Si une ville devait illustrer la modernité des États-Unis, ce ne serait ni New York ni Los Angeles mais assurément Chicago.
Cette agglomération de dix millions d’habitants, au sud du lac Michigan, n’était encore qu’une bourgade industrielle et agricole de bois et de briques il y a un siècle et demi. Devenue le nœud ferroviaire des États-Unis et la porte de sortie des céréales et des animaux (bovins et porcins) des Grandes Plaines du Midwest, elle atteint le million d’habitants dès 1900.
C’est à Chicago qu’est érigé en 1885 le premier de tous les gratte-ciels (tenez-vous bien, il culmine à 55 mètres !). L’année suivante naît en Allemagne Mies van der Rohe qui va devenir le chef de file de l’École de Chicago en architecture.
La même année, la grande métropole industrielle est endeuillée par une grève en faveur de la journée de huit heures. Des grévistes de MacCormick sont tués et ce drame sera dès lors rappelé tous les 1er mai par les syndicats ouvriers du monde entier. C’est, notons-le, dans les abattoirs de Chicago (que d’aucuns surnomment « Porcopolis ») que naît le travail à la chaîne, avant qu’il ne soit appliqué par Henry Ford au montage automobile.
Entre les deux guerres mondiales, l’Université de Chicago nourrit la pensée néolibérale des économistes Milton Friedman et Freidrich Hayek. Des représentants de l’École de Chicago en économie vont assister plus tard les gouvernements d’Augusto Pinochet (Chili) et de Boris Eltsine (Russie). Leur doctrine est plus que jamais active dans l’Union européenne.
Bien entendu, Chicago reste encore associée dans nos souvenirs au plus célèbre de tous les gangsters, Al Capone. Mais cette cité magnifique, fondée par un mulâtre français originaire de Saint-Domingue, a aussi accueilli beaucoup d’Afro-américains fuyant le Sud ségrégationniste qui nous ont légué le jazz et le blues. Et c’est dans les quartiers noirs de la ville que l’avocat Barack Obama a fait ses classes avant d’être élu à la présidence.
Une situation pleine de promesses
Avant qu’une grande cité, Chicago, ne s’y cristallise, les alentours des Grands Lacs nord-américains sont au XVIIe siècle un point de passage pour les explorateurs, les trappeurs, les marchands de fourrure et autres missionnaires, qui doivent alors cohabiter avec les autochtones amérindiens.
Durant la première moitié du XVIIIe siècle, la région est rattachée à la Haute-Louisiane, subdivision administrative française de la Nouvelle-France. À l’issue de la guerre de Sept Ans, en 1763, elle passe sous domination britannique.
Chicago est fondée en 1770 par un marchand mulâtre français, originaire de Saint-Domingue, Jean Baptiste Pointe du Sable, à la pointe sud des Grands Lacs, à l’endroit où la rivière Chicago se jette dans le lac Michigan.
En 1803, l’achat de la Louisiane à la France napoléonienne renforce considérablement son intérêt stratégique. Au seuil du Far West, elle devient rapidement, au siècle suivant, la principale ville du Midwest ou Middle West.
Cette région de plaines est traversée par le Mississipi et claquemurée entre le Canada au nord, les Grands Lacs à l’est et les Montagnes Rocheuses à l’ouest, à mi-chemin entre les côtes est et ouest du pays. Elle est appelée à devenir la grande région céréalière des États-Unis (maïs et blé en particulier), dont Chicago, surnommée Windy City (« Ville venteuse »), sera le cœur battant.
Chicago se situe à la pointe nord-est de l’État de l’Illinois, fondé en 1818 (capitale : Springfield). Tournée vers le sud et l’ouest des États-Unis, elle est toute désignée pour devenir la plaque tournante de ce que le pays va désormais produire et transiter aux quatre points cardinaux.
Le cœur du réseau ferroviaire nord-américain
Au début du XIXe siècle, la richesse des États-Unis repose sur les productions agricoles telles que les céréales et le coton.
Les céréaliers du Midwest comptent sur les progrès techniques pour d’une part augmenter leur production, d’autre part acheminer les céréales vers les marchés de consommation, distants de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres. Ils ne peuvent se suffire du transport par voies navigables, que ce soit par le lac Michigan vers l’est, ou par le fleuve Mississipi vers Saint-Louis au sud.
Justement, en 1830, une première ligne de chemin de fer est inaugurée aux États-Unis entre Baltimore, (Maryland) et la rivière Ohio, dans l’État de Virginie-Occidentale. Quatre ans plus tard, Cyrus H. McCormick dépose le brevet de la première moissonneuse mécanique. En 1848 enfin, une ligne ferroviaire est établie au départ de Chicago à travers l’Illinois.
Profitant de sa situation exceptionnelle, Chicago voit dans ce laps de temps sa population augmenter de 400 à 30 000 habitants. Elle atteindra son premier million d’habitants dès 1890 ! Ceci fait d’elle l’une des plus impressionnantes « villes champignons » américaines du XIXe siècle. À l’instar d’autres industriels renommés de l’époque, McCormick va s’établir à Chicago.
La démographie et la géographie aidant, le réseau ferroviaire va s’étendre dans toutes les directions. Des lignes vont peu à peu être construites vers les quatre coins du pays. L’une relie au nord Chicago à Milwaukee, puis à Minneapolis, pour atteindre Seattle par la suite.
L’aventure transcontinentale oppose à partir des années 1860, en pleine guerre de Sécession, les deux grandes compagnies étasuniennes que sont Union Pacific et Central Pacific. L’émulation les conduit à lancer des lignes en direction de Sacramento via Denver, et de Los Angeles. Au sud, Saint-Louis, Fort Worth et La Nouvelle-Orléans sont bientôt desservies. À l’est, le réseau rayonne vers Détroit, Buffalo, Pittsburgh et Indianapolis.
Chicago devient ainsi le principal nœud ferroviaire des États-Unis et profite de l’augmentation très rapide de la production céréalière et animalière des Grandes Plaines.
Un ensemble urbain en constante effervescence
À mesure que la ville s’étend, les contraintes d’ordre naturel deviennent autant de défis pour les autorités. En effet, l’aménagement de la ville est compliqué par la zone marécageuse environnante. Le terrain trop meuble ne permet pas la construction du réseau routier nécessaire et l’endroit est régulièrement inondé, ce qui rend la ville presque insalubre.
Avant les années 1870, les conditions de vie y demeurent précaires. Les constructions sont pour la plupart en bois ou en briques, avec des toitures recouvertes de goudron hautement inflammable. En outre, elles sont entassées les unes contre les autres, accentuant l’effet de surpopulation et entretenant une insalubrité chronique.
La municipalité emploie alors les grands moyens au point de faire de Chicago un joyau de l’urbanisme. D’une part, le drainage est amélioré par la construction d’égouts C’est ce que l’on nomme aujourd’hui le Raising of Chicago des années 1850 et 1860.
La ville est ainsi surélevée de quelques mètres au moyen de vérins gigantesques afin de pouvoir creuser le réseau de canalisations d’évacuation des eaux usées. D’autre part, pour préserver l’eau potable du lac Michigan, la rivière Chicago est détournée vers le Mississipi, qui se jette lui-même dans le golfe du Mexique. Là aussi, on imagine bien que les moyens techniques employés furent considérables.
En 1871, un drame survient qui, à son tour, bouscule les nécessités et les techniques de construction. Au mois d’octobre, un gigantesque incendie se déclare au sud-ouest du centre-ville et fait rapidement des centaines de victimes et de sans-abris. De nombreux quartiers sont ravagés par les flammes. La catastrophe marquera les esprits, la littérature s’en emparera.
L’incendie impressionne en particulier par sa rapidité, d’autant plus que le bras de rivière ne sert même pas de coupe-feu. L’Hôtel de ville est détruit, tout comme l’Opéra, des églises, des commerces, des bureaux, des hôtels et des bâtiments administratifs. Le bilan fait état de dommages matériels et humains supérieurs à ceux de l’incendie de Moscou en 1812 et comparables à ceux de l’incendie de San Francisco en 1906. Un quart des stocks de grain et de bois, notamment, ont été perdus.
Les causes du drame demeurent aujourd'hui encore inconnues. En revanche, la réaction des édiles fut rapide et énergique. Le Chicago Fire Department (corps des sapeurs-pompiers professionnels) est redéployé en conséquence. Les normes de construction changent drastiquement, et le code du bâtiment interdit dorénavant toute construction en bois. Fort heureusement, les systèmes d’eau, d’égouts et de transports sont demeurés intacts, ce qui facilite la reconstruction.
Plus de deux cents chantiers sont mis en branle quelques semaines seulement après l’incendie. Les matériaux employés sont encore la pierre et le brique, mais quelques années plus tard, l’ossature des bâtiments sur plusieurs étages sera systématiquement en acier, permettant en même temps d’intensifier l’essor métallurgique de la ville.
Une vitrine de la modernité
Faisant d’un drame l’opportunité d’un renouveau et d’un progrès technique, Chicago devient bientôt la capitale et le laboratoire de l’architecture nouvelle. Outre l’acier, le ciment, le fer forgé et le verre armé vont s’imposer de plus en plus… et de plus en plus haut.
Chicago peut ainsi s’enorgueillir de la construction du premier véritable gratte-ciel, le Home Insurance Building en 1885. Notons qu’elle a été rendue possible par l’invention de l’ascenseur à pistons hydrauliques. Le premier avait été installé par Elisha Graves Otis le 23 mars 1857 dans un magasin de cinq étages, le E.V. Haughtwout & Co., sur Broadway (New York).
Haut de 55 mètres, accusant dix étages, le gratte-ciel de Chicago dispose d’une structure totalement métallique et de plusieurs ascenseurs rapides, et surtout sécurisés. Il paraît tellement haut pour l’époque que les autorités municipales interrompent l’édification du bâtiment durant quelques semaines afin d’apaiser l’inquiétude des riverains quant à la solidité de l’ensemble.
Cette avant-garde culturelle dans l’urbanisation des grandes villes a bénéficié de l’essor sidérurgique de Chicago, de l’importation et de l’exportation des matières premières et des produits manufacturés (notamment en équipement ferroviaire) grâce à l’aventure du rail, permettant l’urbanisation non seulement de Chicago, mais de l’ensemble du pays.
L’École de Chicago, mouvement d’architecture et d’urbanisme, est un acteur majeur de cette renaissance et du fait que la ville devienne un modèle pour le reste du pays. Au début du XXe siècle, le Plan Burnham de restructuration urbaine de Chicago dessine les contours de la ville de demain : le cœur institutionnel, l’élargissement des rues, l’aménagement des espaces verts et du littoral, le déploiement des réseaux routiers et ferroviaires.
La ville accueille l’Exposition universelle de 1893, dans le cadre du 400e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde. Il s’agit bel et bien d’une vitrine des États-Unis présentée au monde entier, un aperçu du gigantisme urbain et de la modernité industrielle dont les Américains, en tant que jeune nation, deviennent les chantres.
L’événement se tient dans le Jackson Park, au sein d’un ensemble urbain au style classique qui abrite le tout nouveau musée des Sciences et de l’Industrie ainsi que l’Université de Chicago fondée en 1890 par le magnat du pétrole John D. Rockefeller. Hannah Arendt, Friedrich Hayek, T. S. Eliot ou encore Barack Obama auront l’occasion d’y enseigner !
Le métro aérien, entré en service l’année précédente, permet de desservir les lieux. L’architecture d’ensemble inspirera par la suite les célèbres parcs de loisirs Disney. À cette occasion, la toute première grande roue est hissée au cœur de l’exposition, comme une manière de répondre à la tour Eiffel, star de l’Exposition universelle de Paris quatre ans plus tôt.
Le génie scientifique, motivé par l’importance stratégique de la mégapole, aura eu raison des difficultés et des catastrophes du XIXe siècle, faisant de Chicago, en quelques décennies, un centre culturel majeur et un pôle d’innovation en tous genres. En 1900, elle est la deuxième ville la plus peuplée des États-Unis et la cinquième au niveau mondial derrière New York, Londres, Paris et Berlin.
La matrice de l’industrie de masse
En termes de rationalisation de l’activité industrielle, Chicago fait figure de précurseur. En 1865, la guerre de Sécession est terminée. Le président Abraham Lincoln, juriste à Chicago, investi par le Parti républicain dans cette même ville cinq ans plus tôt et fraîchement réélu pour un second mandat, meurt assassiné au mois d’avril.
Fief républicain et unioniste, Chicago accueille alors les fameux Union Stock Yards (ou « parcs à bestiaux de l’Union »), le quartier des abattoirs, aux abords de la rivière. L’endroit est aménagé et inauguré au mois de décembre par un consortium de compagnies de chemin de fer, notamment la compagnie Alton Railroad qui relie Chicago à Saint-Louis et la compagnie Lake Shore and Michigan Southern Railway qui dessert Detroit et Buffalo depuis Chicago.
En 1867, les premiers wagons frigorifiques sont créés à Detroit, ce dont va bénéficier l’industrie agro-alimentaire de Chicago, en particulier pour le transport de la viande au-delà du Midwest. Cette même année 1867, Philip D. Armour construit à Chicago la première usine moderne de conditionnement de viande à grande échelle. Gustavus F. Swift, quant à lui, fait fortune dans le transport de viande réfrigérée vers les grandes villes de la Nouvelle-Angleterre.
Avec le travail à la chaîne, les carcasses défilent devant les ouvriers qui, debout, répètent chacun la même tâche. Il s’ensuit une productivité phénoménale : un bœuf est tué, débité et mis en conserve toutes les neuf secondes, un porc toutes les cinq secondes. Vers 1900, plus de 80% de la viande consommée dans l’ensemble du pays est originaire des abattoirs de Chicago.
Le travail à la chaîne est repris par le cigarettier American Tobacco puis par l’industrie automobile. Dans ses mémoires My Life and Work (1922), Henry Ford reconnaît s’être inspiré du travail à la chaîne dans les abattoirs de Chicago pour diminuer par huit le temps de montage de la Ford modèle T (1908). Ce n’est toutefois pas à Chicago mais à Detroit, dans l’État voisin du Michigan, qu’il développera la construction automobile.
Ne soyons pas surpris que Chicago soit pionnière aussi en matière de luttes sociales. Les syndicats américains avaient obtenu la journée de huit heures de travail à compter du 1er mai 1886. Mais certains industriels dont MacCormick Harvester, à Chicago, se faisaient tirer l’oreille. Il s’ensuit une grande manifestation le 3 mai suivant. Trois syndicalistes sont tués.
Une marche de protestation a lieu le lendemain. Dans la soirée, tandis que la manifestation se disperse, une bombe explose à Haymarket Square et fait une quinzaine de morts dans les rangs de la police. Trois syndicalistes anarchistes sont jugés et condamnés à la prison à perpétuité, cinq autres sont pendus le 11 novembre 1886 malgré des preuves incertaines (ils seront réhabilités plusieurs années après). En conséquence de quoi les syndicats européens institueront quelques années plus tard une « journée internationale des travailleurs » destinée à se renouveler tous les 1er mai.
C’est enfin à Chicago qu’a vu le jour le réfrigérateur Domelre (pour DOMestic ELectric REfrigerator), premier réfrigérateur domestique, produit industriellement à partir de 1913. Cette invention est probablement, de toutes, la plus emblématique de la société de consommation à venir, car de la capacité des ménages à conserver et capitaliser les denrées de première nécessité viendra leur appétence pour l’acte marchand et le commerce des produits contingents.
Les opportunités d’emplois offertes par l’industrie attirent en masse des immigrants dès la fin du XIXe siècle. La plupart viennent de Suède, d’Allemagne, d’Italie ou de Pologne, sans compter les Noirs libres qui fuient le Sud ségrégationniste. Dans leurs night-clubs, ils vont donner naissance entre les deux guerres mondiales à un jazz et un blues urbains d’une grande expressivité.
Un symbole du capitalisme devenu terre d’élection de la mafia
C’est encore à Chicago, en 1848, que s’établit la première bourse de commerce d’Amérique du Nord. Elle abrite le négoce des céréales (blé, maïs, avoine, soja, riz), ainsi que ceux du bois et du lait. Malgré l’escalade urbaine et industrielle des décennies suivantes, les produits ruraux, agro-alimentaires et les matières premières sont demeurés des références dans le Midwest. Dès lors, la ville n’a jamais cessé d’être l’un des principaux centres financiers du pays, ce dans tous les domaines.
À la fin du XIXe siècle, la conjoncture est favorable à l’entrée en scène d’un nouvel acteur économique. La vile est à présent à son apogée industriel. C’est un lieu incontournable pour tout ce qui concerne l’industrie alimentaire, les transports, la sidérurgie, l’architecture. C’est également une place financière d’importance. Enfin, Chicago comporte en son sein une vaste et variée population immigrée, originaire d’Irlande, d’Italie ou d’Europe de l’Est. La misère que cela draine dans ce nouveau temple de la consommation de masse ne tarde pas à profiter au commerce interlope.
Historiquement, les premiers gangs se constituent à New York, principalement dirigés par des Irlandais. Dans les années 1890, ils s’étendent à Chicago où domine la « Main noire » (Mano nera), une organisation sans véritable hiérarchie, encore artisanale et dirigée par des immigrants italiens tels Giacomo Colosimo et Johnny Torrio. Ce n’est qu’à partir de 1910 que le crime organisé se constitue en mafia, sur le modèle sicilien. On parle désormais de l’Outfit de Chicago.
L’Outfit doit alors jouer des coudes, à la fois pour contrer la mafia irlandaise au nord de la ville et pour se déprendre des velléités d’hégémonie des cinq grandes familles new-yorkaises.
En pleine Prohibition, en 1925, un certain Al Capone, né à Brooklyn en 1899, prend la tête de l’organisation. À la tête d’un vaste réseau de bars clandestins et de maisons de passe, il se débarrasse de la concurrence dans un bain de sang, le massacre de la Saint-Valentin, le 14 février 1929 à Lincoln Park (Chicago), et assure les beaux jours de la mafia par le trafic d’alcool et la corruption d’une bonne part des politiciens et des policiers de la ville. « Scarface » tombe néanmoins en 1931, condamné pour fraude fiscale.
Comme tout ce qui provient de Chicago, la mafia locale étend son influence bien au-delà de l’Illinois et même du Midwest. Les parrains qui succèderont à Capone maintiendront longtemps leur emprise à Hollywood, auprès des grands studios, dans les années 1940 et 1950, puis à Las Vegas dans les années 1960. Les extorsions de fonds se feront, bien souvent, avec la complicité des patrons de syndicats dont le plus célèbre demeure Jimmy Hoffa, ami de la famille Kennedy.
Une source d’inspiration sans fin
L’influence de la ville de Chicago sur nos manières de vivre et de consommer reste considérable, tant sur le plan urbain que celui des transports, aussi bien au niveau culturel qu’industriel ou alimentaire. La vie moderne y tient racines. Il est même des domaines et des découvertes qui ont germé à Chicago de manière assez insoupçonnée. C’est le cas de l’énergie nucléaire.
En décembre 1942, dans le cadre du Projet Manhattan, une équipe de scientifiques dirigée par le physicien Enrico Fermi investit une salle abandonnée sur le site de l’université de Chicago afin de mettre au point la toute première pile atomique au monde, la Chicago Pile-1. Le principe est d’élaborer un réacteur nucléaire artificiel en bois qui renferme 50 000 briques de graphite, contenant elles-mêmes six tonnes d’uranium. Ainsi ont-ils provoqué et supervisé la première réaction en chaîne auto-entretenue. L’année suivante, la pile est démantelée et reconstruite dans un endroit plus inhabité de l’Illinois. Et l’industrie nucléaire fut !
Plus proche de nous, on oublie souvent que la Willis Tower de Chicago (construite en 1973 sous le nom de Sears Tower) aura été le plus haut gratte-ciel au monde durant 25 ans et le point artificiel culminant des États-Unis durant 40 ans, avec ses 442 mètres de haut. Éclipsée par les tours jumelles du World Trade Center au destin dramatique, la Willis Tower fait encore aujourd’hui écho au Home Insurance Building, construit un siècle plus tôt et huit fois moins haut.
Mais cette débauche d’innovations, de production, de consommation, cette profusion de bruit, de béton et d’acier ne sont pas sans susciter un trouble chez les Européens pour lesquels Chicago représente, plus encore que New York ou Los Angeles, l’exubérance du Nouveau Monde.
Paul Bourget, écrivain et académicien en vogue sous la IIIe République, est le premier à exprimer ce trouble, à l’opposé de l’émerveillement d’Alexis de Tocqueville, soixante ans plus tôt. Ainsi écrit-il suite à sa visite de l’Exposition universelle de 1893 ainsi que des fameux abattoirs de Chicago :
« Un des énormes commerces de cette ville est celui de la viande. Les gens de Chicago en rougissent un peu. […] Ils sont lassés de s’entendre appeler par leurs détracteurs les habitants de Porcopolis. Ils se plaignent que leur ville soit toujours identifiée, comme on dit ici, avec cette brutale boucherie. […] Elle aspire à ne plus être simplement la fournisseuse de nourriture qui, l’année dernière, par une seule de ces maisons, a dépecé un million sept cent cinquante mille porcs, un million quatre-vingt mille bœufs, six cent vingt-cinq mille moutons… » (Outre-Mer, Notes sur l’Amérique, Paris, 1895, Tome 1).
Sans surprise, l’écrivain américain et socialiste (les deux qualités ne sont pas incompatibles) Upton Sinclair s’en prend en 1906 aux conditions de travail des ouvrières dans lesdits abattoirs avec des mots qui pourraient sans doute encore aujourd’hui s’appliquer aux travailleurs bengalais ou chinois :
« Les cadences semblaient chaque jour un peu plus inhumaines. On inventait sans cesse de nouvelles méthodes, que n’auraient pas reniées les adeptes de cette torture moyenâgeuse où l’on donnait à intervalles réguliers un tour de vis supplémentaire pour broyer les doigts du supplicié et extorquer de lui ce qu’on voulait. Les patrons engageaient, avec un bon salaire à la clé, des « meneurs de train » chargés de tenir leurs camarades à l’allure requise par les machines modernes, afin de pousser les hommes à la limite de leurs possibilités. Ainsi, dans les salles d’abattage des cochons, la vitesse de défilement des bêtes était réglée par un système d’horlogerie qui permettait d’accélérer le train un peu plus tous les jours. Dans le cas du travail aux pièces, la tactique consistait à réduire le temps imparti à chaque tâche. Le même travail devait être accompli plus rapidement, pour un même salaire. Ensuite, dès que les ouvriers s’étaient habitués au nouveau rythme, la direction diminuait le tarif par pièce pour qu’il corresponde au temps passé ! Ce procédé était si fréquent dans les fabriques de boîtes de conserve que les ouvrières étaient au bord du désespoir. Au cours des deux dernières années, elles avaient ainsi perdu un bon tiers de leurs revenus… » (La Jungle, 1906, Chapitre 11).
Peu avant la Grande Dépression de 1929, l’écrivain français Georges Duhamel (prix Goncourt en 1918) effectue à son tour un voyage en Amérique et, à Chicago, ses hôtes lui font visiter les abattoirs. Il en tire la matière de l’un des chapitres de son œuvre Scène de la vie future, parue en 1930. Il y décrit une « vile dans la ville », une « omnipotente porcocratie », soucieuse d’automatisation à l’extrême, de l’optimisation du temps consacré à l’abattage et au dépeçage de chaque animal. Il se dit terrifié et même dégoûté qu’un tel cycle de production-consommation puisse un jour s’imposer en Europe.
Il y voit quasiment une faillite de la civilisation et ne mâche pas ses mots : « Les bêtes toutes fangeuses, sont saisies par une patte, saisies dans un nœud coulant et accrochées à la chaîne. Elles pendent, la tête en bas, et hurlent en chœur leur affreux chant de mort. Mais, déjà la chaîne les entraîne et, tout de suite, les présente au tueur. » Il ajoute même, goguenard : « Et le cri ! Le cri, toujours, qui renaît au bout de la chaîne. Le cri, si fort et si vivant qu’on en fera quelque chose, un jour. Il est absurde que cette énorme somme d’énergie s’évapore ainsi, se perde dans l’espace. On en fera de la musique, de beaux airs de jazz-band. »
Deux ans plus tard, Hergé s’inspire de l’ouvrage de Georges Dumahel dans son album Tintin en Amérique. Ainsi évoque-t-il sous le nom de « Slift » les fameuses usines Swift de Chicago.
En 1970, relayant cette sourde inquiétude, le président Georges Pompidou prononce à Chicago un discours demeuré célèbre, car empreint d’un avant-gardisme écologique, dont voici l’exorde :
« Avec ses 8 millions d’habitants, ses 46 milliards de dollars de produit annuel brut, un revenu annuel par famille de 14 000 dollars, une production d'acier supérieure à celle de la France, Chicago n'a pas besoin d'éloge. La réalité de ses entreprises parle pour elle, comme la beauté de ses gratte-ciels qui évoquent les noms des plus grands architectes tels que Mies van der Rohe [décédé quelques mois plus tôt]. Dans l'aventure de l'Amérique moderne, du monde moderne, votre ville joue un rôle éminent que lui confèrent l'esprit d'entreprise et l'énergie de ses citoyens. Il n'en est pas de plus représentative des progrès extraordinaires accomplis par les États-Unis dans les domaines de la technique et de l'industrie. Mais le rythme de cette évolution crée à l'homme de la fin du XXe siècle des problèmes inattendus. Pris de court par les transformations de son milieu dont il est pourtant directement responsable, il se demande s'il est encore capable de maîtriser les découvertes scientifiques et technologiques dont il attendait le bonheur. Tel l'apprenti sorcier, ne risque-t-il pas finalement de périr par les forces qu'il a déchaînées ? »
Pour finir sur une note plus légère, la mascotte Benny, le taureau des Chicago Bulls, qui est aussi bien une référence à l’exploitation bovine de la ville, qu’un hommage à la combativité d’une équipe de basketball emmenée par le mythique Michael Jordan, promène sa tête sur bon nombre de vêtements de sport à travers le monde depuis maintenant quarante ans. La marque Nike, symbole de la culture sportswear américaine, a compris très tôt que ce sport, cette ville et leur joueur-phare seraient ses meilleurs ambassadeurs… doublés d’une manne sans fin.
Si aujourd'hui Chicago suscite davantage d’admiration que de répulsion, si elle s’impose comme un modèle de réussite économique et d’innovations en tous en genres, elle n’en demeure pas moins le symbole paradoxal d’une empreinte perpétuelle et délétère faite par l’homme sur son environnement naturel, ainsi que d’un mode de vie qui n’a parfois plus rien d’humain.
Histoires de cités
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aubert (16-09-2023 17:04:18)
Super article sur la ville de Chicago. Bravo.
Pierre Spierckel (24-05-2023 13:43:17)
Merci pour bel article. Chicago est aussi le site (à WIlmette, au nord de la ville) du premier "temple" baha'i d'Occident. Le premier dans le monde, à Achgabad (Turkmenistan) a été démoli à l'Ã... Lire la suite