C’est l’événement majeur de la vie politique française. Personnalisant à outrance le pouvoir, l’élection du président de la République au suffrage universel traduit à la fois une forme de démocratie directe et de monarchie républicaine. Cette institution qui remonte à plus d'un siècle et demi reflète toute l’ambiguïté qui anime les Français à l’égard du pouvoir et de son exercice...
Le suffrage universel ? Merci Lamartine !
Les candidats à la présidentielle l’ont sans doute oublié, s’ils l’ont jamais su. C’est à Alphonse de Lamartine qu’ils doivent en grande partie l’élection du président de la République au suffrage universel (à l’époque uniquement masculin).
À la fin de l’année sanglante de 1848, qui a renversé la Monarchie de Juillet et instauré la Deuxième République, l’Assemblée constituante vote une nouvelle Constitution et envisage la création de cette fonction, selon l'exemple donné par les États-Unis.
Des républicains s’inquiètent d’une telle institution indépendante du pouvoir législatif ; ils y voient un retour à la monarchie ou craignent l’avènement d’un nouveau Bonaparte. Mais Lamartine, ancien chef du gouvernement provisoire, fait basculer les représentants du peuple en faveur de ce type d’élection.
Une fois de plus son éloquence lyrique séduit ses collègues, en dépit d’une forme de désinvolture qui exempte le personnel politique de toute responsabilité :
« J’ai foi dans la maturité d’un pays que cinquante-cinq ans de vie politique ont façonné à la liberté (…) Oui, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance mal éclairée, peut-être, redouterait de lui voir choisir, n’importe, alea jacta est ! Que Dieu et le peuple se prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence (…) Eh bien, si le peuple se trompe, s’il se retire de sa souveraineté après le premier pas… s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’Empire (…) eh bien tant pis pour le peuple ! Ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de courage. »
Dans la foulée, l’Assemblée se prononce contre un amendement de Jules Grévy qui vise à supprimer l’élection présidentielle, puis contre un autre proposant la nomination du président de la République par l’Assemblée.
C’est ainsi que naît le 9 octobre 1848 l’élection du chef de l’État au suffrage universel, élu pour quatre ans et non rééligible.
Déjà, la question du rapport entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est posée, autrement dit de la présidentialisation du régime.
En attendant, Louis-Napoléon Bonaparte, que toute la classe politique prenait pour un personnage falot, devient le premier président de la République française.
Il écrase tous ses adversaires après avoir recueilli, le 10 décembre 1848, 5 587 759 voix (74,3% des suffrages exprimés et 56,2% des électeurs inscrits), l’infortuné Lamartine n’obtenant piteusement que 21 000 voix (0,28%). Sans doute le peuple a-t-il pensé « Tant pis pour Lamartine ! ».
Faute de pouvoir solliciter un deuxième mandat, le président organise le coup d’État du 2 décembre 1851.
Un an plus tard, il se mue en empereur et quitte l’Élysée pour le palais des Tuileries.
La résurrection sous la Troisième République
Après l'effondrement du Second Empire, la présidence de la République ressuscite avec l’avènement de la Troisième République. D’Adolphe Thiers à Albert Lebrun, quatorze titulaires de cette fonction vont se succéder à l’Élysée.
À l’exception d'Adolphe Thiers, qui a été désigné le 31 août 1871 par l’Assemblée constituante, tous les présidents sont élus par la Chambre des députés et le Sénat réunis en « assemblée nationale » (note) au palais de Versailles.
Exit l'élection au suffrage universel, qui a laissé un mauvais souvenir avec Louis-Napoléon Bonaparte !
Mandaté pour sept ans et rééligible, le président dispose de pouvoirs très étendus en théorie, suivant les lois constitutionnelles de 1875.
Au niveau exécutif, en plus d’assurer et de surveiller l’exécution des lois, il nomme à tous les emplois civils et militaires.
Il commande les armées, même si le droit de déclarer la guerre est réservé à la Chambre des députés.
Il communique aussi avec les assemblées, les convoque, prononce la clôture de leurs sessions, les ajourne, et peut même dissoudre la Chambre des députés après avis du Sénat. Au niveau législatif, il intervient par le droit d’initiative qu’il partage avec les deux assemblés législatives ; il peut leur demander une nouvelle délibération ; il promulgue enfin les lois.
Au niveau judiciaire, le président a le droit de grâce, un reliquat de l'Ancien Régime et de la monarchie.
Dans les faits, ces pouvoirs vont se réduire drastiquement suite à un conflit violent entre la Chambre et le président Mac-Mahon, le 16 mai 1877.
Après cette Crise du « Seize Mai » qui contraint le président à démissionner deux ans plus tard, les présidents de la IIIe République vont renoncer à faire usage de leur droit de dissolution et abandonner à la Chambre le soin de désigner le chef du gouvernement ou Président du Conseil.
En 1946, après l'auto-dissolution de la IIIe République et l'Occupation, les citoyens et citoyennes sont appelés à voter par référendum sur une nouvelle Constitution. Elle inaugure la IVe République.
En douze ans d'existence (1946-1958), elle n'aura le temps que de produire deux présidents de la République, Vincent Auriol et René Coty, avec au demeurant des pouvoirs beaucoup plus limités que sous la IIIe République.
Élu par le Parlement réuni en Congrès, le président est politiquement irresponsable, tous ses actes devant être contresignés par le Président du Conseil et les ministres concernés.
Il perd l'initiative des lois ainsi que le pouvoir réglementaire et le droit de dissolution, dévolus tous deux au Président du Conseil.
Certes, il préside le Conseil des ministres, le Conseil supérieur de la magistrature, le Comité de la défense nationale, l'Union française et le Comité constitutionnel mais sans y exercer de réelles responsabilités.
Son principal attribut réside dans la nomination du Président du Conseil. Encore faut-il que l'heureux nominé ait été préalablement investi de la confiance de l'Assemblée nationale.
De Gaulle monarque républicain
C’est avec la Ve République, que la fonction de président de la République acquiert tout son prestige.
La nouvelle Constitution, fortement inspirée par le général de Gaulle, aspire à mettre fin à l'instabilité ministérielle des républiques antérieures. Elle donne des pouvoirs étendus au président.
Celui-ci nomme le Premier ministre et, sur sa proposition, les autres membres du gouvernement. Le Premier ministre (on ne dit plus Président du Conseil) doit engager sa responsabilité devant l'Assemblée nationale. Si celle-ci lui oppose une motion de censure, le président est en droit de la dissoudre.
Le Président peut prendre l'initiative d'un référendum concernant l'organisation des pouvoirs publics. En vertu de l'article 16, il peut même exercer tous les pouvoirs « lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité du territoire » sont menacés.
En sus de cela, Charles de Gaulle voudrait conférer au président l'onction du suffrage universel. Il est convaincu que les Français ont besoin de se raccrocher à une figure protectrice semblable aux rois d'Ancien Régime. Un président banalement élu par les députés et les sénateurs réunis en Congrès à Versailles ne peut assumer ce rôle.
La fin de la guerre d'Algérie et l'émotion suscitée par l'attentat raté du Petit-Clamart lui fournissent l'occasion de bousculer les réticences relatives au suffrage universel, dont chacun se souvient qu'il fut fatal à la Seconde République...
1965 : de Gaulle descend dans l’arène
L’élection du président de la République au suffrage universel direct est adoptée lors d’un référendum le 28 octobre 1962 par 62,2% des suffrages exprimés, 37,8% se prononçant contre.
Au terme de cette consultation, deux hommes politiques comprennent immédiatement l’importance et la portée de cette nouvelle institution : Valéry Giscard d’Estaing qui l’a soutenue, et François Mitterrand qui s’y est opposé. L’un et l’autre deviendront présidents de la République…
En 1965, pour la première élection présidentielle de ce type, cinq candidats affrontent le président sortant Charles de Gaulle.
François Mitterrand représente la gauche. Le centriste Jean Lecanuet, sénateur-maire MRP de Rouen ; il s’affiche comme le « Kennedy français » et s’adonne aux prémices de la communication politique. L'avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour ouvre la voie à une extrême-droite mal remise des défaites coloniales.
Le sénateur non-inscrit Pierre Marcilhacy fait de la figuration et Marcel Barbu se présente comme « le candidat des chiens battus » ! C'est le premier candidat farfelu mais il y en aura bien d’autres par la suite.
Sûr de lui, de Gaulle néglige de faire campagne et dédaigne le temps de parole qui lui est dévolu à la télévision et à la radio. Grave erreur ! Car les électeurs découvrent d’autres discours politiques que celui que leur servait chaque soir l’ORTF (la radio-télévision d'État) contrôlée de main de fer par le pouvoir gaulliste.
Ce n’est que dans les deux dernières semaines précédant le premier tour que le Général consent à descendre dans l’arène. Trop tard !
Le 5 décembre 1965, après une campagne qui a révélé Jean Lecanuet et imprimé pour la première fois un visage sur une gauche unie, celui de François Mitterrand, de Gaulle est mis en ballotage par ce dernier avec 44,65% des voix contre 31,72%).
Dans l’entre-deux-tours, le Général prononce la fameuse phrase : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe ! l'Europe ! mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. » Ce n’est pas le meilleur moyen de rallier les centristes.
Le 19 décembre 1965, le Général devient le premier président de la République élu au suffrage universel masculin et féminin avec 55,2% des suffrages exprimés (13 085 407 voix) face à Mitterrand (44,8% et 10 623 247 voix).
Il n’y a pas eu de débat télévisé entre les deux candidats mais des apparitions individuelles de l’un et de l’autre, de Gaulle oscillant entre la gouaille et la solennité, Mitterrand se montrant encore très mal à l’aise face aux caméras.
Mais la campagne a passionné les Français et l’élection au suffrage universel ne pourra plus être remise en cause !
1969 : une élection toute en rondeur
Le général de Gaulle n’ira pas au bout de son mandat. Déstabilisé par les événements de Mai 68 et désavoué le 27 avril 1969, lors d'un référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat, il démissionne dès le lendemain. Il a alors 79 ans. Selon les termes de la Constituton, il est remplacé au pied levé par le président du Sénat Alain Poher, devenu président par intérim en attendant une nouvelle élection dont le premier tour est fixé au 1er juin 1969.
On dénombre sept candidats, soit un de plus qu’en 1965. Parmi eux, encore un postulant atypique, Louis Ducatel, ancien résistant et entrepreneur. Lui se présente comme le « candidat des Français moyens » et obtiendra 1,28% des voix !
La droite se partage entre deux candidatures, Georges Pompidou l’ancien Premier ministre de De Gaulle, et Alain Poher qui incarne mollement les centristes. La gauche, elle, est divisée, affaiblie par les tensions nées de Mai 68. Mitterrand passe son tour. C’est Gaston Defferre qui représente les socialistes, flanqué de Pierre Mendès France.
Le communiste Jacques Duclos avec son accent rocailleux de la Bigorre, Michel Rocard du PSU avec son ton précipité et le trotskyste Alain Krivine à la logorrhée révolutionnaire complètent l’offre politique de la gauche.
À l’issue d’une campagne de premier tour sans éclat, la gauche est éliminée mais Duclos réalise le meilleur score que fera un candidat communiste (21,52%) ; Pompidou et Poher s’affrontent au second tour, une finale toute en rondeur.
Rocard, Krivine et Duclos demandent à leurs électeurs de s’abstenir ou de voter blanc au second tour, mettant en application la formule de Duclos qui refuse de choisir entre les deux candidats de droite : « C’est bonnet blanc et blanc bonnet ».
Soutenu par les gaullistes et les giscardiens, Pompidou l’emporte avec 57, 58% des suffrages exprimés, face à Poher, 42,41%, 31% d’abstention et 4,5% de bulletins blancs ou nuls.
Mais cette campagne a fait émerger de nouvelles techniques. D’abord de nombreux meetings et des réunions, effectués plusieurs fois par jour par Duclos et Pompidou. Ensuite, la « pipolisation » commence à percer.
Duclos mobilise des intellectuels communistes ou des compagnons de route du parti : Louis Aragon, Robert Merle, Marina Vlady, Michel Piccoli etc, cependant que le lettré Pompidou obtient le soutien d’académiciens : Marcel Achard, Maurice Druon, François Mauriac, mais aussi d’intellectuels et d’artistes comme Jean Cau, Jean Dutourd, Eugène Ionesco, Sophie Desmarets, Jean Piat…
1974 : l’impact de la télévision
Une fois de plus, le mandat présidentiel est écourté, cette fois-ci par la mort de Georges Pompidou, le 2 avril 1974. Est-ce la fin du gaullisme ? En tout cas, c’est vraiment le début de l’impact de la télévision dans une campagne présidentielle (plus de 80% des Français sont équipés d’un téléviseur).
Les Français sont rompus désormais aux débats des émissions comme « Cartes sur table », les « Trois vérités ». Certes, les plans sont un peu figés, mais la politique entre de plus en plus dans la petite lucarne, sous l’effet d’une relative libéralisation de l’ORTF.
Les sondages deviennent plus envahissants (vingt-quatre en quatre semaines), les affiches se multiplient. La campagne présidentielle coûte de plus en plus cher, mais on n’en connaît pas le prix car il n’existe aucune loi sur son financement ; les valises de billets circulent en toute liberté et en toute opacité. Il faudra attendre les années 1990 pour que les premières lois sur le financement de la vie politique et des campagnes électorales soient votées.
Au programme de cette campagne de 1974, on parle du pouvoir d’achat, des conditions de travail, de l’inflation et du Proche-Orient, mais dans ces années 1970, le pompidolisme n’a pas amené un grand souffle de modernité.
Contrairement à 1969, la gauche s’unit derrière François Mitterrand qui a pris le contrôle du parti socialiste en 1971, et s’appuie sur le programme commun signé par le PS, le PC et les radicaux de gauche.
La droite, elle, se débat dans une véritable pétaudière. C’est le ballet des candidatures : Jacques Chaban-Delmas, Edgar Faure, Pierre Messmer, Valéry Giscard d’Estaing. Au final, il n’en restera que deux : Chaban-Delmas et Giscard.
Mais à l’instigation de Jacques Chirac, un appel de 43 personnalités de l’UDR savonne la planche de Chaban qu’une frange importante de son parti juge trop « à gauche » et incapable de battre Mitterrand.
Cette présidentielle est importante non seulement parce qu’elle marque la fin du gaullisme au pouvoir mais aussi parce qu’elle traduit une dynamique de l’opposition de gauche et fait apparaître pour la première fois une sensibilité nouvelle, l’écologie avec la candidature de René Dumont - il y en aura une à chaque présidentielle pour des scores qui ne dépasseront pas 5% -, une jeune candidate promise à une longévité tenace Arlette Laguiller (Lutte ouvrière) : « Travailleuses, travailleurs ! » ainsi que Jean-Marie Le Pen qui représente le Front national.
On bascule donc dans une nouvelle phase de la vie politique française.
Parmi les douze candidats, Giscard et Mitterrand se qualifient pour le deuxième tour. Le premier incarne « le changement sans le risque » et se distingue du gaullisme par ses conceptions européennes. Le second met l’accent sur la libéralisation de l’ORTF, de la culture, propose un plan anti-inflation, « la défense des travailleurs », évoque la possibilité de nommer des ministres communistes.
Le sommet de la campagne est atteint le 10 mai lors du face-à-face télévisé Giscard-Mitterrand : 25 millions de téléspectateurs ! Un grand rite des présidentielles est désormais instauré définitivement. Giscard décoche une formule qui fait mouche : « Monsieur Mitterrand vous n’avez pas le monopole du cœur ».
Giscard l’emporte de justesse : 50,80% des voix contre 49,20 pour Mitterrand. Certes, Giscard nomme Chirac Premier ministre, mais pour la première fois depuis le début de la Ve République, la plus haute charge de l’État échappe à un gaulliste...
En 1964, dans Le Coup d'État permanent, François Mitterrand dénonce la Ve République et l'élection du président au suffrage universel. Quinze ans plus tard le chef du parti socialiste remise ses critiques et se moule avec délectation dans les institutions gaulliennes. Après deux décennies de domination de la droite, il inaugure une alternance politique...
1981 : la double trahison
La présidentielle de 1981 s’engage dans une France qui a subi les chocs pétroliers de 1973 et 1979. Chômage, inflation, endettement plongent le pays dans « la crise ».
Aux élections précédentes, les candidats devaient être soutenus par un minimum de cent élus. Malgré cette contrainte, leur nombre n'avait cessé d'augmenter : 6 en 1965, 7 en 1969, 12 en 1974. Pour l’élection de 1981, le seuil est relevé à cinq cents signatures d'élus. Cette réforme permet à dix candidats de se présenter mais elle est fatale à Jean-Marie Le Pen et à Alain Krivine, incapables de rassembler les signatures nécessaires.
Le RPR de Chirac et l'UDF de Giscard d’Estaing sont à couteaux tirés. La droite se présente en ordre dispersé. À ses deux principaux candidats, Giscard et Chirac, s’ajoutent Michel Debré au nom du gaullisme historique, et Marie-France Garaud, l’ancienne conseillère de Chirac. À gauche, après la rupture de l’union de la gauche imputable aux communistes, Georges Marchais, le secrétaire général du PC se pose en concurrent de François Mitterrand.
Cette élection est celle de deux duels au premier tour : Giscard-Chirac à droite, Mitterrand-Marchais à gauche. Les deux battus vont savonner la planche du qualifié de leur propre camp pour le second tour. Marchais donne en sous-main la consigne de voter Giscard car la victoire de ce dernier permettrait au PC de retrouver plus facilement une vitalité dans l’opposition que dans l’alliance avec les socialistes au pouvoir.
De son côté, Chirac a tout intérêt à une alternance qui éliminerait Giscard à droite et lui permettrait de devenir le leader de l’opposition pour les échéances électorales futures. Il n’apporte donc au président sortant qu’un soutien a minima à titre personnel, et discrètement demande à ses troupes de voter pour Mitterrand.
Ayant eu vent de la manœuvre et voulant en avoir le cœur net, Giscard téléphone au siège du RPR en se faisant passer pour un militant de base et en travestissant sa voix grâce à un mouchoir posé sur le combiné. « On m’a incité à voter Mitterrand », racontera-t-il plus tard, certifiant cette anecdote digne d’un film d’espionnage des années 1970.
Dans un entretien qu’il a eu plus tard avec Giscard, Mitterrand lui avouera : « Je n’ai été élu que grâce aux 550 000 voix que m’a apportées Chirac au deuxième tour. Vous n’avez qu’à regarder les chiffres. Sans ces 500 000 voix qui ont changé de camp, je ne pouvais pas être élu. »
Comme en 1974, la finale oppose donc Giscard à Mitterrand. Quand le premier affirme sur ses affiches : « Il faut un Président à la France », suggérant la continuité, le second lui oppose « la force tranquille » d’un homme mûr ancré dans un paysage rural, autrement dit le changement sans risque. Lors du débat d’entre-deux tours, c’est Mitterrand qui a la formule assassine. « Vous êtes l’homme du passif », lance-t-il à Giscard. Mitterrand est élu, mettant fin à vingt-trois ans de règne de la droite au pouvoir. C’est la victoire du « peuple de gauche » en liesse à la Bastille et dans toute la France.
Durant deux ans, le président socialiste mettra en œuvre une partie de son programme dans le cadre d’une politique redistributive qui apportera des droits nouveaux aux « travailleurs », libéralisera les ondes (création des radios libres) et supprimera la peine de mort.
Pour Jacques Attali, conseiller à l'époque de François Mitterrand, « 1981 est la dernière fois qu’on a pu mettre en avant un programme en France parce qu'on a passé sept ans à le mûrir » pendant les sept ans du mandat de Giscard.
Mais dès 1983, c’est le « tournant de la rigueur » qui s’éloigne du socialisme promis et apporte les premières désillusions du « peuple de gauche ». Une politique qui conduira au retour de la droite au pouvoir en 1986 lors des législatives et à la première cohabitation de l’histoire de la Ve République.
1988 : la montée du Front national, la chute du parti communiste
En 1988, après avoir ménagé un faux suspense et malgré sa maladie - un cancer - Mitterrand est à nouveau candidat.
Il veut redonner le pouvoir à son camp après la défaite aux législatives de 1986. Chirac, Premier ministre, croit enfin son heure arrivée. Mais il ne fera qu'expérimenter les pièges de la cohabitation.
Quant à Raymond Barre, l'ancien Premier ministre de Giscard, il tente un retour en représentant la droite libérale et européenne.
Au nom du Parti communiste, André Lajoinie succède comme candidat à Georges Marchais, mais il doit compter aussi avec un dissident, Pierre Juquin. L'écologie est représentée par Antoine Waechter. Le Front national est de retour avec Jean-Marie Le Pen.
En guise de programme, Mitterrand rédige une Lettre aux Français sur le thème de « La France unie ». Le 8 mai, il est élu largement avec 54% des suffrages face à Jacques Chirac qui a dû endosser la responsabilité de la politique menée de 1986 à 1988 et notamment la progression du chômage.
Mitterrand avait donc conquis des voix au-delà de son propre camp. « Mais dans son second mandat, son programme à été un peu improvisé au dernier moment sous forme d'une lettre aux Français, ce qui indiquait bien que la solennité des engagements n'était plus là. Ensuite, tous les candidats se sont efforcés de ne pas avoir de programme », commentera Attali.
Mais une autre caractéristique marque cette élection : le remplacement du PC dans sa fonction tribunicienne par le FN. Ce scrutin consacre l'effondrement du parti communiste (8% des voix au premier tour si l'on cumule celles de Lajoinie et de Juquin) contre 14, 39% pour le Front national. Le parti de Le Pen a profité de la montée du thème de l'immigration depuis 1983, et des désillusions provoquées par la gauche au pouvoir pour capter une partie de l'électorat populaire.
Cette tendance ne s'inversera plus jusqu'à nos jours : le PC verra son déclin s'accentuer avec la chute du mur de Berlin en 1989 pour devenir un parti moribond, alors que le FN continuera sa progression en se nourrissant des échecs des différentes alternances et de l'affaiblissement du clivage gauche-droite pour apparaître capable de se qualifier pour le second tour de la présidentielle de 2017.
1995 : le retour de la droite à l’Élysée
En 1995, au terme du long règne mitterrandien de quatorze ans, la droite revient au pouvoir avec la victoire de Chirac qui est élu sur le thème de la « fracture sociale ».
À bout de souffle après sa déroute aux législatives de 1993, la gauche représentée par le socialiste Lionel Jospin au second tour, a besoin de se reconstituer. Mais on retiendra surtout de cette élection le duel que se sont livrés Édouard Balladur, Premier ministre de 1993 à 1995, favori des sondages, et Jacques Chirac qui semblait désavoué par son propre camp et par les Français.
C'est pourtant lui qui conquiert enfin l’Élysée. Mais là encore, les enseignements les plus intéressants à tirer concernent les extrêmes. Alors que le PC réalise un score équivalent à celui de 1988 à travers la candidature de Robert Hue (8%), l'extrême-droite anti-immigration et anti-européenne représentée par deux candidats, Le Pen et Philippe de Villiers, obtient 19% si l'on cumule les résultats de l'un et de l'autre.
La menace se précise. Deux ans après sa victoire, Jacques Chirac « se tire une balle dans le pied » lorsqu'il dissout l'Assemblée nationale. La gauche gagne les élections législatives et Lionel Jospin est nommé à Matignon pour une nouvelle cohabitation.
2002 : le « séisme du 21 avril »
Fort logiquement, Jospin est candidat à l'élection présidentielle de 2002. Il se retrouve face à Jacques Chirac mais aussi face à quatorze autres candidats, dont quatre à gauche (Chevènement, Mamère, Hue, et Taubira), et trois d'extrême gauche (Besancenot, Laguiller et Glusckstein).
Cet éclatement de son camp et une mauvaise campagne de premier tour éliminent Jospin au soir du premier tour, au profit de Le Pen qui se trouve qualifié pour affronter Chirac au deuxième tour. C'est le « séisme du 21 avril » qui voit Le Pen coiffer Jospin sur le poteau (16,86% des voix contre 16,18%) derrière Chirac (19,88%).
Si la gauche a pu se prévaloir d'un bilan honorable porté par une croissance favorable qu'elle n'a sans doute pas suffisamment exploitée pour mener des réformes de fond, elle a délaissé le domaine de l'insécurité et de l'immigration toujours aussi sensible pour l'électorat populaire. Surtout, les socialistes sont apparus de manière de plus en plus flagrante comme le parti des classes moyennes. En embuscade depuis deux élections présidentielles, le FN en a profité pour franchir un nouveau palier dans son ascension, bien qu'il soit largement battu au second tour par Chirac bénéficiaire du Front républicain mis en place, la gauche appelant à voter pour lui.
Chirac est réélu président de la République avec 82,15% des voix face à Le Pen. Mais au soir du 21 avril, on peut dresser deux constats outre la qualification de Le Pen. Les deux extrémismes de droite et de gauche atteignent au total un niveau inédit jusqu'alors : près de 30% des suffrages.
C'est le début du rejet des partis de gouvernement de droite et de gauche. Une tendance confirmée par la progression de l'abstention : plus de 31% si l'on y ajoute les votes blancs ou nuls. Un grand nombre d'électeurs se placent désormais hors du système politique. C'est aussi le signe de l'affaiblissement du pouvoir présidentiel et de la souveraineté nationale qui apparaissent aux Français de plus en plus limités par l'Union européenne et la monnaie unique.
En même temps, de façon paradoxale, la révision de la Constitution en 2000 a fait du président un monarque quasi-absolu (en contrat à durée limitée). Elle a remplacé en effet le septennat par un quinquennat renouvelable une seule fois. Le mandat présidentiel s'aligne de la sorte sur celui des députés et comme ceux-ci sont désormais élus dans la foulée du président, ce qui assure à celui-ci une majorité écrasante à l'Assemblée nationale. N'ayant pas encore pu évaluer le président sur pièces, les électeurs, dont plus de 50% ont voté pour lui au second tour, n'ont en effet aucun motif de lui retirer leur confiance !
2007 : la fin d’un cycle
La présidentielle de 2007 consacre la fin d'un cycle, celui de la génération Chirac, et de l'immobilisme du quinquennat du président sortant au bilan relativement faible. Les deux principaux candidats, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal entendent incarner, chacun à sa manière, le volontarisme politique et la rupture avec le mandat précédent.
À la surprise générale, la candidate socialiste a été désignée à l'issue d'une primaire au sein de son parti face aux ténors socialistes.
L’idole de « la démocratie participative » a été élue par la base. Pour la première fois, une femme est en position de devenir présidente de la République.
Nicolas Sarkozy, lui, ministre durant le précédent quinquennat a été plébiscité par son parti, l'UMP. Sa tâche est plus compliquée car il est comptable du bilan des gouvernements de 2002 à 2007, mais il doit se démarquer du style et de la gouvernance de Chirac.
En raison des personnalités fortement extraverties des deux principaux candidats, ce scrutin donne lieu à une forte bataille d'image et de communication. C'est aussi la première campagne qui inclut Internet dans le mode d'expression et de propagande des candidats. Toutes ces caractéristiques provoquent un regain d'intérêt pour la présidentielle.
Après avoir unifié la droite, Sarkozy réussit à affaiblir le FN en tenant un discours très musclé sur la sécurité et l'immigration. Face à Ségolène Royal mal soutenue par son parti, il l'emporte facilement au second tour avec un peu plus de 53%.
C'est la victoire d'une droite décomplexée qui a effacé l'héritage gaulliste déjà pratiquement inexistant durant les mandats de Chirac.
Mais lors de son quinquennat, Sarkozy abîmera la fonction présidentielle en raison de ses outrances, de sa trivialité et de son goût affiché pour l'argent, ainsi qu’en s'annexant ostensiblement la fonction de Premier ministre, quitte à considérer François Fillon comme un « collaborateur ».
2012 : le rejet de Nicolas Sarkozy
L’élection de 2012 s’est en grande partie jouée sur le rejet suscité par Nicolas Sarkozy. Elle comportait une innovation de taille, l’organisation d’une primaire de la gauche à laquelle participaient cinq candidats socialistes et un radical de gauche.
François Hollande l’a emporté sur Martine Aubry lors du deuxième tour de la primaire, après avoir reçu le soutien des candidats éliminés. Il représentait une voie plus sociale-démocrate et se trouvait au centre de gravité des participants.
Lors de la présidentielle, les deux principaux candidats, Nicolas Sarkozy et François Hollande devaient se garder des extrêmes de leurs camps respectifs, de Marine le Pen (FN) pour le premier, de Jean-Luc Mélenchon (Front de gauche) pour le second. Au centre, François Bayrou se présentait pour la troisième fois.
Après cinq ans d’exercice du pouvoir, malgré un discours très à droite, le président sortant a déçu les électeurs du FN qu’il avait su conquérir en 2007. François Hollande a capitalisé sur l’antisarkozysme et arrivait en tête au premier tour (28,63%) contre 27,06% pour Sarkozy.
C’était la première fois, sous la Ve République, que le challenger devançait le président sortant au premier tour. Au deuxième tour, il bénéficiait des voix du Front de gauche et de celles du Modem de François Bayrou qui avait appelé à voter pour lui, un choix inédit pour un centriste à une présidentielle.
Le débat télévisé entre les deux tours était marqué par l’anaphore de François Hollande : « Moi, président… » qui traçait le portrait de ce que devait être un président de la République… devant un Nicolas Sarkozy médusé par une telle tirade.
Mais pas plus que son prédécesseur, - pour des raisons inverses - Hollande n’allait endosser les habits de la fonction. Battant des records d’impopularité, il allait être le seul président la Ve République à renoncer à briguer un second mandat.
Sous la Ve République, l’élection présidentielle au suffrage universel est le sismographe des évolutions politiques et de la société française. Elle symbolise au plus haut point « l’État-spectacle » avec sa médiatisation, sa « pipolisation » et la prolifération des candidats qui désacralisent la fonction. « L’élection présidentielle devient la foire aux pains d’épice. Chacun peut y tenir son stand pour faire sa réclame », écrit Michel Winock ( Les élections présidentielles en France, Tempus). Elle reflète les évolutions de l’échiquier politique (émergence de l’écologie, ascension du Front national) qui se traduira lors de la prochaine présidentielle par l’ancrage d’une tripartition (gauche, droite, extrême-droite)
L'instauration de primaires au sein de certains partis pour la sélection de leur champion met sous pression quasiment permanente le chef de l’État et ceux qui briguent sa succession, nuisant au surplomb que confère le statut de président de la République. Pourtant cette élection reste la pièce maîtresse de notre vie politique pour laquelle les Français continuent à se mobiliser comme si elle symbolisait un reflet de leur histoire qui mêle aspiration à la démocratie et culte du chef.
Des torrents de mots sont déversés parmi lesquels des perles, des phrases assassines et autres propos plus ou moins baroques. Les historiens Jean Garrigues et Jean Ruhlmann les ont recensés depuis 1965 dans un livre caustique Élysée Circus qui nous fait remonter le temps avec humour. Un véritable florilège.
« Que Mitterrand soit un arriviste et un impudent, je ne vous ai pas attendu pour le penser », confie de Gaulle à Alain Peyrefitte en 1965.
En 1969, le communiste Jacques Duclos invente une formule qui fera date dans la politique au sujet d'Alain Poher et Georges Pompidou : « C'est blanc bonnet et bonnet blanc. »
En 1974, alors que Pierre Messmer envisage d'être candidat, Olivier Guichard lance : « Je savais que Messmer était un con. Je ne savais pas qu'il était un fourbe. »
En 1981, concurrencé par Rocard au sein du PS pour la présidentielle, Mitterrand lâche : « Il a des talents, mais je ne suis pas sûr qu'il ait des qualités. »
Peu avant l'élection de 1995, les balladuriens se réjouissent : « Chirac est au fond du trou. Il ne manque que quelques pelletées de terre et on pourra l'oublier. »
Alors que va commencer la campagne présidentielle de 2002 qui va opposer les deux hommes, Jospin déclare au sujet de Chirac : « Mitterrand me l'avait bien dit, ce type est un menteur. Ce n'est pas un homme d'État. »
Lors d'un meeting, Besancenot appelle à l'unité avec Arlette Laguiller. Commentaire de Dominique Strauss-Kahn : « C'est l'union d'un postier et d'une timbrée. »
En 2007, Arnaud Montebourg qui soutient Ségolène Royal a déjà une dent contre François Hollande. Parlant de la candidate socialiste, il balance : « Le principal défaut de Ségolène Royal ? C'est son compagnon. »
Face à elle, Sarkozy donne des leçons lors du débat entre les deux tours : « Quand on veut être président de la République, il faut être calme. » Un conseil qu'il aurait dû s'appliquer à lui-même…
Toutes les présidentielles sont passées ainsi au peigne fin des férocités de la politique. On se régale ! (Élysée Circus, une histoire drôle et cruelle des présidentielles, Jean Garrigues, Jean Ruhlmann, Taillandier, 2016)
La Ve République
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Voir les 10 commentaires sur cet article
Christian (17-12-2021 07:41:04)
Je crois que la meilleure preuve de la qualité des institutions mises en place en 1958 est que la France a pu vivre trois cohabitations sans drame majeur (1986/1988, 1993/1995, 1997/2002). Malheu... Lire la suite
Bernard (06-12-2021 17:56:41)
Au terme d'un demi-siècle de Vème République, une loi d'airain se dégage : chaque président a été pire que le précédent. A chaque fois, on croit avoir atteint le fond, et à chaque fois on cr... Lire la suite
jacmé (06-12-2021 15:13:24)
Désolé pour le camarade Duclos mais ce n'est certainement pas lui qui a inventé le "bonnet blanc et blanc bonnet" . Je me souviens fort bien d'avoir fréquemment entendu prononcer cette expression ... Lire la suite