Des arbres et des hommes

Auprès de mon arbre...

Dans un monde très largement urbanisé, l’arbre n’a rien perdu de sa puissance d’évocation. Il reste un support de l’imaginaire comme en témoignent les succès de librairie récurrents. Ce changement récent marque un tournant après quatre siècles orientés par de tout autres horizons.

À partir du XVIe siècle, l'arbre perd en effet sa dimension symbolique et poétique pour devenir un enjeu scientifique, économique et militaire du fait de l'importance des flottes navales. Il devient ensuite un symbole de liberté avec la Révolution, puis le refuge des âmes en peine avec les romantiques avant que le monde moderne ne commence à le protéger de ses propres excès...

Isabelle Grégor

Paysage agricole à Cognac, Yann-Arthus Bertrand, France, 1999.

« Adieu, vieille forêt, adieu têtes sacrées ! » (Ronsard)

Ces vers, extraits d'une élégie de Pierre de Ronsard, résument assez bien le nouveau regard posé sur l'arbre au XVIe siècle : poussez-vous, les nymphes, c'est l'heure de la science ! Même si quelques poètes nostalgiques aiment encore à évoquer les charmes mythologiques qui se cachent derrière les branches, l'époque est au retour de la botanique, en sommeil pendant le Moyen Âge. 

Le jujubier et l'arbousier, illustration extraite du « De Materia Medica » de Dioscoride, Ier siècle.Dans les monastères, pourtant héritiers des solides connaissances en botanique de l'Antiquité, le temps était en effet à la recherche de l'utilité avant tout et l'on choyait plantes médicinales ou alimentaires, en dédaignant les autres.

Pourtant certaines espèces avaient réussi à se faire remarquer, comme les abricotiers, hérités des croisades, le cocotier décrit par Marco Polo ou les fameux arbres à épices, si recherchées pour agrémenter les banquets : giroflier, cannelier, muscadier...

Pierre belon, gravure, A. Tardieu, XVIe siècle. L'agrandissement est l'illustration d'un Laricis figura (Mélèze), l'une des planches extraite de l'ouvrage de P. Belon, De arboribus coniferis, resiniferis... (Les arbres conifères, y compris résineux...), 1553, British Library, Londres.Mais en quelques années, le panel des arbres connus va exploser et les explorateurs vont remplir les cales de leurs navires, comme l'explique le plus célèbre de ces aventuriers : « Il y a des arbres de mille sortes […]. Je suis le plus chagrin de ne pas les connaître car je suis certain qu'ils ont tous grande valeur. J'apporte d'eux des échantillons » (Christophe Colomb, Journal, 1492).

Pour la France, restée à la traîne, c'est un apothicaire-diplomate qui va faire la différence, Pierre Belon. Envoyé au Moyen Orient auprès de Soliman le Magnifique, il en profite pour rapporter entre autres l'arbre de Judée, le jujubier et le chêne-liège et les acclimater sous nos latitudes, offrant à l'occasion un inédit platane d'Orient à Diane de Poitiers. C'est la fête pour les botanistes ! 

Étude d'arbres, Bernardino Luini, XVIe siècle.Enfin presque : que faire de toutes ces nouvelles espèces, où les placer dans les classifications déjà en place ? Pour les arbres qui ne rentrent pas dans les cadres habituels, on ajoute de nouvelles catégories et on garde éventuellement les noms d'origine. 

C'est ainsi que le lîlak arabe devint notre lilas, acclimaté en Europe à la fin du XVIe siècle. Il trouva parfaitement sa place dans les jardins bien réguliers que les seigneurs de la Renaissance, désireux de montrer leur maîtrise de la nature, aimaient à faire visiter.

Mais c'est surtout pour fournir matière première aux affûts de canon que le Grand Voyer Sully, en charge des routes et aménagements urbains, multiplia les plantations d'ormes ou de tilleuls. C'est ainsi que l'arbre, désormais apprivoisé au cœur d'une nature désacralisée, se fit ornement de nos allées et de nos places de villages.

Vue du Boulevard Saint-Antoine à Paris (aujourd’hui Beaumarchais), près de la porte Saint-Antoine (aujourd'hui disparue), XVIIe siècle. Estampe éditée par Mondhare rue Saint-Jacques à Paris.

Écoute, bûcheron !

Ronsard a choisi la forme de l'élégie, le poème du deuil, pour mettre en garde contre la disparition d'une forêt et de ses habitants, plus ou moins réels...
La mort et le bûcheron, gravure, Louis Legrand, d'après un dessin de Jean-Baptiste Oudry représentant la fable de Jean de La Fontaine, 1755, BnF, Paris.« Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras ;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de détresses
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses ?
Forêt, haute maison des oiseaux bocagers !
Plus le cerf solitaire et les chevreuils légers
Ne paîtront sous ton ombre, et ta verte crinière
Plus du soleil d'été ne rompra la lumière.
Plus l'amoureux pasteur sur un tronc adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous percé,
Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l'ardeur de sa belle Janette.
Tout deviendra muet, Echo sera sans voix ;
Tu deviendras campagne, et, en lieu de tes bois,
Dont l'ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue [...] »

(Élégies, 1584)

Le Château de Versailles, 1668, Pierre Patel, château de Versailles.

Mettons de l'ordre !

Combien madame de Sévigné les aimait, ses arbres ! Comme les Précieuses, elle y voyait un refuge et une source de méditation, voire de sagesse à l'exemple de La Fontaine qui n'hésite pas à le mettre en scène dans ses fables. Lequel, du chêne ou du roseau, pliera le premier ?

Jardiniers à l'Å“uvre dans l'orangerie de Versailles, dans Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, J. B. La Quintinie, Paris, C. Barbin, 1690. ENSP Versailles-Marseille, DR. L'agrandissement  expose le tableau de Jean Cotelle, Vue du Bosquet du MaraisS'il est reflet de l'Homme dans les cercles littéraires, il reste avant tout son outil à une époque où on se montre plus que jamais décidé à se « rendre comme maître et possesseur de la nature » (René Descartes, Discours sur la méthode, 1637).

Louis XIV et son jardinier Le Nôtre suivent le mouvement en développant à Versailles le jardin à la française. Gare à la feuille qui aurait l'audace de briser l'harmonie générale ! Les arbres trouvent bien sûr leur place dans ce tableau vivant, bien alignés le long des allées ou au garde-à-vous dans des pots, comme ces orangers en nombre impressionnant qui firent la fierté du Roi-Soleil.

Les souverains peuvent s'appuyer sur plusieurs générations de spécialistes de grande qualité, comme Jean Robin, responsable du Jardin des Tuileries pour Catherine de Médicis, père du robinier, Joseph Pitton de Tournefort ou encore Pierre Magnol auquel Linné consacra le magnolia.

Le buste de Pierre Magnol dans le Jardin des Plantes de Montpellier. L'agrandissement est l'une des planches qui illustre son étude de la flore des environs de Montpellier, des Alpes et des Pyrénées (8 volumes).Ce méconnu Magnol, professeur au Jardin des plantes de Montpellier, joua un rôle considérable dans la connaissance des plantes puisque ses recherches ouvrirent la voie à un classement par familles et non plus par simple ressemblance des feuilles ou des graines. Les scientifiques s'intéressent donc de près aux arbres, mais ils ne sont pas les seuls : le gouvernement s'inquiète enfin de la politique de défrichement qui a, pendant des siècles, changé le visage de la France.

Stop ! La royauté a besoin d'arbres ! A l'heure où les industries en tous genres se développent, il faut fournir toujours plus de bois. Colbert, inquiet surtout pour ses chantiers navals, imagine en 1669 une ordonnance dite « des Eaux et Forêts », ancêtre de notre code forestier.

Avec plusieurs milliers de troncs pour fabriquer une seule frégate, il faut voir venir ! On plante donc des chênes à perte de vue dans la forêt de Tronçais (Allier), et la construction des navires peut prendre son essor grâce à nos arbres, redevenus simple matière première.

La Forêt de Tronçais est la plus belle et la plus grande chênaie d'Europe. Située en Allier, elle possède des arbres âgés de plus de 400 ans. La Futaie de Colbert est l'un des espaces naturels des plus anciens de ce patrimoine naturel.

Et l'arbre sortit du chapeau...

20 000 espèces botaniques ! Ce chiffre donné par Daubenton en 1751 montre l'explosion des connaissances en sciences naturelles en ce début de siècle, puisqu'il a triplé en 70 ans.

Le Bounty en 1789 de retour de Tahiti avec des arbres à pain, détail, 1790, Robert Dodd, Canberra, National Library of Australia.Poussés par le désir de faire l'inventaire de la Création, les capitaines de navire sont en effet invités par l'ordonnance royale de 1726 à « apporter des graines et des plantes des colonies des pays étrangers pour le jardin des plantes médicales établi à Nantes », annexe du Jardin du roi créé à Paris par Richelieu.

Pendant tout le siècle, les bateaux vont ainsi décharger sur les quais des échantillons venant du monde entier grâce aux plus grands explorateurs : côté français citons Bougainville et son botaniste Commerson, et côté anglais Cook et Banks qui firent découvrir l'eucalyptus australien. Les plantes traversent alors les océans, et ce, dans tous les sens !

Ce n'est pas un hasard si l'on trouve aujourd'hui des arbres à pain, originaires de Polynésie, bien implantés à l'île de la Réunion et en Guyane par les soins de Joseph Martin. Rappelons que c’est d’ailleurs pour faire voyager cet arbre à pain que fut lancée la désastreuse expédition du Bounty.

Embarquement à Tahiti d'un arbre à pain, 1796, Thomas Gosse, Canberra, National Library of Australia. 55- Bernard de Jussieu et le cèdre du Liban, s. d.

La même passion animait un autre « curieux de fleurs », Roland-Michel Barrin, amiral de la Galissonnière et petit-fils de Michel Bégon, « découvreur » du bégonia. Pourtant cet officier de Marine, à l'occasion gouverneur du Canada, passionné de botanique, fit venir dans son domaine du Pallet (Loire-Atlantique), pour les étudier et les acclimater, un nombre impressionnant de variétés, parmi lesquelles le tulipier de Virginie et le magnolia.

Parfois, les botanistes doivent donner de leur personne pour enrichir leur collection, à l'image de Bernard de Jussieu qui alla chercher auprès d'un amateur anglais deux pieds de cèdre du Liban, en 1734. Les a-t-il vraiment transportés dans son chapeau après avoir brisé par maladresse leur pot ?

 Vue de l'île des Peupliers et du tombeau de Jean-Jacques Rousseau, 1795, Georg Friedrich Meyer, Chaalis, musée de l'abbaye royale.La légende, belle, dit toute la peine que se sont alors donnée les Lumières pour atteindre une connaissance encyclopédique de notre environnement, enfin rendue possible grâce au nouveau système de classification établi par Linné en 1735. Mais s'il s'agit d'aller vers l'exhaustivité, on espère aussi tirer parti des vertus qu'on soupçonne l'arbre de posséder. Certes, on connaissait ses effets thérapeutiques depuis des siècles, mais on commence à deviner qu'il peut aussi apporter des bienfaits à la terre comme à l'air.

À la suite de Rousseau, cet adepte des longues promenades dont le tombeau était à l'ombre des peupliers d'Ermenonville (Oise), on n'hésite plus à aller à la rencontre de celui qu'on voit comme un allié et un compagnon. Le romantisme n'est pas loin... N'oublions pas que l'arbre, en absence de GPS, a longtemps fait fonction de point de repère pour les voyageurs !

Promenons-nous dans les bois...

Attention, danger ! Sombre, touffue, sauvage, la forêt est cet endroit mystérieux dans lequel l'homme a longtemps hésité à pénétrer. Dans ce véritable labyrinthe, il est tellement facile de perdre ses repères et de s'égarer... Demandez au Petit Poucet ! On peut vite y mourir de faim ou de froid, mais surtout dévoré par le fameux loup qui hante les contes de fées.
Le Petit Poucet, illustration des Contes de Charles Perrault, Gustave Doré, 1862.Symbole du danger suprême, il peut être concurrencé par d'autres créatures tout aussi malfaisantes, ces croque-mitaines dont la grande famille réunit vieilles sorcières, dragons ou ogres, voire pire : ogresses ! Ce laideron aime à se cacher sous des atours attrayants et même habiter une maison faite de pain et de gâteau pour mieux attirer les enfants abandonnés. Mais la forêt, dans les contes, se fait aussi refuge, comme pour la Belle au bois dormant qui est protégée par d'épais taillis en attendant le Prince charmant ou pour Blanche-Neige qui y découvre une petite armée de nains bienveillants. On le sait bien : gnomes, farfadets et autres trolls adorent les sous-bois et les racines ! On retrouve ici le thème traditionnel du héros censé surmonter les épreuves, et donc la traversée de la forêt, pour réussir sa quête. Certains aventuriers vont y rencontrer Merlin, profitant de la solitude du lieu, tandis que d'autres auront la chance de croiser quelques fées ou « Dames de l'arbre », ces créatures des bois héritières des nymphes auxquelles on n'hésitait pas à rendre hommage avant de manier la hache. Ne dit-on pas que l'on a vu des arbres saigner, d'autres s'enlacer comme des amoureux ? Avec sa forte valeur symbolique, le thème ne pouvait qu'être étudié par la psychanalyse qui voit dans l'arbre l'image de la virilité, ce qui peut expliquer les étranges arbres de la fertilité couverts de phallus qui sont apparus dans l'iconographie médiévale. De son côté, la forêt renverrait à l'image de la féminité à la fois protectrice et quelque peu inquiétante. On n'a pas fini d'avoir peur...

Plantation de l'arbre de la Liberté, Étienne Béricourt, École française du XVIIIe siècle, Paris, musée Carnavalet.

La liberté au bout des feuilles

Il est une époque où l'arbre a fait un retour retentissant dans les consciences : la Révolution ! Période pourtant peu sensible à la nature, elle a trouvé dans l'idée américaine de planter des arbres de la Liberté l'occasion de rassembler le peuple autour d'un symbole positif, à la fois majestueux et paisible.

L'Abre de Mai, XIXe siècle, s.n., Mucem, Marseille.Héritier de l'arbre de Mai et des mâts de cocagne qui faisaient les beaux jours des places de village, il avait pour vocation de représenter l'accroissement jour après jour des droits de chacun et de jouer un rôle de mémoire vivante pour les générations à venir. Mais être arbre de la Liberté n'était pas de tout repos : planté sans soins ou à une saison peu favorable, beaucoup dépérirent tandis que d'autres subirent la vengeance de contre-révolutionnaires habiles de la hache. 

Rebaptisés par la suite arbres Napoléon, ces peupliers ou chênes furent peu à peu oubliés voire délibérément abattus, comme ceux de Paris en 1849. Les grandes dates commémoratives (1889, 1989) furent l'occasion de renouveler ce geste patriotique dont la représentation stylisée nous accompagne aujourd'hui dans nos porte-monnaie sur les pièces de 1 et 2 euros.

L’arbre du Roi de Rome à Mirabel-aux-Baronnies dans la Drôme. La Drôme illustrée - Mirabel-aux-Baronnies- Rue principale, Audran édit., XIXe siècle. L'agrandissement montre le même lieu de nos jours. Un couplet peu connu de la Marseillaise, attribué à Collot d'Herbois et daté de 1794, illustre cet amour des Révolutionnaires : « Arbre chéri […] Que le pauvre y trouve un ami / Que tout Français y trouve un frère ! » À l'arrivée de l'Empire, la tradition est reprise pour célébrer non plus le peuple mais la dynastie napoléonienne. 

Ainsi sont alignés 222 arbres à Schleiden (Allemagne), à l'occasion du mariage de l'empereur et de Marie-Louise, chiffre ridicule quand on estime que près d'un million d'entre eux auraient été plantés en 1811 à la naissance du prince héritier,  le roi de Rome : « Que les plus jeunes chênes voient le précieux enfant vieillir avec eux ! » (Circulaire du conservateur des Eaux et Forêts, 1811).

De façon plus pragmatique, le régime napoléonien poursuivit le travail accompli dès le règne d'Henri II en multipliant des arbres au bord des routes pour les protéger des aléas du temps et de l'invasion des cultures riveraines privées, stabiliser les accotements, réduire la poussière et... embellir les paysages et donc marquer la présence de l'État.

Notons qu'au milieu du XXe siècle on choisit majoritairement des platanes pour répondre aux besoins de la SEITA pour la production d'allumettes, avant que la présence de ces alignements ne soit remise en cause au nom de la sécurité routière : en moins d'un siècle, près de 90 % de ces arbres ont disparu.

Plantation d'un Arbre de la Liberté en 1790, Jean-Baptiste Lesueur, Paris, musée Carnavalet.

« L'arbre de la liberté croîtra ! »

En 1793, l'abbé Grégoire soutient avec enthousiasme la plantation des arbres de la Liberté...
« L'arbre de la Liberté croîtra ; avec lui croîtront les enfants de la patrie ; à sa présence ils éprouveront toujours de douces émotions. Sa verdure fixera leurs regards par la couleur la plus amie de l'œ et la plus répandue dans la nature ; dans les beaux jours de l'été ils iront lui demander de la fraîcheur, et ce chêne dont les rameaux sortent à angles droits étendra son ombrage sur la famille commune. […] Là les citoyens sentiront palpiter leurs œs en parlant de l'amour de la patrie, de la souveraineté du peuple, de l'unité, de l’indivisibilité républicaine ; et l’étranger admis à ces scènes ravissantes en sortira pénétré d’admiration envers ce peuple qui s’est dévoué pour la liberté du monde.
Là ils rediront comment la Convention nationale sut écraser le royalisme, le fédéralisme, et comment, à travers les trahisons et les tempêtes, elle conduisit au port le vaisseau de l’État.
Là nos guerriers raconteront les prodiges de bravoure des soldats de la liberté en combattant les esclaves des rois : l’enfant qui court à la puberté enviera leurs honorables blessures, l’enfant d’un âge plus tendre tressaillira déjà dans les bras de sa mère.
Sous cet arbre se rassembleront ceux qui forment les extrémités de la vie. J’aidai à le planter, je l’arrosai, dira le vieillard en jetant sur le passé des regards attendris. Il est dans la vigueur de la jeunesse, et moi j’incline vers le tombeau. Vous qui nous succéderez dans la carrière, réunis sous ses rameaux, racontez à vos enfants quels furent nos efforts pour fonder la République ; que la tradition le répète aux générations les plus lointaines. Alors les enfants et les mères, en bénissant le vieillard, jureront de transmettre à leurs descendants la haine des rois, l’amour de la liberté sans laquelle il n’est pas de peuple, et l’amour de la vertu sans laquelle il n’est pas de liberté. »
(abbé Grégoire, Essai historique et patriotique sur les arbres de la liberté, 1793).

L'Arbre aux corbeaux, 1822, Caspar David Friedrich, Paris, musée du Louvre.

« Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ! »

Place aux romantiques ! Avec cette nouvelle génération née trop tard pour connaître l'exaltation de la Révolution et de l'Empire, les arbres reviennent sur le devant de la scène dans leur rôle de refuge pour âmes en peine.

George Sand chante dans un de ses contes les aventures de son « chêne parlant » (1875), Lamartine s'extasie devant les cèdres du Liban, « vieux témoins des âges écoulés » (Voyage en Orient, 1835) et Chateaubriand découvre en Louisiane « des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums » (Atala, 1801).

Les forêts, inspiratrices des cathédrales

Pour François-René de Chateaubriand, aucun doute : les architectes des cathédrales n'ont eu qu'à observer la nature pour construire leurs chefs-d’œuvre...
Cathédrale de Gloucester, Cloître gothique. L'agrandissement dévoile l'intérieur de la Sagrada Familia à Barcelone au XXIe siècle, photo G. Grégor. Son édification débuta en 1882.« Les forêts ont été les premiers temples de la divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l'architecture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l'élégante colonne corinthienne, avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le vaste sycomore, le figuier oriental, le bananier, et la plupart des arbres gigantesques de l'Afrique et de l'Asie. Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et ces fameux bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs, et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les chapelles comme des grottes, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église gothique ; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité.
La tour ou les deux tours hautaines, plantées à l'entrée de l'édifice, surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et font l'effet le plus pittoresque sur l'azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes jumelles ; tantôt elles paraissent couronnées d'un chapiteau de nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s'y méprendre, et les adopter pour les arbres de leurs forêts : de petites corneilles noires voltigent autour de leurs faîtes, et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s'échappent de la cime de ces tours, et en chassent les oiseaux effrayés »
(Génie du christianisme, 1802).

Il est vrai que le nouveau continent continue de fournir aux botanistes un beau choix d'espèces, à l'image de ces séquoias dont on ose à peine croire qu'ils peuvent mesurer près de 100 mètres  de haut ! L'enthousiasme des scientifiques, comme Humboldt et Bonpland qui parcourent en tous sens l'Amérique du sud, s'accompagne d'un accroissement considérable de leur réseau qui peut se targuer en 1900 de compter 200 jardins botaniques en Europe.

Wardian Case ou serre portative, 1829, illustration British Museum, Londres.La curiosité n'est pas la seule raison : à l'heure de la colonisation, on cherche à mettre à profit les nouvelles plantes pour développer les territoires conquis. C'est le cas de l'hévéa qui quitte son Brésil natal en 1873 pour conquérir l'Asie du sud-est et aider indirectement le développement de l'automobile, via le caoutchouc. Des spécialistes sont également envoyés par de grandes firmes pour des raisons économiques : c'est à celui qui trouvera le premier la plante à succès !

Ils sont aidés en cela par une invention, la wardian case, sorte de serre portative qui va réduire considérablement les pertes d'échantillons pendant les voyages.

Mais le siècle n'est pas seulement celui de l'exploitation de l'arbre puisqu'il a vu aussi naître une nouvelle conscience de la nature, que l'on cherche enfin à respecter ; elle est symbolisée par Henry David Thoreau, ermite, philosophe et « poète-naturaliste » américain qui peut être considéré comme le père de l'écologie.

Dans le même temps, on s'emploie à vivre aux côtés des arbres qui sont réimplantés au cœur des grandes villes avec la mise en valeur d'espaces verts. Du côté de Paris, grâce à Haussmann, on retrouve les joies de la promenade le long des allées ombragées ou des rives arborées. On ne s'étonne alors pas de croiser quelque impressionniste cherchant à traduire les effets de lumière dans les hautes branches...

Boulevard Montmartre, printemps, 1897, Camille Pissarro, Jérusalem, musée d'Israël.

« Aux arbres »

En bon romantique, Victor Hugo aimait aller confier aux arbres ses vagues à l'âme...
« Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous ! – vous m’avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
La contemplation m’emplit le cœur d’amour.
Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde,
L’étude d’un atome et l’étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu !
Feuilles qui tressaillez à la pointe des branches,
Nids dont le vent au loin sème les plumes blanches,
Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux,
Vous savez que je suis calme et pur comme vous.
[...]

L'Ombre du mancenillier, 1856, Victor Hugo, Paris, BnF.

Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,
Je vous aime, et vous, lierre au seuil des autres sourds,
Ravins où l’on entend filtrer les sources vives,
Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !
Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,
Dans tout ce qui m’entoure et me cache à la fois,
Dans votre solitude où je rentre en moi-même,
Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et qui m’aime !
Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît,
Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,
Forêt ! c’est dans votre ombre et dans votre mystère,
C’est sous votre branchage auguste et solitaire,
Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,
Et que je veux dormir quand je m’endormirai »

(Les Contemplations, 1856).

Rameau d'olivier en or (16,5 cm de long) déposé sur la Lune par Armstrong, @Nasa

Jusque sur la lune !

Le milieu du XIXe siècle est une étape importante dans l'histoire de l'arbre puisque l'on commence officiellement à s'inquiéter de sa protection.

Forêt de Fontainebleau, 1846, Jean-Baptiste Corot, Boston, musée des Beaux-Arts.Le mouvement, né en Angleterre, se traduit par la campagne vigoureuse mise en place après 1837 pour défendre la forêt de Fontainebleau. Il s'agit de préserver un environnement propice aux promenades familiales, aux aspirations artistiques... et aux sentiments amoureux !

L'attention se porte en particulier sur ces « arbres remarquables » rendus précieux par leur âge, leur histoire, leur taille ou leur beauté. En 1899 déjà le directeur des Eaux et Forêts demande à ses services que ces vénérables soient « l'objet d'une protection constante » en tant que composants à part entière du patrimoine du pays. Un premier inventaire a lieu en 1911 et en 1996 on ne comptait pas moins de 2000 élus.

À côté de ces mesures de sauvegarde on a continué à développer la surface boisée en plantant en nombre : en 1857, Napoléon III ne fait pas les choses à moitié en lançant, au nom de l'hygiène et pour fixer les dunes, le grand projet d'assainissement des marécages landais qui laisse place à une forêt de pins maritimes, la plus grande forêt artificielle d'Europe.

Lüe, pins Lilère, 21 janvier 1892, Félix Arnaudin, ©mairie de Bordeaux. L'agrandissement est la forêt de pins maritimes des Landes de Gascogne, © Inra, Frédéric Labbé, 2016.

Pendant le XXe siècle, ces deux tendances se poursuivent, à la fois sous l'influence des loisirs de plein air et de l'écologie naissants. Face au développement des villes, on va même jusqu'à appeler à un retour aux valeurs symbolisées par la forêt, comme ce fut le cas avec le développement de la notion de volk en Allemagne sous le régime nazi : « Nos ancêtres étaient un peuple sylvestre […], aucun peuple ne peut vivre sans la forêt. » (commentaire du film La Forêt éternelle, 1936).

Portrait de la reine Marie-Antoinette, de sa fille et de son second fils, 1790, François Dumont l'aîné, Paris, musée du Louvre.L'urbanisation de l'après-guerre fait oublier quelque peu l'arbre dans la société avant un retour en force dans les années 1980 jusqu'aux deux grandes tempêtes de fin 1999 qui ont mis sous les projecteurs la fragilité de notre patrimoine forestier, durement meurtri à cette occasion. On se souviendra des 10 000 arbres touchés dans le parc de Versailles et de la mort des deux tulipiers de Virginie plantés en 1783 par Marie-Antoinette.

De nos jours, l'arbre reste un symbole fort, qu'il soit offert en cadeau par un président (d'Emmanuel Macron à Donald Trump en 2018) ou qu'il s'obstine à survivre au milieu du chaos : le chêne d'Oradour-sur-Glane et le ginkgo d'Hiroshima, le seul à avoir repoussé après la bombe atomique, semblent avoir résisté pour témoigner.

Au milieu des océans, ce sont les terres désertiques de l'île de Pâques qui nous mettent en garde contre les dangers de la déforestation. Finalement, l'arbre occupe une telle place dans notre imaginaire que Neil Armstrong n'a pas oublié de déposer un rameau d'olivier en or, lors de son passage sur la lune !

If millénaire à La Haye-de-Routot dans l'Eure. Une chapelle Notre-Dame de Lourdes se trouve au cœur de l'arbre. Les deux ifs de La Haye-de-Routot ont reçu le label « Arbre Remarquable de France » en juillet 2001.

« On a froid sous les ifs... » (Victor Hugo, « Crépuscule », 1856)

Même si lui-même repose au Panthéon, Victor Hugo comme nombre de poètes était sensible à l'atmosphère particulière des cimetières, créée par la présence muette des arbres. Épicéa au Jura, if en Bretagne ou noyer en Poitou, chaque région a privilégié une variété avec une préférence pour le cyprès, bon coupe-vent dont la forme allongée rappelle la flamme de la vie.
Malgré son nom prédestiné, le saule-pleureur reste à l'écart, arrivé trop tard dans notre culture puisque sa mode ne fut lancée qu'à la fin du XVIIIe siècle par Bernardin de Saint-Pierre. À certaines époques, on a même planté les arbres de façon à ce qu'ils poussent directement sur les tombes pour empêcher les morts d'en sortir ou, au contraire, pour permettre à son esprit de ne faire plus qu'un avec son hôte. Mais pour Ronsard, l'arbre se fait simple compagnon d'éternité et lieu de repos sans prétention : « Mais bien je veux qu'un arbre m'ombrage / En lieu d'un marbre / Arbre qui soit couvert / Toujours de vert » (Odes, 1550).
Ce repos, Napoléon ne l'aura pas trouvé longtemps à Longwood puisque les cyprès, au nombre de 12 comme ses plus grandes victoires, qui abritaient sa tombe virent son corps repartir pour la France 20 ans plus tard. Le saule qui l'abritait dans la vallée du Tombeau devint malgré lui un objet de souvenir et fut peu à peu dépecé pour remplir les reliquaires à la gloire de l'Empereur.
Dans le cimetière-jardin du Père-Lachaise, lieu de promenade apprécié, le saule n'eut guère plus de chance ! Préférant les terres humides, il dépérit rapidement et ne put faire longtemps honneur à son voisin, Alfred de Musset, qui lui avait pourtant dédié de bien beaux vers dans son poème « Lucie » :
« Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J'aime son feuillage éploré ;
La pâleur m'en est douce et chère
Et son ombre sera légère

À la terre où je dormirai ».
(Poésies nouvelles, 1835)

Bibliographie

Robert Bourdu, Histoires de France racontées par les arbres, éd. Eugène Ulmer, 1999,
Jacques Brosse, Mythologie des arbres, Librairie Plon, 1989,
Alain Corbin, La Douceur de l'ombre. L'arbre, source d'émotions, de l'Antiquité à nos jours, éd. Flammarion, 2014,
Andrée Corvol, L'Arbre en Occident, éd. Fayard, 2009,
Philippe Domont et É Montelle, Histoires d'arbres. Des sciences aux contes, éd. Delachaux et Niestlé, 2003.

Publié ou mis à jour le : 2024-03-19 17:54:55

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