Le Théorème d'Hypocrite

Quand les chiffres nous trompent

Cette Histoire de la manipulation par les chiffres de Pythagore à Covid-19 (Le Théorème d'Hypocrite, Albin Michel, 2020, 346 pages, 19 euros) nous instruit sur les illusions statistiques et mathématiques. Malheureusement, notent les auteurs, le statisticien et enseignant Antoine Houlou-Garcia ainsi que l'essayiste Thierry Maugenest, nous en sommes arrivés à tout convertir en données chiffrées, y compris des données sensibles comme le bien-être individuel et la prospérité collective, réduits à un pouvoir d'achat et un taux de croissance...

<em>Le Théorème d'Hypocrite</em>

Sommes-nous devenus à notre insu des disciples de Pythagore, philosophe grec du VIe siècle av. J.-C. pour qui « tout est nombre » ? C'est ce que semblent penser les auteurs du Théorème d'Hypocrite qui dénoncent la place prise par les indicateurs chiffrés dans la vie de la cité, au détriment du bon sens, de la vérité et d'une saine réflexion.

Rappelons la formule que l'écrivain Mark Twain attribue au Premier ministre anglais Disraeli : « Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les gros mensonges et les statistiques. » Complétons-la avec la répartie d'un autre Britannique, Churchill : « Je ne crois aux statistiques que quand je les ai moi-même falsifiées ».

Pythagore a beaucoup inventé, y compris le mot même de philosophie. Le savant a été le premier en effet à se qualifier d'« ami de la sagesse » (« philosophe »). Curieusement, la seule chose qui lui soit étrangère est le théorème qui porte son nom, selon lequel le carré de l'hypothénuse d'un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Il semble que ce théorème était déjà connu des Babyloniens plus de mille ans plus tôt.

Ces Babyloniens, qui pouvaient observer à loisir le ciel très pur de leur pays, sont à l'origine de l'astronomie, du calendrier, de la géométrie... et il appartiendra aux Grecs de l'école de Milet puis aux disciples de Pythagore d'en détailler les applications, y compris dans le domaine politique.

Compter les hommes pour mieux les gouverner

Pythagore a dirigé pendant trente ans d'une poigne ferme la cité de Crotone (Grande Grèce), dans la botte italienne. Platon, plus d'un siècle après, va comme lui afficher sa préférence pour les régimes aristocratiques.

Sculture de Pythagore, cathédrale de Chartres. En agrandissement, portrait d'Archytas de Tarente, Salvator Rosa, XVIIe s., musées des Beaux-Arts de Virginie.Il va s'en justifier en détournant à sa manière la théorie des proportions. Elle a été inventée par son ami, le mathématicien Archytas. Celui-ci, qui a été élu sept fois élu stratège de la cité de Tarente, ramène la démocratie à une moyenne arithmétique des votes : on additionne les votes de chaque citoyen et on divise le résultat par le nombre de votants. Jusque-là, rien à dire.

Mais Platon, dans les Lois, préconise pour sa part une moyenne géométrique ou pondérée en affectant chaque citoyen d'un coefficient correcteur proportionné à ses qualités : la « vraie et parfaite égalité » est celle qui « au plus grand attribue davantage, au plus petit, moins, donnant à chacun en proportion de sa nature et, par exemple, aux mérites plus grands, de plus grands honneurs... ».

Antoine Houlou-Garcia montre à travers ce premier exemple que l'on peut tirer des chiffres ce que l'on veut. Et l'on en est encore aux prémices des mathématiques ! Sautant les siècles, notre auteur évoque Machiavel, Lewis Carroll et surtout le jurisconsulte Jean Bodin qui a posé les bases de la science politique moderne dans les Six livres de la République, publiés en 1576.

Jean Bodin, gravure de François Stuerhelt pour Claude Ménard avant 1620, coll. musées d'Angers. En agrandissement, les Six Livres de la République, Jean Bodin, frontispice de l'édition de 1586.On connaît Bodin pour cette belle sentence : « Or il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes » (en bref : « Il n'y a de richesse que d'hommes », Livre V).

Mais dans le livre VI, il recommande au souverain de recourir à un recensement - ou Censure -, non pas afin de connaître l'état du pays comme le Domesday Book de Guillaume le Conquérant mais afin de gouverner le royaume au mieux... et d'éliminer les nuisibles : « L'un des plus grands et principaux fruits qu'on peut recueillir de la Censure et dénombrement des sujets, c'est qu'on peut connaître de quel état, de quel métier chacun se mêle, de quoi il gagne sa vie, afin de chasser des Républiques les mouches guêpes qui mangent le miel des abeilles, et bannir les vagabonds, les fainéants, les voleurs, les pipeurs, les rufiens, qui sont au milieu des gens de bien, comme les loups entre les brebis... »

Sir William Petty (1623-1687), Isaac Fuller, vers 1650. Il tient un crâne dans sa main droite tandis que sa main gauche repose sur la planche 3 du De Humani Corporis Fabrica [Sur le tissu du corps humain] d'Adriaan van den Spiegel (1627).Un siècle plus tard, en Angleterre, le médecin et professeur William Petty réfléchit sur ce qui sera plus tard la démographie statistique et la comptabilité nationale. En 1690, trois ans après sa mort, est publié son ouvrage principal : Arithmétique politique, dans lequel il fait valoir, explique Antoine Houlou-Garcia, que « la statistique est indispensable à l'élaboration de toute stratégie étatique ». 

Ainsi se mettent en place peu à peu les instruments de la modernité. L'étape suivante, c'est en 1759 la publication à Versailles du Tableau économique par François Quesnay, médecin du roi Louis XV et chef de file des physiocrates. L'ouvrage propose une théorie économique libérale selon laquelle il existe un équilibre naturel entre la production et la consommation : « Tout ce qui est acheté est vendu, tout ce qui est vendu est acheté ». Il réfute par avance toute réforme de cet équilibre naturel.

De la courbe de Gauss à l'eugénisme

À la même époque se mettent en place les outils mathématiques qui vont conduire à la mise en équation des hommes et des biens, pour le meilleur et le pire. C'est d'abord, racontent les auteurs du Théorème d'Hypocrite, un pasteur hollandais du nom de Johann Peter Süssmilch qui, consultant les registres d'état-civil de ses ouailles, se rend compte d'une constante : année après année, sauf catastrophe, il note à peu près le même nombre de naissances, de mariages et de décès. Il note aussi que l'on a toujours en moyenne 105 naissances de garçons pour 100 naissances de filles.

Carl Friedrich Gauß, Christian Albrecht Jensen, 1840. L'agrandissement montre un magnétomètre utilisé par Carl Friedrich Gauss, 1899, illustration extraite de E. Gerlach et F. Traumüller, Histoire de l'expérimentation physique.Publié ou mis à jour le : 2023-10-13 08:43:47

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