Le syndicalisme tel que nous le connaissons aujourd'hui a moins de deux siècles d'existence. Il est né en Angleterre avec la révolution industrielle et la formation d'une classe ouvrière. Il a obtenu droit de cité à la fin du XIXe siècle dans la plupart des pays occidentaux.
En France, l'empereur Napoléon III a accordé en 1864 le droit de grève aux ouvriers mais c'est seulement vingt ans plus tard, sous la IIIe République, qu'ont été légalisés les syndicats, par la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884.
En butte à la méfiance de la classe politique, à la différence de leurs homologues britanniques et allemands, ces syndicats vont être livrés à l'extrême-gauche anarchiste et s'abandonner à l'illusion du grand soir révolutionnaire.
Syndicats et Bourses du Travail donnent naissance à la première confédération
La gauche républicaine, qui a pris le pouvoir après les troubles de la Commune, se détourne ostensiblement de la classe ouvrière. Le fougueux Léon Gambetta peut déclarer au Havre, le 18 avril 1872 : « Croyez qu'il n'y a pas de remède social, car il n'y a pas une question sociale. »
Des syndicats se développent malgré tout dans les grandes usines et l'on en compte bientôt un demi-millier. En 1879 naît la première fédération nationale professionnelle, celle des chapeliers, suivie deux ans plus tard par celle du Livre puis en 1883 par celle des mineurs. Sous la présidence de Jules Grévy, la majorité parlementaire se résout à légaliser leur existence.
Le syndicalisme accélère sa croissance sous l'impulsion de socialistes d'obédience marxiste et de militants chrétiens inspirés par l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII.
Par ailleurs, dans une optique libérale, le Conseil municipal de Paris inaugure le 3 février 1887 la première Bourse du Travail française. Il doit s'agir d'un lieu où chômeurs et employeurs peuvent se rencontrer et faire affaire selon la loi de l'offre et de la demande.
Dans les mois suivants, d'autres Bourses du Travail sont fondées à Nîmes, Marseille... On en compte bientôt près d'une centaine en France (et aussi en Belgique). En février 1892 est constituée une Fédération nationale des Bourses du Travail de France et des colonies. Elles bénéficient d'un financement public important et leur gestion est déléguée aux syndicats. Elles accueillent des sociétés d'entraide sociale, ce qui leur vaut d'être aussi appelées Maisons du Peuple. Très vite, les socialistes y voient un outil pour diffuser leurs idées parmi les ouvriers.
Le pouvoir politique, inquiet de la tournure des événements, replace la Bourse du Travail de Paris sous la tutelle du préfet. Les syndicats se soumettent pour ne pas perdre leurs subventions. Cette addiction à l'argent public est la maladie infantile du syndicalisme français, dont il souffre plus que jamais un siècle après...
La Fédération nationale échappe quant à elle à la tutelle de l'État et défie même celui-ci en portant à sa tête en 1895 un jeune militant anarchiste, Fernand Pelloutier (24 ans), lequel a rejeté le terrorisme façon Ravachol au profit de l'action militante.
La même année, la Fédération nationale des Bourses du Travail se rapproche de la Fédération des syndicats pour fonder à Limoges la Confédération Générale du Travail (CGT). Il s'agit de la première union nationale de syndicats, qui inclut notamment la Fédération du Livre et la Fédération des cheminots.
Au congrès de Montpellier, en 1902, les Bourses du Travail se transforment en unions départementales multiprofessionnelles et se fondent au sein de la CGT. Celle-ci se dote ce faisant de structures fédérales solides et de réels moyens d’action.
Ses effectifs bondissent à plus de cent mille membres sous l’impulsion de son secrétaire général Victor Griffuelhes, un ancien militant anarchiste. Il organise le 1er mai 1906 la première grève générale pour la journée de huit heures.
Quelques mois plus tard, au IXe congrès de la CGT, à Amiens, Victor Griffuelhes fait valoir ses vues dans une motion qui restera dans l'Histoire syndicale sous le nom de « Charte d'Amiens » et préconise la grève générale comme moyen de faire triompher la révolution et « l'expropriation capitaliste ».
Un syndicalisme libre de toute attache politique
Entre le congrès d'Amiens et la Grande Guerre, la CGT voit ses effectifs doubler jusqu'à atteindre environ 400 000 adhérents sur près de huit millions de salariés (une paille à côté des quatre millions de syndiqués britanniques et autant d'allemands).
Mais Victor Griffuelhes, contesté, est démis en février 1909 et remplacé quelques mois plus tard au secrétariat général par un jeune inconnu de trente ans, Léon Jouhaux. Il va demeurer à la tête de la Confédération jusqu’en 1947 (exception faite de l’Occupation) avant de recevoir le Prix Nobel de la Paix 1951 et fonder la CGT-FO (Force Ouvrière).
En attendant, en 1914, Léon Jouhaux rejoint « l’Union sacrée », tout comme Jules Guesde, le dirigeant du parti socialiste (SFIO). Les conflits sociaux reprennent toutefois sans attendre la fin de la guerre. En novembre 1917 se rompt l'Union sacrée tandis qu'en Russie, Lénine et les bolchéviques s'emparent du pouvoir.
En 1919, une rivale se dresse devant la CGT. C'est la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), créée à l'initiative de la Fédération des syndicats féminins et du Syndicat parisien des employés du commerce et de l'industrie. Elle se veut réformiste et apolitique, fidèle à la doctrine sociale de l'Église.
La situation se gâte en 1920. La SFIO ne parvient pas à faire passer des réformes sociales. Quant à la CGT, elle multiplie les grèves tournantes à l’initiative de ses « comités syndicalistes révolutionnaires » (CSR) de tonalité anarchiste et lance une grève générale le 1er mai. Tout cela aboutit à un échec et n’empêche pas des licenciements massifs dans la métallurgie.
À la fin de l’année 1920, la SFIO se déchire au congrès de Tours. La majorité de ses militants rejoint le Parti communiste français (PCF) et fait allégeance à Lénine.
L’année suivante, le 25 juillet 1921, le XVIe congrès de la CGT s'ouvre au palais Rameau, à Lille, dans un climat de grande violence. Des coups de feu sont même tirés et l'on compte une trentaine de blessés.
Léon Jouhaux, réformiste bon teint, obtient la dissolution des comités anarchistes, les CSR. Mais il ne peut éviter le départ d’une minorité, un tiers environ des 700 000 adhérents. Proche du PCF et des bolchéviques, elle va constituer la CGT Unitaire.
Les deux frères ennemis referont leur union le 2-5 mars 1936, au congrès de Toulouse, avec l'aval de Staline, en prélude à la victoire du Front populaire. Bien que réunifiée, avec un total de cinq millions d'adhérents, la CGT va se montrer toutefois incapable de maîtriser le soulèvement spontané qui suit les élections et conduit à deux millions de grévistes.
C'est au secrétaire général du parti communiste Maurice Thorez qu'il reviendra de siffler la fin de la récréation le 11 juin 1936 : « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue ».
Le pacte germano-soviétique de 1939 et l'invasion de la France en 1940 entraînent la CGT dans des dissensions autrement plus graves. Léon Jouhaux est déporté à Buchenwald cependant que René Belin, un autre dirigeant de la Confédération, devient ministre du Travail dans le gouvernement du maréchal Pétain !
Tout en collaborant indignement avec l'occupant, le régime ébranle les institutions de la IIIe République défunte, y compris les syndicats qui sont dissous le 9 novembre 1940 en tant qu'émanation de la lutte des classes.
Les jeunes technocrates de Vichy entament une rénovation sociale qui sera accélérée à la Libération.
Le programme du Conseil National de la Résistance
Le CNR, qui réunit des représentants de la Résistance, des partis de la France libre et des syndicats (CGT et CFTC), publie le 15 mars 1944 un programme d'action qui va devenir la référence commune à tous les partis et syndicats français jusqu'à l'avènement de la monnaie unique, au début du XXIe siècle.
Ce petit texte est joliment intitulé : « Les Jours heureux ». Il préconise un rôle accru de l'État et des syndicats dans la vie économique : « retour à la nation des grands moyens de production monopolisée (...), droit d’accès aux fonctions de direction et d’administration pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires (...), participation des travailleurs à la direction de l’économie, (...) reconstitution d’un syndicalisme indépendant doté de larges pouvoirs dans l’organisation de la vie économique et sociale, (...) sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».
Dans cet esprit va se développer le paritarisme, autrement dit la gestion conjointe des organismes sociaux (Sécurité sociale, emploi, logement, médecine du travail, formation professionnelle...) par les syndicats ouvriers et patronaux. Elle est mise en oeuvre par l'ordonnance du 19 octobre 1945.
La mise en place de l'État-providence est confiée au député communiste et ancien cégétiste Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale dans les gouvernements de Gaulle, Gouin, Bidault et Ramadier, du 21 novembre 1945 au 4 mai 1947, date à laquelle les communistes renoncent à participer au gouvernement.
Le paritarisme existait déjà en France avant la guerre dans certains secteurs. Il s'est développé à grande échelle et avec beaucoup de succès de l'autre côté du Rhin.
Dans la France d'après-guerre, il va avoir une conséquence très dommageable : de façon plus ou moins opaque, les syndicats vont puiser de plus en plus de ressources financières et humaines dans les organismes paritaires dont ils ont la charge. C'est au point qu'aujourd'hui, les syndicats ouvriers ne tireraient des cotisations de leurs adhérents que 4% de leurs revenus, le reste provenant des subventions ainsi que des détachements de la fonction publique (note).
Ni les syndicats patronaux, qui partagent les mêmes travers, ni l'État, soucieux de ménager ses interlocuteurs sociaux, ne vont jamais dénoncer ces dérives qui auront pour conséquence de transformer les centrales syndicales en machines bureaucratiques déconnectées de leur base.
Les jours fastes du syndicalisme
En attendant, Léon Jouhaux, revenu de captivité, est réinstallé à la tête de la CGT. Celle-ci demeure la principale centrale syndicale de France avec environ quatre millions d'adhérents et un journal de grande diffusion, La Vie ouvrière.
Mais elle est noyautée par le Parti communiste français, sorti vainqueur de la guerre et fort d'un quart de l'électorat.
Elle s'aligne sur ses positions et renie sans le dire l'apolitisme de la Charte d'Amiens, devenant la « courroie de transmission » du Parti conformément à la doctrine marxiste-léniniste.
La CGT est suivie de loin par la CFTC. Ajoutons au tableau la CGC, aujourd'hui CFE-CGC (Confédération française de l'encadrement- Confédération générale des cadres). Fondée le 13 octobre 1944, elle a vocation à représenter les intérêts des cadres et agents de maîtrise comme son nom l'indique.
Les enseignants se détachent de la CGT et forment en 1944 la Fédération de l'Éducation nationale (FEN). Elle va se rapprocher en 1993 de quatre autres fédérations indépendantes pour former l'Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), de tonalité réformiste.
Sont également fondés le Conseil national du patronat français (CNPF, rebaptisé en 1998 Medef, Mouvement des entreprises françaises) et la Confédération générale des Petites et Moyennes Entreprises (CGPME).
En 1947, sur injonction de Staline, le PCF s'engage contre la guerre d'Indochine et dénonce avec violence le plan Marshall, ce qui a pour conséquence l'expulsion des ministres communistes du gouvernement le 4 mai 1947. La CGT organise en avril-novembre 1947 des grèves insurrectionnelles. Des militants surexcités sabotent une voie ferrée, occasionnant le déraillement d'un train le 3 décembre 1947 (16 morts).
Léon Jouhaux, de dépit, démissionne le 19 décembre 1947 et fonde avec ses fidèles une centrale dissidente, la CGT-Force Ouvrière (FO). Quant à la CGT proprement dite, elle est prise en main par les communistes qui portent à sa tête Benoît Frachon. Vont lui succéder Georges Séguy (1964) et Henri Krasucky (1982), également communistes bon teint.
Pendant les « Trente Glorieuses », la société française se réforme à tout va.
Le pays connaît néanmoins quelques poussées de fièvre dans les secteurs menacés, les mines, la sidérurgie, le textile.
En mars-avril 1963, les mineurs du bassin charbonnier du Nord menacent le gouvernement d'une grève illimitée.
Or, on est à une époque où le charbon est aussi stratégique qu'aujourd'hui le pétrole et le nucléaire réunis.
Le gouvernement cède sur les augmentations de salaires après avoir reculé devant la perspective d'une réquisition. Mais le président de la République Charles de Gaulle profite du mécontentement des usagers pour réglementer le droit de grève dans les services publics par la loi du 27 juillet 1963 (préavis obligatoire de cinq jours).
En mai 1968, la CGT, qui craint d'être débordée à gauche par le mouvement étudiant, s'offre le luxe d'organiser elle-même pour la première fois une grève générale. Elle revient de cette façon au centre du jeu.
Elle doit désormais compter avec la concurrence de la Confédération Française du Travail (CFDT), une nouvelle centrale issue en 1964 de la scission de la CFTC.
Dirigée par Eugène Descamps, elle flirte avec la gauche autogestionnaire et le PSU de Michel Rocard (Parti socialiste unifié).
Le conflit des « Lip » va nourrir la geste héroïque de la CFDT.
Les ouvriers de cette entreprise horlogère de Besançon découvrent le 12 juin 1973 que l'usine est sur le point d'être déstructurée par son acheteur suisse.
Ils se rebellent et, sous la conduite du « cédétiste » Charles Piaget, reprennent eux-mêmes la production sous le slogan : « On fabrique, on vend, on se paye ».
L'affaire secoue l'opinion avant d'aboutir en décembre 1977 à la mort définitive de l'entreprise.
Sans que les contemporains s'en doutent, cette défaite annonce aussi celle du syndicalisme révolutionnaire. De l'autre côté de la Manche, une inconnue nommée Margaret Thatcher fourbit ses armes.
La lutte finale
Au tournant du XXIe siècle, 8% des salariés français, soit moins de deux millions, adhèrent à un syndicat. C'est trois fois moins qu'au Royaume-Uni ou en Allemagne et deux fois moins qu'au début des années 1980. Le taux de syndicalisation atteint 15% dans la fonction publique et les secteurs dits « protégés » (SNCF, EDF). Il n'est que de 5% dans le secteur privé.
Le travail de revendication sur le terrain est assumé par 430 000 délégués syndicaux cependant que les appareils syndicaux ronronnent avec pas moins de 50 000 permanents, soit un pour 40 adhérents (note).
La fin de l'URSS, l'effondrement du communisme en Europe, les déconvenues du tiers-mondisme, le triomphe du néolibéralisme financier et la désindustrialisation redessinent le paysage syndical.
La CFDT est revenue à une conception social-démocrate de l'entreprise et dialogue sagement avec les gouvernements successifs, y compris de droite.
C'est ainsi qu'en novembre 1995, sa secrétaire générale Nicole Notat rompt le front syndical en guerre contre la réforme de la Sécurité sociale du Premier ministre Alain Juppé et négocie avec celui-ci. En 2003, la CFDT valide également la réforme des retraites du ministre François Fillon contre l'avis de sa base. En 2016, elle signe un accord avec le Premier ministre Emmanuel Valls sur la loi Travail, contestée jusque dans les rangs du parti socialiste.
Mais grâce sans doute à une structure plus centralisée que la CGT, elle progresse dans les élections professionnelles et ambitionne de devancer sa rivale. C'est chose faite en avril 2017 !
La CGT a rompu son lien privilégié avec le parti communiste à l'initiative de Bernard Thibault, un cheminot devenu secrétaire général en 1999. Depuis lors, elle hésite sur le sens de son action. En 2013, tout comme les autres confédérations, elle n'a rien compris à la révolte des Bonnets rouges en Bretagne, par laquelle salariés et petits patrons ont obligé le gouvernement à annuler une écotaxe. En 2016, entraînée par ses fédérations les plus actives (cheminots, transport, énergie...), elle a multiplié les grèves tournantes et les actions violentes contre la loi Travail (blocages de voies ferrés, barrages de routes, coupures d'électricité).
La CGT voudrait se présenter comme le dernier recours des salariés et des classes populaires face à la destruction programmée du modèle social hérité de la Libération et des traditions nationales. Mais elle est de plus en plus concurrencée sur sa droite par la CFDT réformiste et sur sa gauche par des syndicalistes qui tentent de ranimer le syndicalisme révolutionnaire des origines par des grèves dures dans les services publics et en particulier à la SNCF. Ces dissidents sont regroupés au sein de l'Union syndicale Solidaires, fondée le 10 décembre 1981 et plus connue par son acronyme SUD (« solidaires, unitaires, démocratiques »).
Les élections professionnelles font en 2020 émerger cinq organisations représentatives des salariés. Avec 26% des vois, la CFDT a enlevé la première place longtemps détenue par la CGT qui n'obtient plus que 24% des voix. Suivent la CGT-FO (15% des voix), la CFE-CGC (10%) et la CFTC (9%). À cela s'ajoutent des organisations non représentatives dont les principales sont l’Union syndicale Solidaires, l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) et la Fédération syndicale unitaire (FSU).
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 4 commentaires sur cet article
edzodu (07-06-2018 15:57:18)
Bonjour; Amis de Hérodote.net et autres lecteurs Que sont devenus les projets novateurs du CNR du 15 mars 1944 faisant du syndicalisme français une force autonome indépendante des partis politiq... Lire la suite
Jean Louis Taxil (28-06-2016 16:29:02)
L'ensemble remarquable des articles et des liens sont à lire. Après on ne confondrait pas, éventuellement, CGT et Compagnie Générale Transatlantique (Joke). Cdt
Francis Durner (16-06-2016 10:45:33)
Merci pour cet article qui nous comprendre la situation actuelle ancien représentant syndical je trouve la situation très inquiétante car à mon avis la ggt est trop obtus et la cfdt trop pas... Lire la suite