Autour de l'An Mil (Xe-XIe siècles de notre ère), l'Europe occidentale entre dans une longue phase de progrès d'où va sortir notre civilisation. L'historien Georges Duby a qualifié cette période de « Printemps du monde » !
Un lourd passif
Les empires hellénistique, romain, byzantin ou arabe reposaient sur la domination d'un vaste territoire par une élite militaire. Ils permettaient à celle-ci de développer de puissantes et luxueuses métropoles au détriment du bien-être des paysans. Ceux-ci étaient généralement asservis à de grandes exploitations gérées par un propriétaire lointain.
La ruine de l'empire romain d'Occident entraîne la quasi-disparition des villes et des grandes exploitations agricoles (les villae romaines).
Les guerriers à cheval des époques mérovingiennes et carolingiennes se partagent les territoires et pressurent les paysans.
Mais dans le même temps, sous l'impulsion de prédicateurs comme saint Martin de Tours, on voit apparaître des villages avec leurs maisons groupées autour de leur clocher et de leur enclos paroissial (église, presbytère et cimetière).
Ce réseau de communautés paysannes, liées par le voisinage, les liens parentaux, les habitudes et les coutumes, a fait jusqu'à nos jours la particularité de l'Europe occidentale.
Il va devenir la clé du renouveau économique de l'Europe.
À l'orée de l'An Mil, les guerriers et seigneurs apprennent à composer avec les communautés paysannes. Ils dépendent de celles-ci pour leur approvisionnement et ne peuvent les piller sans risque pour eux-mêmes. Les us et coutumes acquièrent force de loi et tempèrent l'arbitraire des guerriers et des souverains.
Le Moyen Âge a connu un modeste redoux dont les conséquences ont néanmoins été importantes comme en témoignent les chroniques sur le Groenland.
C'est en 982 que le Viking Éric le Rouge découvre une grande île chargée de glace avec quelques maigres prairies sur les littoraux. Il la baptise Groenland, un nom qui signifie « terre verte », histoire d'y attirer des colons ! Éric le Rouge a pu accéder au Groenland grâce au réchauffement climatique qui a perduré de l'époque de Charlemagne (VIIIe siècle) à celle de Saint Louis (XIIIe siècle). Cet « optimum médiéval » a libéré le Groenland de sa barrière de glaces flottantes, au moins en été, et facilité le développement des prairies littorales. La petite colonie viking disparaît à la fin du Moyen Âge avec le retour à des températures plus froides.
« L'optimum médiéval s'est soldé par une élévation de température de quelques dixièmes de degré », précise Hervé Le Treut, directeur du laboratoire de météorologie dynamique (Université Pierre et Marie Curie, Paris). « Il n'a donc rien de comparable avec le réchauffement climatique en cours qui, lui, se soldera par une élévation de température de 2 à 6°C d'ici 2100 ». Il n'empêche que ce léger radoucissement du climat a facilité sur le continent européen les grands défrichements et contribué à l'augmentation de la population.
Innovations techniques et développement rural
À partir de l'An Mil, les seigneurs participent eux-mêmes au développement économique des campagnes en investissant dans les fours et les moulins qui introduisent dans les campagnes une première révolution industrielle. L'Église y participe également par le biais de ses moines. Ces derniers procèdent à de très nombreux défrichements et n'hésitent pas à implanter des abbayes et des monastères dans les lieux les plus ingrats (par exemple la Grande Chartreuse, dans les Alpes, au-dessus de Grenoble).
« Les moines réhabilitent le travail manuel que les derniers Romains avaient abandonné et pour lequel ils n'avaient pas hésité à organiser l'immigration de travailleurs barbares », écrit l'historienne Régine Pernoud (note). « En réhabilitant le travail manuel, les moines développent aussi l'outillage. Ils ont en effet le souci d'alléger leur peine afin de consacrer plus de temps à la prière » !
Ce célèbre chapiteau de l'église de la Madeleine, à Vézelay, est connu sous le nom de Moulin mystique. Il s'agit d'une allégorie religieuse : Moïse verse le grain (l'Ancien Testament, texte sacré des juifs) et saint Paul, instruit par le Christ, transforme ce grain en farine (le Nouveau Testament, fondement du christianisme). Sur ce chapiteau, la roue à engrenages du moulin témoigne du remarquable développement technologique dont bénéficient déjà les campagnes à l'époque romane (XIe-XIIe siècles).
La paix favorise l'investissement et l'innovation
Les innovations techniques se diffusent rapidement d'un village à l'autre grâce à une plus grande sécurité des campagnes, à une plus grande stabilité des communautés paysannes ainsi qu'à l'esprit d'initiative des abbés, grâce également à une forte croissance de la population qui stimule les besoins et les initiatives.
La charrue à roues facilite le labour des sols lourds du nord de l'Europe. L'assolement triennal permet de tirer un plus grand profit des terres en les laissant seulement un an sur trois au repos (jachère). Les deux autres années, on alterne les cultures en fonction de la profondeur des racines de façon à laisser chaque fois une partie du sol au repos.
Dans l'industrie, de nombreuses innovations sont entrées en application dès la fin de l'empire romain et les premiers siècles du Moyen Âge, comme l'arbre à cames qui permet d'utiliser les moulins à eau ou à vent pour actionner des marteaux (mouvement linéaire alternatif) et non plus seulement des meules (mouvement rotatif).
Après l'An Mil, les moulins se multiplient de pair avec le développement des activités textiles (foulage des tissus) et métallurgiques. L'historien Jean Gimpel a pu calculer que ces moulins médiévaux d'Europe occidentale représentaient une énergie totale de la valeur d'une ou deux tranches nucléaires (note) !
Villes et commerce
Au XIIe siècle, l'amélioration (très relative) de la sécurité et l'accroissement (très sensible) de la production agricole et de la population s'accompagnent de la naissance de nouveaux « bourgs », à l'origine de nos villes actuelles. Ils naissent du regroupement d'artisans et de marchands à l'emplacement des anciennes cités antiques ou sous l'ombre protectrice d'un château ou d'un monastère.
C'est le début d'une urbanisation radicalement nouvelle : ces villes n'ont plus pour raison d'être, comme sous l'Antiquité, le service d'un souverain (administration, cour...) ; elles répondent aux besoins de la population environnante : seigneurs et clercs aussi bien que paysans.
On a souvent considéré la naissance et le développement de ces « bourgs » comme des phénomènes spontanés. Dans les faits, l'archéologie et l'analyse des textes révèlent généralement une volonté seigneuriale à l'origine de ces bourgs. C'est pour s'assurer des revenus réguliers sous forme de taxes diverses que les puissants agrègent des gens de métier au pied de leurs murailles, au besoin en procédant à des transferts forcés de population.
Très vite, les « bourgeois » (habitants libres des bourgs) négocient avec leur seigneur des franchises à l'image de celle octroyée par Louis VI le Gros aux habitants de Lorris-en-Gâtinais en 1134. En échange d'une taxe régulière, ils obtiennent le droit de gérer eux-mêmes leur communauté. C'est le début des libertés communales.
Les artisans organisent les métiers de façon à promouvoir les plus compétents dans des organisations pyramidales, jurandes, gildes, hanses... que l'on appellera « corporations » à partir du XVIIIe siècle. Ils s'imposent aussi des règles strictes comme l'obligation de travailler de jour et dans des ateliers ouverts, sous le regard des passants, afin d'éviter toute tricherie sur la qualité et rassurer les acheteurs (on sanctionne ceux qui violent cette règle et travaillent la nuit, autrement dit « au noir »). C'est le fondement de la « société de confiance », une spécificité de la société médiévale qui va permettre l'essor des échanges et le développement du capitalisme !
Les marchands peaufinent leurs techniques de gestion grâce à la comptabilité en partie double, inventée en Italie en 1292 et longtemps tenue secrète.
Le capitalisme lui-même apparaît vers 1200 avec les premières sociétés par actions, constituées par des minotiers toulousains qui mettent en commun leurs économies pour investir dans des moulins flottants. Il tire parti des progrès en matière de transport, surtout dans le domaine maritime : la navigation au long cours profite en effet du gouvernail d'étambot, des boussoles et des premières cartes marines (portulans).
Les apports politiques du Moyen Âge sont encore très vifs, qu'il s'agisse du parlementarisme né avec la Grande Charte, du suffrage universel, à l'image des moines élisant leur abbé selon le principe : un homme, une voix, ou de la démocratie de proximité comme en Suisse.
Épargnée par les invasions, plus sûre et plus stable, l'Europe occidentale ressent très vite les bienfaits du nouvel Âge. Entre l'An Mil et la Grande Peste de 1348, la population va dans l'ensemble doubler ou même tripler. L'Angleterre passe ainsi d'un million d'habitants à près de trois millions, la France de 8 à 15 ou 16.
La foire du Lendit (déformation de : au jour dit !) naît au XIe siècle près de l'abbaye de Saint-Denis, au nord de Paris. Les marchands profitent du rassemblement populaire occasionné par l'exposition des reliques de la Passion, à la mi-juin. Au XIIIe siècle, sous le règne de Saint Louis, elle connaît un développement important et se spécialise dans le commerce des parchemins, à l'usage des étudiants et des copistes... La guerre de Cent Ans, au siècle suivant, va entraîner sa disparition progressive.
Forte de ses acquis politiques, spirituels et économiques, l'Europe médiévale passe d'une attitude de repli à une attitude offensive. La première manifestation de ce renouveau est la croisade.
Par-delà ses excès, la croisade ouvre l'Europe sur l'Orient et le reste du monde. Elle révèle aux guerriers, aux commerçants et aux clercs des réserves illimitées d'aventures, de richesses et de connaissances et cette révélation ne restera pas lettre morte : à la différence des autres cultures qu'elle aura l'occasion de côtoyer, Chine, Japon, Islam... jamais l'Europe ne se repliera sur elle-même pendant le millénaire qui suivra.
Relativement surpeuplée par rapport aux techniques agricoles du moment, l'Europe occidentale est très durement affectée par la Grande Peste. L'épidémie, conjuguée aux troubles politiques liés à la guerre de Cent Ans et à l'irruption des Turcs dans les Balkans, tue dans certaines régions jusqu'à 40% de la population.
Confrontés au manque de main-d'oeuvre, les seigneurs accordent des droits de propriété et de meilleurs revenus à leurs paysans, ce qui met fin au servage dans la plus grande partie de l'Europe. Pour se procurer de l'argent à bon compte, ils vendent aussi des franchises communales aux bourgeois qui pratiquent le commerce et l'artisanat dans les villes en gestation.
De la sorte, les malheurs du XIVe siècle aboutissent à la mutation de la société féodale en une société d'un type nouveau, respectueuse des droits de l'individu.
L'ascension économique et démographique de l'Europe, entamée de façon imperceptible aux abords de l'An Mil, se fait de plus en plus rapide...
L'historien économiste Angus Maddison estime que le revenu par habitant en Europe occidentale aurait triplé entre le XIe siècle et le début du XIXe siècle. « Il s'ensuit que, dès le XIVe siècle, en termes de revenu par habitant, l'Europe a rattrappé la Chine, à l'époque la première économie de l'Asie », écrit Philippe Simonnot (note).
Au fil du deuxième millénaire, l'Europe n'a jamais cessé de progresser tout en surmontant avec bonheur les menaces successives. C'est ainsi que l'irruption des Mongols, au XIIIe siècle, a ruiné les peuples slaves et l'empire arabe de Bagdad mais elle a heureusement épargné l'extrémité du vieux continent.
Un peu plus tard, les Turcs se sont installés en Anatolie et ont détruit ce qui restait de l'empire byzantin, mais, paradoxalement, ce drame a revigoré l'Occident. Les ultimes dépositaires de la culture antique (moines et lettrés) se sont en effet repliés en Italie et, bénéficiant des libertés communales, ont engendré une culture nouvelle qu'un historien du XIXe siècle appellera « Renaissance ».
Au sud et à l'est, plus rien ou presque ne menace l'Europe quand celle-ci lance ses caravelles sur tous les océans à la poursuite des épices et de l'or. Tandis que les Espagnols, suivis des Français et des Anglais, se tournent vers le Nouveau Monde occidental, les Portugais et les Hollandais préfèrent contourner l'Afrique pour prendre pied dans les Indes orientales et jusqu'au Cipango mystérieux qu'avait entrevu Marco Polo (le Japon actuel).
Par l'effet cumulatif des découvertes et des inventions s'ajoutant les unes aux autres, plus rien ne semble pouvoir freiner l'expansion des Européens après le XVe siècle. L'Europe atteint le sommet de sa puissance au milieu du XIXe siècle, quand le monde entier se soumet aux exigences de ses marchands et à la pression de ses colons.
L'effondrement va venir de la crise morale et politique qui frappe les classes dirigeantes européennes à partir des années 1880. Dans la bourgeoisie intellectuelle surgissent des idéologies totalitaires, scientistes, socialistes ou racistes, prônant la création d'une humanité nouvelle grâce à l'instauration d'États autoritaires et tout-puissants et à l'abolition des libertés formelles et des traditions politiques.
D'aucuns appellent la Guerre de leurs voeux, considérant l'extermination de millions d'êtres humains comme le prix à payer pour la régénération de la société et la création d'un Homme nouveau...
Il ne faudra pas moins de deux guerres mondiales, plusieurs révolutions totalitaires et un génocide pour ramener un semblant de raison en Europe.
Il était une fois... l'Europe
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