C'est par touches progressives, du XVIe au XVIIIe siècle que les Européens ont implanté l'esclavage dans le Nouveau Monde et développé la traite atlantique. Cette orientation n'était au commencement en rien inéluctable. Comme le montre l'historien Olivier Grenouilleau, elle l'est devenue du fait d'un choix des élites et des gouvernants en faveur de productions spéculatives (sucre), source d'enrichissement rapide, plutôt que de productions alimentaires (céréales).
Au final, les Européens ont justifié ces choix initiaux en légitimant l'esclavage des Africains. Au XVIIIe siècle, Montesquieu a décrypté cette démarche avec une ironie mordante...
Grandes plantations plutôt que cultures vivrières
Après la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, les Européens, en premier lieu des Espagnols, s'installent sur place, dans les Antilles. Ils aspirent à s'enrichir très vite et pour cela, forts de leur supériorité militaire, obligent les habitants à travailler pour leur profit, soit dans l'exploitation minière (mais l'or est vite épuisé), soit dans l'agriculture.
La reine Isabelle de Castille attend de ces colons qu'ils développent les cultures vivrières, tant pour combler les besoins des Indiens que ceux des Européens, encore trop souvent victimes de famines et de pénuries alimentaires. Mais les colons préfèrent s'orienter vers les productions de rente (canne à sucre...), dans de grandes plantations esclavagistes conformes au modèle existant en Méditerranée, dans le monde musulman et dans les comptoirs portugais du golfe de Guinée.
Les plantations de sucre assurent une bonne rentabilité sans trop de soucis mais elles requièrent une main-d'œuvre nombreuse. Les Espagnols recrutent par la force les Indiens du cru. Mais ceux-ci succombent très vite à la tâche ou sous l'effet des maladies importées par les Européens comme la variole ou la rougeole.
Pour suppléer le manque de main-d'œuvre locale, les planteurs du Nouveau Monde se tournent dans un premier temps vers l'Europe. C'est ainsi que de pauvres bougres, lassés de végéter dans les faubourgs des grandes villes, signent des contrats avec des intermédiaires par lesquels ils s'engagent à servir pendant 36 mois sur une plantation.
Dans l'Amérique anglo-saxonne, ces travailleurs de force engagés sous contrat (indenture) sont appelés indentured servants (« serviteurs sous contrat »). Ils sont surnommés dans les Antilles françaises « Bas rouges » ou « trente-six mois », en référence à la durée de l'engagement. Ils traversent l'océan sans bourse déliée et se voient promettre la liberté, un terrain et des outils, bref l'indépendance, à la fin de leur contrat. Mais leurs conditions de travail sont exécrables. Moins de la moitié arrivent vivants au terme de leur contrat ! Cela finit par se savoir en Europe de sorte que le flux des engagés se réduit d'année en année jusqu'à s'éteindre vers 1720.
Dans le même temps, les colons complètent leurs besoins en main-d'œuvre avec des Africains. Les premiers débarquent dans les Antilles dès 1502, en provenance... d'Espagne ! Pendant une bonne partie du XVIe siècle, en effet, les trafiquants de main-d'œuvre se contentent de puiser parmi les milliers d'esclaves qui travaillent dans les plantations de la péninsule hispanique ou débarquent dans ses ports, en provenance des marchés d'esclaves africains ou orientaux.
Engagés blancs et noirs sont soumis aux mêmes règlements mais, tandis que l'effectif des premiers régresse d'année en d'année, celui des Africains ne cesse de croître.
Dans l'Amérique du nord anglo-saxonne, c'est en 1619 seulement qu'arrivent les premiers Africains. Au nombre d'une dizaine, ils débarquent à Jamestown, en Virginie.
Comme en Amérique hispanique, ce ne sont pas à proprement parler des esclaves mais des travailleurs sous contrat... recrutés sous la contrainte (notons que le procédé n'a rien d'exceptionnel car c'est aussi en usant de contrainte, par des rafles dans les ports, que la marine anglaise recrute ses équipages jusqu'à la fin du XVIIIe siècle ; on appelle cela la « presse »). Le sort des engagés africains est ni plus ni moins enviable que celui des engagés européens.
Sur la voie de l'esclavage
En petit nombre sur les plantations, les maîtres vivent avec la peur des révoltes serviles et, pour prévenir celles-ci, se montrent d'une extrême sévérité à l'égard de leurs esclaves. Les débordements sadiques sont fréquents et facilités par l'isolement.
Lorsqu'à la fin du XVIIe siècle, les esclaves deviennent plus nombreux que les colons blancs, ces derniers commencent à élaborer des statuts juridiques contraignants en vue de se préserver des révoltes et... du mélange des races !
Interprétant la Bible de façon très abusive, les planteurs anglais voient dans les Africains les descendants de la race maudite de Cham, selon un préjugé formulé près de mille ans plus tôt par les Arabes musulmans. Ils justifient de la sorte un statut d'esclave en complète contradiction avec les idées politiques qui s'épanouissent alors en Europe.
Les planteurs des colonies anglaises qui deviendront plus tard les États-Unis ne sont heureusement pas tous des bourreaux. L'historien Pap N'diaye écrit à leur propos : « Les maîtres appelaient leurs esclaves my people et nombre d'entre eux se considéraient comme des patriarches bienveillants, attentifs au bien-être et à la bonne conduite de leurs esclaves » (Le Livre noir du colonialisme). Mais le sentiment de leur supériorité en vient à instiller chez les Anglo-Saxons et les Français des Amériques un racisme viscéral à l'égard des noirs.
Témoin privilégié du Brésil colonial, le peintre Jean-Baptiste Debret décrit de façon poignante le sort des esclaves, comme ici l'arrivée d'une nouvelle cargaison : « Lorsque les Nègres neufs arrivent, ils sont visités, marchandés, triés comme des bestiaux ; on examine la couleur de leur teint, la fermeté de la chair de leurs gencives, etc., pour connaître l'état de leur santé ; ensuite, on les fait sauter, crier, lever des fardeaux, pour estimer la valeur de leur force et de leur agilité. Quant aux Négresses, elles sont évaluées selon leur jeunesse et leurs charmes » (Voyage pittoresque et historique au Brésil, 1834).
Comme l'accroissement naturel ne suffit pas à couvrir les besoins des plantations américaines en main-d'œuvre servile, il est nécessaire d'importer de nouveaux esclaves en nombre toujours croissant.
Le « commerce triangulaire » devient au XVIIe siècle une forme de spéculation pour les armateurs et épargnants européens qui en espèrent beaucoup de profits mais doivent aussi composer avec les dangers de la navigation. Ainsi que son nom l'indique, ce commerce se déroule en trois étapes :
1) Des navires partent de Bordeaux, de Nantes et des autres ports atlantiques chargés d'objets de luxe, d'indiennes (cotonnades imprimées), d'alcools et aussi de fusils.
2) Dans les comptoirs côtiers africains, ces marchandises sont troquées contre des esclaves avec les chefs coutumiers locaux. D'après le témoignage du voyageur Mungo Park, ces esclaves sont en grande majorité des esclaves de naissance appréciés pour leur docilité. Pour le reste, ce sont des prisonniers de guerre.
3) Les navires traversent l'Atlantique et échangent leur cargaison humaine en Amérique contre du rhum, du sucre, du tabac ou encore des métaux précieux. Au terme de leur voyage, ils retournent en Europe, les cales remplies de précieuses marchandises ( sucre, café, tabac...).
À la fin du XVIIIe siècle, sur les côtes africaines, un esclave vaut l'équivalent de 1200 livres coloniales soit 800 livres tournois ; il est revendu 1800 livres coloniales aux colonies (dico).
Notons que les grands bénéficiaires de ce commerce sont, outre les armateurs et leurs actionnaires, les roitelets africains eux-mêmes qui vendent aux Européens leurs esclaves. Ils en tirent un grand profit en termes de richesses mais aussi de pouvoir, grâce aux armes à feu qu'ils reçoivent en échange et qui leur permettent d'écraser leurs ennemis (F. Renault et Serge Daget, Les traites négrières en Afrique, Karthala, 1985).
Les navires des « négriers » effectuent la traversée de l'océan Atlantique en trois à six semaines. Ils contiennent jusqu'à 600 esclaves enchaînés à fond de cale dans des conditions éprouvantes (mais les équipages de ces navires ne sont guère mieux traités et les taux de mortalité des uns et des autres pendant la traversée s'avèrent équivalents !).
Quelques centaines de milliers d'esclaves traversent ainsi l'Atlantique au XVIe siècle. Ils sont deux à trois millions au XVIIe siècle, 7 à 8 millions au XVIIIe siècle (le « Siècle des Lumières » !) et encore 3 ou 4 millions au XIXe siècle.
Pendant les trois ou quatre siècles qu'a duré la traite atlantique, l'historien Hugh Thomas estime à :
• 4,65 millions le nombre d'esclaves transportés par le Portugal (la colonie portugaise du Brésil faisant office de plaque tournante vers le reste des Amériques),
• 2,60 millions d'esclaves transportés par la Grande-Bretagne,
• 1,60 million d'esclaves transportés par l'Espagne,
• 1,25 million d'esclaves transportés par la France,
• 0,5 million d'esclaves transportés par les Pays-Bas,
• 0,1 million d'esclaves transportés par les États-Unis.
La traite atlantique, du XVe au XIXe siècles, a concerné un total d'environ onze millions d'Africains, en majorité des esclaves de naissance vendus par les chefs africains ou les marchands arabes.
La traite orientale, organisée par les musulmans vers le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à travers le Sahara et l'océan Indien du VIIIe au XIXe siècle, aurait concerné quant à elle 17 millions d'Africains.
Une législation inique
À Versailles, à la Cour de Louis XIV, on commence à s'inquiéter d'une pratique qui se développe outre-mer hors de tout contrôle. Faute de pouvoir l'interdire, Colbert et son fils entreprennent de l'encadrer. En mars 1695 est promulgué l'Édit du Roi sur la police de l'Amérique françoise. Il sera maintes fois amendé et l'ensemble de ces textes sera plus tard connu sous le nom de « Code noir ».
Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, en Europe comme dans le reste du monde, la perpétuation de l'esclavage ne scandalise personne, pas même ceux qui se piquent de philosophie. C'est que cette pratique assure des profits rapides et à moindre effort aux planteurs et aux trafiquants, souvent gens issus de la meilleure bourgeoisie, voire de l'aristocratie éclairée.
Au XVIIIe siècle, de grands philosophes comme Montesquieu n'ont pas de scrupule à placer leurs économies dans les compagnies de traite (aujourd'hui encore, la plupart des boursicoteurs ne se soucient guère du caractère éthique de leurs placements). Montesquieu reconnaît avec esprit l'inanité de l'esclavage mais s'en accommode à la façon d'Aristote. « Il faut dire que l'esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays, il soit fondé sur une raison naturelle », écrit-il dans L'Esprit des Lois. On retrouve la même résignation à la loi « naturelle » dans l'Encyclopédie de D'Alembert et Diderot (article « Nègres »).
C'est seulement à partir de la fin du XVIIIe siècle que les Anglo-Saxons puis les Européens du Continent se préoccupent d'interdire la traite et abolir l'esclavage, pour des motifs humanitaires mais aussi économiques : les économistes libéraux comme Adam Smith ou Jean-Baptise Say comprennent en effet que l'esclavage est un frein au progrès technique et bien sûr social dans les colonies de plantation (comme plus tôt dans le monde romain et dans le monde musulman). Ni les esclaves ni leurs maîtres n'ont en effet d'intérêt ou de motivation pour élever les rendements et développer des procédés économes du travail musculaire.
Le combat contre la traite et l'esclavage est mené par des ligues d'inspiration chrétienne et philanthropique. En 1770, les colons quakers (protestants rigoureux) de Nouvelle-Angleterre s'interdisent la possession d'esclaves. L'esclavage est pour la première fois au monde mis hors la loi au Vermont en 1777, dans les jeunes États-Unis d'Amérique. Le Danemark est le premier État européen à s'engager dans cette voie en 1792. Après un essai raté en 1794, la France des droits de l'Homme l'abolit définitivement en 1848 seulement. Le dernier pays chrétien à abolir l'esclavage est l'Empire du Brésil, en 1888. Mais cette mesure d'humanité vaut à l'empereur d'être déposé l'année suivante par la bourgeoisie de son pays !
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pedro (31-05-2023 17:50:08)
Merci pur cet article un peu plus équilibré que celui sur les esclavagistes "nrmands". Cependant le titre même en est incomplet et evrait être "Comment l'esclavage devint une institution dans le ... Lire la suite
Gilles (07-05-2018 23:24:47)
Une fois pour toute l'esclavage est une abomination et depuis le début de l'histoire des hommes la destinée des peuples défaits par les guerres. Avant certains étaient mangés. Tous les dominants... Lire la suite
Boutté (21-05-2014 08:02:48)
Abolition : c'est oublier l' Edit du 3-7-1315 de Louis X qui dit que "le sol de France affranchit l'esclave qui le touche".
On peut rétorquer que les Amériques n'en sont pas !