'œil ne peut débrouiller la confusion des lignes et des couleurs », c'est une œuvre réalisée par un « balai ivre » ! D'ailleurs, personne n'en veut, pas question que cette scène d'orgie entre dans les collections de l'État.
Delacroix se doit de changer de style s'il veut retrouver la confiance des institutions...
La liberté au bout du pinceau
Il n'en fait rien.
Ces œuvres lui ont apporté la gloire et donc la liberté, il est même devenu le chef de file du romantisme ! Ne s'est-il pas inspiré de Dante, Shakespeare, Byron, auteurs fétiches du mouvement ? Ne s'est-il pas engagé en faveur des Grecs comme ce même Byron qui y laissera la vie ? N'a-t-il pas donné un coup de vieux au néoclassicisme à la David en remplaçant l'harmonie par l'exubérance, la douceur par la luxuriance ?
On veut désormais du mouvement, du clair-obscur, de la dissonance ! Mais Delacroix, lui, ne veut pas du romantisme qui l'a désigné malgré lui comme son représentant en peinture.
Loin de rejeter les classiques, il raffole de Raphaël, de Titien, de Poussin et refuse de les vouer aux gémonies sous prétexte de renouveler l'Art. C'est l'académisme qui l'ennuie et non la tradition avec laquelle il aime à nourrir sa création.
Son homologue Gros l'a bien compris lorsqu'il lui a expliqué avec admiration que son style était du « Rubens châtié », c'est-à-dire travaillé, amélioré. Il rêve de secouer le conformisme et se lance pour cela dans un « sujet moderne » qui sera, précise-t-il dans une lettre à son frère, « une barricade ».
Quelques mois plus tard, voici l'arrivée fracassante dans le monde des Arts de La Liberté guidant le peuple (1831), scène de rue représentant les Trois Glorieuses qui viennent de mettre fin au règne de Charles X. Est-ce un hasard ? À droite de la Liberté, figurée par une femme plutôt commune, plus maternelle qu'érotique, se tient un jeune bourgeois en haut de forme et au regard droit. Ce sera lui le vainqueur de cette révolution qui va porter au pouvoir Louis-Philippe, le « roi-bourgeois ».
Forcément séduit, Louis-Philippe s'empresse de faire entrer l'œuvre dans les collections du Musée royal après l'avoir fait acquérir par le ministère de l'Intérieur.
À côté de cette toile, les connaisseurs peuvent remarquer un Jeune tigre jouant avec sa mère.
Il annonce la série de tableaux que Delacroix, entraîné par son ami le sculpteur Louis Barye devant les cages du Muséum d'histoire naturelle, consacrera aux fauves et autres animaux en liberté, notamment sa grande passion, les chevaux.
Habité par cette sauvagerie qui fait exploser les couleurs et multiplier les mouvements, son pinceau s'est nourri des règles pour mieux s'en affranchir... La révolution picturale est en marche.
Peu d'œuvres françaises sont aussi connues à travers le monde que La Liberté guidant le peuple. On aime à y voir la représentation de la Révolution de 1789, oubliant que l'événement suggéré se situe 40 ans plus tard, comme l'indiquent les mots qui complètent le titre : Le 28 juillet.
Un peu oubliées, ces trois journées d'été 1830 ont sonné le glas de la Restauration de Charles X pour mieux mettre au pouvoir un autre souverain, Louis-Philippe.
Rien à voir avec la République qu'est censée symboliser la femme, au profil de médaille, au bonnet phrygien et au drapé de Vénus de Milo, qui se dresse au centre de l'œuvre !
Cette allégorie du peuple en marche est entourée d'individus bien de leur époque : un ouvrier manufacturier coiffé d'un béret et vêtu d'un tablier, un maître artisan en redingote et haut de forme, un paysan à la ceinture rouge dont les couleurs du costume font écho au drapeau, un gamin des rues qui, dit-on, aurait été à l'origine du Gavroche des Misérables de Hugo, 30 ans plus tard.
Au premier plan à gauche, le cadavre d'un Suisse en uniforme rend encore plus cruelle la nudité du corps qui lui fait face, nudité qui n'est pas sans rappeler celle des victimes du naufrage du Radeau de la Méduse.
La chaussette bleue de ce Hector mort ne serait-elle pas un clin d'œil à Géricault qui, peinant à dessiner correctement les pieds, préférait les recouvrir ?
À l'arrière-plan, sortant de la fumée qui entoure Notre-Dame, on peut apercevoir les baïonnettes des troupes royales qui semblent poursuivre nos protagonistes.
Mais alors, cette scène représenterait-elle une fuite ?
Dans quel camp est Delacroix ? Notre peintre, antirépublicain déclaré, a-t-il vraiment voulu rendre hommage au peuple en choisissant comme porte-drapeau « un bizarre mélange de Phryné [courtisane grecque], de poissarde et de déesse de la liberté » (Henri Heine) ?
Les critiques, toujours à l'affût du scandale, ont bien repéré les poils aux aisselles et les épaules de déménageur de l'icône débraillée et ont tout fait pour que l'oeuvre rejoigne vite les réserves du musée.
Gêné par ce symbole de la révolte qu'il va même jusqu'à rendre à son créateur, le pouvoir n'acceptera de la présenter au public du Louvre qu'à partir de 1874 avant d'en faire la figure de proue du nouveau musée de Lens jusqu'en 2013.
Le Maroc, l'escapade enchantée
Partir ! Et si c'était de l'autre côté de l'océan qu'il fallait fuir la morosité ?...
Depuis l'expédition en Égypte de Bonaparte, le beau monde rêve d'aller respirer les senteurs de l'Orient qui sont venues envahir les poésies de Victor Hugo (Les Orientales, 1829) et avant lui de Lord Byron (« La fiancée d'Abydos », 1813). Delacroix, grand admirateur de cet auteur qu'il a découvert lors de son voyage en Angleterre en 1825, ne pouvait échapper au mouvement. Illustrer le Faust (1827) de Goethe, c'est bien, mais les lithographies manquent de couleurs !
Alors quand, un beau soir de 1831, la belle comédienne Mlle Mars lui fait rencontrer le comte Charles de Mornay pour parler voyage, Delacroix dresse l'oreille. Pourquoi ne pas profiter de la mission diplomatique confiée au fringant aristocrate pour aller voir de l'autre côté de la Méditerranée ? Pendant que Mornay s'occupera de traiter avec le sultan du Maroc pour s'assurer de sa neutralité face à une Algérie sur laquelle la France vient d'étendre sa mainmise, le peintre pourra trouver de nouveaux sujets d'inspiration, tout à fait dans l'air du temps.
Aussitôt dit, aussitôt fait : sans s'inquiéter que tous les frais soient à sa charge, Delacroix fait ses valises et s'embarque pour l'Afrique.
Entre Tanger, Meknès et Alger, il va pendant 6 mois se nourrir d'images sans réaliser un seul tableau. Sa production essentielle va consister en un très beau carnet de voyage illustré d'aquarelles qu'il remplit au fil de son périple. Il lui faudra revenir dans son atelier pour donner vie aux scènes qu'il a engrangées comme Le Combat du Giaour et Pacha (1835), les Noces juives au Maroc (1841) et les célèbres Femmes d'Alger (1833).
La lumière, les couleurs, les costumes... Plus que l'exotisme, ce qui enchante le peintre est de retrouver tout l'univers de l'antiquité qu'il n'avait approché que dans les livres : « Imagine ce que c'est de voir, couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Caton, des Brutus […]. Rome n'est plus dans Rome », elle est à Tanger ! « C'est en eux que j'ai vraiment retrouvé la beauté antique » expliquera-t-il en multipliant les aquarelles, ses « croquis au vol ».
Sous le soleil il oublie les grandes compositions travaillées pendant des mois, il veut de l'instantané et de la fraîcheur. Cette parenthèse va renouveler son art et faire naître non seulement une soixantaine de tableaux au contenu « exotique », mais aussi un regard novateur sur la peinture.
« Un cratère de volcan artistement caché par des bouquets de fleurs » (Baudelaire)
Tous ceux qui couraient les salons mondains dans le milieu du XIXe siècle auraient pu vous le dire : Delacroix était partout ! Dandy jusqu'au bout de la lavallière, il fréquente les soirées du duc d'Aumale et de Charles Nodier où il croise tout ce que le siècle propose de célébrités littéraires, à commencer par Hugo, Stendhal et Dumas.
La rencontre avec George Sand était donc inévitable : véritable coup de foudre amical, cette relation lui permit de lier connaissance avec Frédéric Chopin dans lequel il reconnut son double. Avec « ce grand cher homme », il passa des journées merveilleuses à Nohant à discuter musique, son autre grande passion.
Enfin il pouvait se reposer de la frénésie parisienne dans laquelle il cherchait la reconnaissance mais, qu'au fond de lui, il abhorrait : « Soirée aux Tuileries. J’en suis revenu plus chagrin que de l’enterrement du pauvre Visconti. La figure de tous ces coquins et de toutes ces coquines, ces âmes de valets sous ces enveloppes brodées, lèvent le cœur ».
Lui qui déclarait que le « masque est tout » jouait en effet un rôle en société mais n'aimait rien tant que la solitude, comme l'a compris Baudelaire : « Il y avait dans Eugène Delacroix beaucoup du sauvage ». En fait il n’a jamais été plus serein que dans son ermitage de Champrosay (Essonne) où, loin des fastes de la capitale, il aima à se retirer à partir de 1858.
« Animal sociable qui déteste ses semblables » comme il définit l'Homme dans son journal, Delacroix était finalement un être ambigu, plein de doutes, cherchant la compagnie mais adorant la solitude, curieux des autres mais n'offrant son amitié qu'à quelques privilégiés, multipliant les liaisons féminines mais trop exigeant pour se plier au mariage : « Une épouse qui est de votre force est le plus grand des biens. Je la préférerais supérieure à moi de tous points, plutôt que le contraire » (Journal).
Finalement, c'est une fois de plus l'auteur des Fleurs du mal qui sut le définir avec le plus de discernement : « Eugène Delacroix était un curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme, de volonté ardente, de ruse, de despotisme, et enfin d’une espèce de bonté particulière et de tendresse modérée qui accompagne toujours le génie » (L'Œuvre et la vie d'Eugène Baudelaire, 1863). Pour le peintre, il n'y avait qu'une règle pour accéder à ce génie : « Oser être soi-même ».
« Un grand génie malade de génie »... Baudelaire manquerait-il de mots pour saluer le talent de Delacroix ? Il est vrai que le poète de 23 ans son cadet qui a commencé sa carrière en hantant les Salons pour rédiger des comptes rendus n'a cessé de chanter les louanges du peintre, son rival en dandysme. Même si Delacroix est resté assez distant, Baudelaire resta fidèle au maître tant admiré, défendant son originalité même après sa mort comme le montrent ces extraits d'un magnifique éloge posthume :
« Mais enfin, monsieur, direz-vous sans doute, quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Delacroix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu’aucun autre ? C’est l’invisible, c’est l’impalpable, c’est le rêve, c’est les nerfs, c’est l’âme ; et il a fait cela, — observez-le bien, monsieur, — sans autres moyens que le contour et la couleur ; il l’a fait mieux que pas un ; il l’a fait avec la perfection d’un peintre consommé, avec la rigueur d’un littérateur subtil, avec l’éloquence d’un musicien passionné. [...]
Delacroix était passionnément amoureux de la passion, et froidement déterminé à chercher les moyens d’exprimer la passion de la manière la plus visible. Dans ce double caractère, nous trouvons, disons-le en passant, les deux signes qui marquent les plus solides génies, génies extrêmes qui ne sont guère faits pour plaire aux âmes timorées, faciles à satisfaire, et qui trouvent une nourriture suffisante dans les œuvres lâches, molles, imparfaites. Une passion immense, doublée d’une volonté formidable, tel était l’homme. […]
Pour le dire en passant, je n’ai jamais vu de palette aussi minutieusement et aussi délicatement préparée que celle de Delacroix. Cela ressemblait à un bouquet de fleurs savamment assorties. […]
Un tableau de Delacroix, placé à une trop grande distance pour que vous puissiez juger de l’agrément des contours ou de la qualité plus ou moins dramatique du sujet, vous pénètre déjà d’une volupté surnaturelle. Il vous semble qu’une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste » (L'Oeuvre et la vie d'Eugène Baudelaire, 1863).
La reconnaissance, enfin ! Ou presque…
C'est fait ! Delacroix vient de décrocher grâce à son ami Adolphe Thiers une première commande officielle, et pas des moindres : il s'agit de la décoration du Salon du Roi au Palais-Bourbon (1833-1838).
Quel prestige ! Quelle promesse de renommée ! Les années difficiles semblent désormais bien terminées, 1833 est le tournant tant attendu dans sa carrière. Mais s'il aime bien les grands formats, il n'est pas un spécialiste de la peinture monumentale.
À lui de faire ses preuves, une fois de plus ! Et c'est un succès : il se sent dans son élément face à ces « grandes murailles à peindre », les critiques applaudissent, les commandes tombent : bibliothèque du palais du Luxembourg (1840-1851), galerie d'Apollon au Louvre (1850-1851), salon de la Paix à l'Hôtel de Ville (1852-1854, disparu dans l'incendie de 1871).
On n'a pas oublié non plus sa virtuosité dans la peinture d'histoire. Pour son nouveau musée de l'Histoire de France, installé dans le palais de Versailles, le roi Louis-Philippe lui commande en 1837 et 1838 deux scènes épiques : La Bataille de Taillebourg, 21 juillet 1242, qui illustre une victoire de saint Louis sur les Anglais, et Prise de Constantinople par les croisés (12 avril 1204), cette dernière toile étant destinée à témoigner des croisades.
Mais Delacroix n'a pas tourné le dos aux toiles plus intimes puisque cet agnostique qui considérait son travail comme une « prière quotidienne » poursuit avec le même enthousiasme une série de toiles religieuses.
Ces deux tendances se rejoignent dans les compositions murales de la chapelle des Saints-Anges à Saint-Sulpice où il produit une étonnante Lutte de Jacob avec l'Ange (1855-1861) qui semble refléter les souffrances de cet artiste solitaire en lutte avec son Art et avec la société.
Tel « L'Albatros » de Baudelaire, moqué par le commun, Delacroix s'est longtemps heurté au mur de l'incompréhension au point de devoir subir à sept reprises le rejet de sa candidature à l'Institut de France avant le succès de 1857.
Les dernières années ressemblent donc à celles de la reconnaissance avec l'apogée de 1855 où il triomphe à l'Exposition Universelle et reçoit le cordon de commandeur de la Légion d'Honneur.
Une salle de l'exposition lui est dédiée, avec en son centre La Chasse au lion. qui rejoindra plus tard le palais Rohan et sera en partie détruite dans l'incendie de celui-ci, en 1862. Une autre salle est dédiée à son rival et aîné, Jean-Dominique Ingres.
Au classicisme de celui-ci, Delacroix oppose le mouvement et la couleur. Mais lorsqu'il dévoile enfin sa Lutte de Jacob avec l'Ange six ans plus tard, peu d'officiels prennent la peine de répondre à son invitation.
Et c'est seul, veillé par sa fidèle servante, qu'il meurt le 13 août 1863 d'une laryngite tuberculeuse. L'hommage minimal qui lui est rendu par l'État choque ses admirateurs inconditionnels, à commencer par Baudelaire, Édouard Manet et Henri Fantin-Latour qui ne peuvent admettre les modestes obsèques qui lui ont été réservées et le silence des institutions et de la presse.
La revanche se présentera sous la forme d'une toile de Fantin-Latour regroupant, sous le portrait du maître, ses adorateurs, et portant ce titre-manifeste Hommage à Delacroix (1864). En partant d’en bas à gauche, on identifie l’écrivain et critique Edmond Duranty, Fantin-Latour en chemise blanche et palette à la main, le peintre américain James Whistler, le critique et théoricien Jules Husson dit Champfleury, Charles Baudelaire, au-dessus, les peintres Louis Cordier, Alphonse Legros et Édouard Manet, debout juste à côté du portrait du maître, Félix Bracquemond et Albert de Balleroy.
Dans les années 1920, ce sont entre autres Paul Signac et Édouard Vuillard qui vont se mobiliser pour transformer sa dernière demeure, place Fürstenberg à Paris, en musée.
Mais, malgré toutes les craintes, celui que ses homologues considéraient comme « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes » avait bien su se faire une place majeure dans l'histoire de l'Art, servant d'intermédiaire entre les peintres de la Renaissance tels Tintoret et Rubens, d'un côté, et les impressionnistes et fauvistes de l'autre.
Rapidité du trait, exaltation du mouvement, recherche sur les couleurs, sans oublier le travail sur la lumière, toute la peinture moderne est déjà là. Odilon Redon, Paul Cézanne et même plus tard Pablo Picasso, qui reprit à sa manière le thème des Femmes d'Alger, surent trouver de quoi nourrir leur propre technique dans l'œuvre de celui qui donna une définition de la peinture toute simple : « Le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil ! » (Journal).
De 1822 à 1863, deux mois avant sa mort, Delacroix a tenu un Journal de 1500 pages qui fait revivre toute une époque à travers des remarques quotidiennes sur les sorties en société et les rencontres mondaines. Mais on y trouve surtout, dans une langue magnifique, les réflexions sur la peinture, les théories sur l'Art et les doutes d'un artiste qui n'a cessé de s'interroger sur le processus de création, qu'il prenne comme support le pinceau ou la plume.
« Louroux, mardi 3 septembre 1822. — Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul. Je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations.
21 juillet 1851. — Au reste, je suis persuadé que si j’écrivais plus souvent, j’arriverais à jouir de la même faculté en prenant la plume. Un peu d’insistance est nécessaire, et une fois la machine lancée, j’éprouve en écrivant autant de facilité qu’en peignant ; et, chose singulière, j’ai moins besoin de revenir sur ce que j’ai fait. S’il ne s’agissait que de coudre des pensées à d’autres pensées, je me trouverais plus vite armé et sur le terrain dans l’attitude convenable ; mais la suite à observer, le plan à respecter, et ne pas embrouiller le milieu de ses phrases, voilà ce qui fait la grande difficulté et qui entrave le jet de l’esprit. [...]
1er janvier 1861. — J’ai commencé cette année en poursuivant mon travail de l'église comme à l’ordinaire ; je n’ai fait de visites que par cartes, qui ne me dérangent point, et j’ai été travailler toute la journée ; heureuse vie ! Compensation céleste de mon isolement prétendu ! Frères, pères, parents de tous les degrés, amis vivant ensemble se querellent et se détestent plus ou moins sans un mot que trompeur.
La peinture me harcèle et me tourmente de mille manières à la vérité, comme la maîtresse la plus exigeante ; depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce travail enchanteur, comme aux pieds de la maîtresse la plus chérie ; ce qui me paraissait de loin facile à surmonter me présente d’horribles et incessantes difficultés ; mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre, me relève ; au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments, quand je l’ai quitté ? Heureuse compensation de ce que les belles années ont emporté avec elles ; noble emploi des instants de la vieillesse qui m’assiège déjà de mille côtés, mais qui me laisse pourtant encore la force de surmonter les douleurs du corps et les peines de l'âme ! [...]
22 juin 1863. — (Au crayon.) Le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil. Ce n’est pas à dire qu’il n’y faut pas de la raison : c’est comme les beaux vers ;… toute la raison du monde ne les empêche pas d’être mauvais, s’ils choquent l’oreille. On dit : avoir de l’oreille ; tous les yeux ne sont pas propres à goûter les délicatesses de la peinture. Beaucoup ont l’œil faux ou inerte ; ils voient littéralement les objets, mais l’exquis, non ». [fin du Journal]
Sources bibliographiques
Eugène Delacroix, Journal 1822-1863, éd. Plon, 1996.
Delacroix, catalogue de l'exposition au musée du Louvre, éd. Hazan, 2018.
« Delacroix, la fureur de peindre », Le Figaro hors-série, 2018.
L'ABCdaire de Delacroix, éd. Flammarion, 1998.
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Gilles (10-07-2018 11:28:23)
Merci Herodote Delacroix est un peintre parfaitement francais. C'est le panache, la vigueur, l'envergure, l'imaginaire La flamboyance des couleurs et aussi la délicatesse des visages , le choix ... Lire la suite
1863 (29-05-2018 11:24:19)
Juste pour signaler une petite coquille sur la date de décès de ce cher monsieur.
edzodu (07-05-2018 16:04:11)
07-05-2018 - Merci Madame Isabelle Grégor. Je vous cite : « Il aurait pu devenir l'homme d'un seul tableau, l'iconique Liberté guidant le peuple, présenté au public le 1er mai 1831. Mais EugÃ... Lire la suite