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Le mandat de trop

Pas de cinquième mandat pour le président algérien Abdelaziz Bouteflika ! Ce n’est pas tant en raison de son âge (82 ans) mais de son état de santé que la jeunesse algérienne s’est soulevée en mars 2019 contre sa candidature aux présidentielles. « Nous avons besoin au moins d’un président qui marche et qui parle ! » pouvait-on entendre dans les rues d’Alger.

Il est vrai que la maladie et le handicap peuvent être une contre-indication pour gouverner. Mais nombre de dirigeants plus jeunes, au cours de l’Histoire, ont pu en pâtir sans pour autant démérité. Dans tous les cas, toutefois, leur souffrance devait être dissimulée pour ne pas nuire à leur autorité.

Charlotte Chaulin
La mort au (bon) rendez-vous

À la lumière de l’Histoire, on peut se demander s’il existe un bon moment pour lâcher le pouvoir. Par exemple, le fondateur de la Turquie moderne Atatürk est mort en 1938 après 15 ans de pouvoir en laissant le souvenir d’un grand homme d’État. S’il avait vécu plus longtemps, peut-être aurait-il gâché son image en cédant à la tentation de s’allier avec Hitler… comme son alter ego Mussolini ?

On peut regretter encore que Napoléon III n’ait pas succombé plus tôt à la maladie de la pierre. Mort en 1865, après quinze ans de pouvoir, avant le fiasco du Mexique et surtout la défaite de Sedan, il aurait peut-être sauvé sa dynastie et laissé le souvenir d’un grand bâtisseur…

Si Louis XIV était mort en même temps que Colbert et Marie-Thérèse, en 1682 ou 1683, après 22 ans de gouvernement personnel, il aurait laissé un souvenir immaculé (pas de révocation de l’Édit de Nantes, pas de guerres hasardeuses, pas de Succession d’Espagne, pas de Grand Hyver ni de Camisards…). Que dire enfin du roi Charles VI le Fou, surnommé le Bien-Aimé à son avènement en 1380, avant que la folie ne le rattrape en 1392 ? S'il était mort cette année-là, la France aurait échappé à trente années de règne supplémentaires et à leurs conséquences calamiteuses : reprise de la guerre avec les Anglais, guerre civile etc.

Dans la tourmente, la France fait appel à des « vieillards »

Et la vieillesse alors ? Peut-elle faire bon ménage avec la politique ? Les Français semblent en être convaincus car les dirigeants à qui la République a fait appel dans toutes les pires crises de son Histoire n’étaient pas des jeunots, c’est le moins qu’on puisse dire.

Mr Thiers sauvant la société, lithographie, Charles Vernier, 1850, BnF, Gallica.Le premier fut Adolphe Thiers (1797-1877), porté au pouvoir dans « l’année terrible » (1870-1871) qui a vu la France défaite et occupée par l’Allemagne. Après avoir servi la monarchie de Juillet et la Seconde République, il  devint le premier président de la Troisième République à 74 ans (et le deuxième président de la République française après Louis-Napoléon Bonaparte).

Ce petit homme d’1m55 mena, du haut de son grand âge, une politique conservatrice qui tendit à se colorer de républicanisme. Il négocia surtout le traité de paix avec Bismarck.

Malgré ses désaccords avec l’Assemblée, qui vota pour que le chef de l’exécutif n’ait plus le droit d’assister aux travaux de l’assemblée législative (disposition encore en vigueur aujourd’hui), il s’en sortit avec les honneurs.

L’opinion lui sut gré d’avoir permis de rembourser en deux ans l’indemnité de guerre de 5,5 milliards de francs exigée par les Allemands. Après sa mort à 80 ans, le 3 septembre 1877, son rival Gambetta et l’ensemble des Français lui offrirent des obsèques grandioses.

Apothéose aux funérailles de Thiers, Jehan Georges Vibert, musée des beaux-arts de La Rochelle.

Autre figure majeure de la Troisième République, Georges Clemenceau (1841-1929) est le deuxième « vieillard » à qui les Français ont confié leur destin. Il entra au gouvernement pour la première fois en 1906 à 65 ans, d’où son surnom de « vieux débutant ». Partisan de l’ordre républicain, il réprima les manifestations de mineurs mais géra avec modération la séparation des Églises et de l’État.

Dessin de Clemenceau, Noël Dorville, Paris, musée Clemenceau. Sur le dessin, ces quelques mots : « pendant un demi siècle, pas un jour ne s'est écoulé sans que la France pacifique n'eût à subir quelques indigne blessure... (Sénat, sept 1918) ». L'agrandissement montre Clemenceau sortant d'une tranchée, ravin de Jolival. 8 mai 1916, Meuse, archives du musée Clemenceau. Au début de la Grande Guerre, bien qu’exclu du gouvernement, il se rendit régulièrement sur le front, ce qui le fit apprécier des soldats qui l’appelaient affectueusement « le Vieux ».

À l’automne 1917, au moment le plus critique de la guerre, alors que les partisans d’une paix de compromis se font de plus en plus entendre et que le pays est sur le point de s’effondrer, son rival, le président Raymond Poincaré, se résout à l’appeler à la tête du gouvernement. Alors âgé de 76 ans, le « Tigre » va bien mériter cet autre surnom en ressoudant la nation autour d’un seul but : la victoire ! Il sera justement acclamé par la Chambre des députés et le peuple le jour de l’Armistice, le 11 novembre 1918.

Signataire du traité de paix de Versailles le 28 juin 1919, Georges Clemenceau va mettre tout son poids dans la balance pour que l’Allemagne soit sanctionnée à la mesure des tourments occasionnés à la France et à son peuple.

La foule attend Clemenceau devant la Chambre des députés - © Assemblée nationale. La photographie de l'agrandissement s'intitule La délivrance, 11 novembre, 1918, BDIC, DR.

Deux octogénaires face à Hitler

Entre Thiers et Clemenceau, nous avons à faire à deux hommes qui répondirent présent quand on eut besoin d’eux. À leur différence, le troisième « vieillard » vers qui les Français se tournèrent lors des heures les plus noires de la République n’eut pas pour motivation de punir l’Allemagne, bien au contraire.

Le maréchal Pétain, le 9 juin 1941 à Vichy, AP/Archives, DR.Le maréchal Pétain, qui s’était distingué dans la Grande Guerre, effectua un « mandat de trop », lorsqu’il crut de son devoir d’accepter la présidence du Conseil le 17 juin 1940, en pleine tourmente, de négocier un nouvel armistice – défavorable celui-là – le 22 juin 1940, enfin d’accepter les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940 et d’inaugurer à l’âge de 86 ans une politique de collaboration avec la puissance occupante et son Führer.

Hitler et Hindenburg, le 1er mai 1933, Allemagne, Bundesarchiv. L'agrandissement représente Hindenburg et Hitler quittant le mémorial Neue Wache sur l'avenue Unter den Linden, 25 février 1934, Berlin, Allemagne, Bundesarchiv. De l’autre côté du Rhin, le Président du Reich Paul von Hindenburg (1847-1934) a brillé sur la scène militaire en remportant notamment la bataille de Tannenberg en 1914. En tant que dirigeant politique, il a terni son image avec son deuxième septennat, qui est « un mandat de trop ». Agé de plus de 80 ans, il était trop faible pour empêcher l’ascension politique d’Hitler, qu’il nomma chancelier en1933. Il mourut le 2 août 1934 à 87 ans, laissant son pays aux mains du Führer, qui s’empressa de supprimer la fonction de Président du Reich pour s’octroyer les pleins pouvoirs.

Ces deux « vieillards » se sont tous deux effacés devant Hitler, devenu, lui, chancelier à 44 ans. On peut se poser la question ici : est-ce que des personnalités plus jeunes, animées de plus de fougue et de dynamisme, auraient su lui faire davantage face ?

Un troisième octogénaire, Tomaš Garrigue Masaryk (1850-1937), premier Président de la République tchécoslovaque en 1920, est resté en fonction jusque tard, trop tard à son goût. De santé fragile et âgé de 78 ans en 1928, il a été réélu contre son gré car le gouvernement n'a trouvé personne pour le remplacer. Il a du rester au pouvoir jusqu'en 1935, où il a enfin pu démissionner à l'âge de 85 ans. Masaryk est un exemple à part, car lui a voulu partir quand il le fallait mais n'en a pas eu le droit...

Clémentine et Winston Churchill avec le peintre Douglas Chandor, 1946. L'agrandissement montre une photographie du couple Churchill en septembre 1951, Londres, National Portrait Gallery, DR.S’il y en a un qui sut lui résister, c’est Churchill qui fêta ses 60 ans l’année où Hitler s’arrogea le titre de Führer. Ces quelques années de moins que Pétain et Hindenburg font la différence.

Le 10 mai 1940, à 66 ans, il devint Premier ministre britannique et contint à lui seul la furie hitlérienne pendant une année entière, de l’armistice franco-allemande à l’invasion de l’URSS (22 juin 1941). Il mérite à ce seul titre de demeurer dans la mémoire des hommes comme la plus grande figure de la Seconde Guerre mondiale et peut-être le plus grand homme politique du XXe siècle.

Pourtant, en 1951, en dépit des injonctions de sa femme Clementine, il se flatta de revenir au 10 Downing Street, cette fois en sa qualité de chef du parti conservateur, qui avait remporté les élections. Usé par l’âge et la fatigue, il accomplit un « mandat de trop » sans gloire, avant de se retirer enfin en 1955, à 80 ans, en laissant sa place à Anthony Eden.

Savoir se retirer de la politique, un art que tous ne maîtrisent pas

Parmi ses inspirateurs, Churchill compte William Ewart Gladstone (1809-1898). Plusieurs fois Premier ministre de la reine Victoria entre 1868 et 1894, il exerça cette fonction jusqu’à l’âge de 85 ans et se présente comme un bel exemple de gloire tardive.

William Ewart Gladstone en 1887, studio Elliott & Fry. L'agrandissment  est une carte postale intitulée : Le très honorable W. E. Gladstone et sa petite-fille, Dorothy Drew, Hawarden, photo prise vers 1894.Surnommé « le grand vieil homme », très religieux et soucieux de défendre les intérêts des classes défavorisées, il fut affecté par le rejet de sa proposition de loi sur l’autonomie de l’Irlande et, comprenant qu’il n’était plus en phase avec l’opinion dominante et qu’il était temps pour lui de se retirer, il démissionna.

Avec l’âge vient la sagesse. Celle-ci peut se manifester dans la manière de quitter la politique, de son propre chef et au bon moment. Comme Gladstone, Charles de Gaulle sut ainsi se retirer quand il le fallait.

En 1969, dès le soir du référendum du 27 avril sur la réforme du Sénat et la régionalisation, apprenant que son texte avait été rejeté par les Français, il comprit que le moment était venu de quitter la politique, à 79 ans, après une grande carrière.

À sa différence, le chancelier allemand Konrad Adenauer (1876-1967) eut à pâtir d’un quatrième mandat, le « mandat de trop ».  C’est à l’âge de 87 ans qu’il quitta la chancellerie fédérale.

Après avoir œuvré avec de Gaulle pour la réconciliation franco-allemande, il signa le traité de l’Élysée le 22 janvier 1963 mais le Bundestag, profitant de sa fatigue et de son grand âge, lui ajouta plus tard un préambule qui violait l’esprit du traité en faisant des États-Unis et du Royaume-Uni les alliés privilégiés de l’Allemagne. Se sentant trahi par son camp, Adenauer démissionna le 15 octobre 1963 et laissa la place à son ministre de l’Économie, Ludwig Erhard, un jeunot de 66 ans.

Pierre commémorative de la réconciliation franco-allemande (détail), janvier 1963, Berlin Allemagne. L'agrandissement est une photographie du chancelier Konrad Adenauer (à droite) avec son successeur, Ludwig Erhard, dpa, DR.

François Mitterrand fait partie des dirigeants qui eurent à pâtir de l’âge et de la maladie. Atteint d’un cancer de la prostate dès 1981, il lutta contre la maladie en laissant les Français dans l’ignorance de son mal jusque dans les derniers mois de son deuxième septennat.

Lors d’un débat télévisé capital, pendant la campagne précédant le référendum sur le traité de Maastricht, en septembre 1992, c’est à peine si les Français s’étonnèrent d’une longue interruption publicitaire. Inhabituelle, celle-ci avait pour seul but de laisser au président le temps de recevoir les soins antidouleur indispensables. Ainsi put-il résister à l’argumentation serrée de son adversaire, Philippe Séguin. Le traité fut approuvé d’extrême justesse.

Malgré cet « exploit », le deuxième septennat laissa le souvenir d’un « mandat de trop » piteux. François Mitterrand mourut le 8 janvier 1996, sept mois après son départ de l’Élysée, à 79 ans.

Libéré deux jours plus tôt, Mandela savoure sa liberté dans le stade de Soweto, avec sa femme Winnie, le 13 février 1990. © Udo Weitz, DR.Nelson Mandela, arrivé plus tard au pouvoir en Afrique du Sud, évita quant à lui le « mandat de trop ». Élu le 10 mai 1994 à 76 ans, il fut le premier président noir du pays. Il sut réconcilier les noirs et les blancs et tenta de lutter contre les inégalités économiques. Après un unique mandat, il partit en pleine gloire, le 14 juin 1999, à 81 ans. Madiba sut quitter le pouvoir quand il le fallait mais cela ne l’empêcha pas de continuer à émettre son avis sur la politique de son parti, le Congrès national africain.

Toujours dans la famille des octogénaires, Fidel Castro a quitté le pouvoir à 82 ans, en 2008 après avoir défié pas moins de dix présidents américains. La fin de sa carrière fut pitoyable. Lui qui fut l’un des principaux leaders politiques du XXème siècle, il fit office de dirigeant fantôme, ne faisant plus que des apparitions furtives de sa chambre d’hôpital, le corps fatigué dans son survêtement Adidas.

Autre dictateur dont l’image a été ternie en fin de vie, Mao Zedong (1893-1976) mourut le 9 septembre 1976 à 82 ans. Le fondateur de la République Populaire de Chine, anciennement héros de la Longue Marche, ne fut à la fin de sa carrière qu’un vieillard népotique et paranoïaque.

Du côté de la sphère religieuse, le pape Benoît XVI, élu à 78 ans, « renonça » à la tiare en 2013, à 85 ans. Ce fut une première dans l’histoire de la papauté : un héritier de saint Pierre renonçant de son propre chef à sa charge pour cause d’usure physique. En 2000 ans d’histoire de l’institution chrétienne, seuls deux papes avaient précédemment renoncé, mais pour d’autres raisons : Célestin V en 1294 et Grégoire XII en 1415.

Somme toute, si le vieillissement peut porter préjudice à une carrière politique, l’important est de savoir se retirer à temps. Lorsque l’on voit le pape François poursuivre ses voyages à travers le monde à 82 ans, on se dit que c’est surtout l’état de santé physique et moral qui joue sur la capacité à gouverner. Comme quoi, le dicton dit vrai : « L’âge, c’est dans la tête ! ».

Un Premier ministre nonagénaire… et heureux

L’Histoire nous montre que le grand âge, souvent accompagné par l’expérience, peut être un atout. Plusieurs dirigeants politiques ont su briller dans leur carrière au crépuscule de leur vie à l’époque contemporaine, mais pas seulement.

Diogène présentant le portrait d'André-Hercule, cardinal de Fleury, Henri Simon Thomassin, d'après Jacques Autreau, châteaux de Versailles et de Trianon.Au XVIIIème siècle, c’est le cas du cardinal de Fleury. André-Hercule de Fleury devint le 11 juin 1726 Premier ministre de Louis XV à l’âge de 73 ans. Il occupa la fonction jusqu’en janvier 1743, ce qui lui fait... 90 ans ! Il est le plus vieux Premier ministre que la France a connu.

Son grand âge fut loin d’être un handicap à sa gloire. Homme sage et pacifiste, il amena une stabilisation du cours de la monnaie et un essor de l’industrie et du commerce.

Il ne put toutefois pas éviter la désastreuse guerre de la Succession d’Autriche (1741-1748), très coûteuse pour la France et qui déboucha sur la montée de la Prusse. Il n’en vit pas les conséquences, étant mort peu de temps après le début des hostilités. On peut dire qu’il est parti au bon moment.


Publié ou mis à jour le : 2021-02-04 18:42:48
Philippe (25-03-2019 10:58:43)

PS : Par souci d'hygiène intellectuelle et au risque de ternir un peu la statue, et de contrarier les gens de bien, je suggère aux thuriféraires de Thiers l'écoute des conférences d'Henri Guille... Lire la suite

Philippe (25-03-2019 10:34:45)

Je suis toujours perplexe quand j'entends ou lis un éloge sans nuance de Thiers ou de Clémenceau, deux républicains qui ont fait tirer sur le peuple ! Comme si depuis Siéyès on ne pouvait être r... Lire la suite

Liger (15-03-2019 21:10:43)

Il ne faut surtout pas oublier 2 grands hommes d'État du Sénégal, pays-frère de la France avec laquelle ses régions côtières ont partagé 4 siècles de vie commune. - Lèopold Sédar SENGHO... Lire la suite

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