Le 29 avril 1899, la Crète se dote d'une Constitution moderne cependant que les troupes du sultan évacuent l'île et sont remplacées par un corps expéditionnaire occidental.
C'est l'aboutissement d'une lutte de deux générations contre l'occupant ottoman. Pour les Crétois, l'étape ultime est l'Énosi, autrement dit le rattachement de l'île à la Grèce dont ils partagent la langue, la culture et la religion. Il appartiendra à l'un des leurs, Élefthérios Venizélos, de le mener à bien après qu'il soit devenu Premier ministre grec.
Les Crétois pour l'Énosi
La Crète a été arrachée à la République de Venise par l’empire ottoman au terme d’une interminable guerre (1645-1669) qui a vu l’île perdre, par le glaive ou l’exil, la moitié de sa population.
Comme le reste de la Grèce, elle s’est soulevée en 1821. Moins chanceuse que la Grèce continentale, qui a pu devenir indépendante, l’île a été en définitive reconquise par les troupes d’Ibrahim, le fils du pacha (albanais) d’Égypte, Méhémet Ali. Pillages, massacres comparables à ceux de Scio (Chios), immortalisés par Delacroix et Hugo : la Crète n’a été véritablement pacifiée qu’en 1830.
Lorsque l’Angleterre, la Russie et la France imposent à l’Empire ottoman la création d’un État grec indépendant, ils laissent les Crétois en dehors de ses frontières : la petite Grèce, dotée d’un roi bavarois, n’aura que 800 000 sujets alors que 2,3 millions de Grecs demeurent ottomans.
Dès lors, au lieu de se polariser sur la modernisation du pays, la vie politique le sera par la question nationale, que les Grecs nomment la Grande Idée : comment intégrer au royaume de Grèce les territoires ottomans peuplés majoritairement, ou exclusivement, de Grecs ?
Les Crétois réclament le rattachement en 1839, et se soulèvent pour l’obtenir en 1841. Mais la répression s’abat de nouveau sur l’île. Et Londres ne craint pas de soutenir les Turcs en empêchant Athènes d’envoyer de l’aide aux insurgés !...
C'est que l’Angleterre a su distinguer, la première en Europe, l’intérêt qu’elle peut tirer d’une Grèce indépendante, d’autant qu’elle la tient en laisse grâce à la dette que les Grecs ont contractée à Londres pour acheter les armes et les munitions qui leur ont permis de résister aux Turco-Égyptiens de 1821 à 1829.
Mais elle ne veut pas non plus affaiblir le sultan au point où il ne pourrait plus empêcher les Russes de déboucher librement en Méditerranée. Sans compter que les ambitions françaises au Levant, puis le percement du canal de Suez, ne cessent de renforcer son intérêt pour la Crète et pour Chypre.
Comme on le voit, ces rivalités géopolitiques n’ont rien à envier à celles qui meurtrissent aujourd’hui le Moyen-Orient…
Alors, si à Londres on pousse le sultan à introduire des réformes en Crète comme dans le reste de ses possessions, on se garde bien de le forcer à tenir ce qu’il a promis. Tandis que, sur place, les 30 % de Crétois musulmans, résidant souvent en ville, propriétaires des meilleurs terres, convertis à l’islam pour échapper à la spoliation et à l’impôt discriminatoire imposé aux chrétiens, n’entendent voir remises en cause ni leur domination sociale sur les paysans chrétiens qui cultivent leurs domaines, ni l’appartenance de l’île à l’empire ottoman.
Absence d’infrastructures modernes, atonie économique, augmentation de la pression fiscale, corruption de l’administration, vénalité des juges : des révoltes locales se multiplient tandis que le sultan ignore les pétitions que lui adressent des assemblées crétoises en 1858 et 1862.
En 1866, rebelotte. Une nouvelle pétition des Crétois provoque une nouvelle vague de répression, puis une nouvelle insurrection et une nouvelle demande de rattachement à la Grèce. L’opinion grecque s’enflamme : armes, munitions, volontaires sont dépêchés aux insurgés. Mais le roi Georges Ier de Schleswig-Holstein-Sonderburg-Glücksburg, que l’Angleterre a mis sur le trône de Grèce après que les Grecs en eurent chassés Othon de Wittelsbach en 1862, ne veut pas déplaire à ses protecteurs.
Malgré l’afflux de garibaldistes italiens, de Français, de Polonais ou d’Américains venus combattre pour la liberté, malgré l’appui public de Victor Hugo, la révolte est de nouveau écrasée dans le sang : le 8 novembre 1866, les derniers des 300 maquisards qui défendent le monastère d’Arkadi, où sont réfugiés 600 femmes et enfants fuyant les massacres, se font sauter dans la poudrière plutôt que de se rendre, emportant avec eux dans la mort 1500 des 16000 assaillant turcs, et faisant d’Arkadi un des lieux de mémoire majeurs de la Grèce contemporaine.
En 1868, la Sublime Porte (surnom donné au gouvernement du sultan) concède aux Crétois un Statut qui prévoit enfin une association – limitée – des chrétiens à l’administration locale ; la paix revient et, quatre ans plus tard, les Venizélos s’installent à La Canée (Chania), la capitale politique de l’île.
Dix ans plus tard, à la faveur de la guerre russo-turque, la Crète se soulève une fois encore. Le Statut n’ayant jamais été sincèrement appliqué, les Crétois demandent leur autonomie sous l’autorité d’un gouverneur élu. Puis, au Congrès de Berlin, qui met fin à la crise européenne ouverte par le traité de San Stefano dicté par la Russie à l’empire ottoman, les délégués crétois réaffirment leur volonté de rattachement à la Grèce.
Les « bons offices » anglais ne leur permettront d’obtenir qu’un firman du sultan entérinant le Pacte de Halepa (d’après le nom du quartier de La Canée où se trouvaient les consulats européens). C’est un statut élargi, qui donne plus de place aux chrétiens dans l’administration et la gendarmerie, permet à une Assemblée générale de légiférer pour l’île dans le cadre des lois de l’Empire, proclame la liberté de la presse…
Puis la Porte nomme un gouverneur chrétien. Ce qui n’empêche pas les Crétois de réclamer à nouveau leur union à la Grèce en 1885, lorsque les Puissances laissent la principauté bulgare absorber la province autonome de Roumélie orientale, créées toutes deux à Berlin en 1878.
Venizélos prend en main le sort de la Crète
En 1875, la Grèce, qui a établi le suffrage universel masculin en 1864, devient une véritable monarchie parlementaire.
En effet, cette année-là, en nommant Charilaos Trikoupis Premier ministre, Georges Ier se rallie au principe défendu par celui-ci : un gouvernement ne peut accéder au pouvoir sans une manifestation explicite de la confiance du Parlement ; il ne peut s’y maintenir dès lors que ce dernier vote la défiance. Et durant ses sept passages à la tête du gouvernement (pour près de onze ans au total) jusqu’en 1895, Trikoupis donne au pays son premier élan de modernisation. Il sera le modèle du jeune Venizélos.
Étudiant en droit à Athènes, Élefthérios Venizélos s’illustre pour la première fois en 1886, par une réponse cinglante, dans la presse, au Premier ministre britannique Joseph Chamberlain qui, de passage à Athènes, a déclaré que les Crétois n’aspirent pas à l’union avec la Grèce.
De retour en Crète peu après, il fonde un journal, La Montagne blanche, qui défend un programme de modernisation inspiré par la politique de Trikoupis. Puis l’Assemblée générale ayant décidé qu’en 1889 ses membres seraient désignés au suffrage universel masculin, Venizélos est alors élu député.
À 26 ans, il y est même l’un des chefs du groupe libéral, qui défend que l’Énosi, c’est-à-dire le rattachement à la Grèce, s’imposera d’elle-même si l’on utilise toutes les potentialités du Pacte de Halepa.
Mais la minorité musulmane n’accepte pas plus cette démarche gradualiste que les chrétiens conservateurs qui exigent l’Énosi immédiate.
L’autoritaire sultan Abdül-Hamid ne laissera pas passer l’occasion des troubles que provoquent ces deux groupes : le gouverneur chrétien est remplacé par un amiral musulman, la loi martiale proclamée, l’Assemblée dissoute, toutes les libertés sont suspendues ; la répression replonge l’île dans les pires heures de son histoire.
Au printemps 1896, les musulmans se livrent à de véritables pogroms et, comme en Arménie à la même époque, ils bénéficient de la complaisance de l’armée – voire de son aide active. À La Canée, ils vont jusqu’à tuer les gardes des consuls de Russie et de Grèce.
Les chrétiens qui contrôlent l’intérieur de l’île se dotent d’une direction collective (Épitropie ou Conseil des réformes).
En Grèce, l’émotion est immense mais depuis la banqueroute partielle de 1893, les finances publiques sont sous la tutelle des Occidentaux. Le gouvernement, paralysé, est contraint au statu quo bien qu’un sentiment philocrétois se développe dans les opinions, en Italie et en France notamment, où la situation de la Crète renvoie à celle de la Vénétie ou de l’Alsace-Lorraine.
C’est la Russie qui finira par convaincre les Occidentaux de forcer la main du sultan. On promet une fois de plus aux chrétiens sécurité et partage du pouvoir, l’Épitropie accepte le compromis. Mais, dès l’hiver 1897, les émeutiers musulmans reprennent meurtres et exactions et les chrétiens de La Canée se retranchent sur la presqu’île d’Akrotiri qui ferme la baie de Souda (La Sude).
Cette fois, la Grèce réagit en dépêchant sur place deux mille hommes dont l’ordre de mission laisse planer la menace d’Énosi.
Devant le risque de guerre entre la Grèce et l’empire ottoman, les Puissances décident enfin d’intervenir, en bombardant… les insurgés chrétiens ! Puis elles débarquent des troupes dans les principaux ports.
Depuis le début de la crise, le modéré et légaliste Venizélos a rejoint le camp retranché d’Akrotiri. Face aux Anglais, il refuse d’amener le pavillon grec, se taillant du même coup une réputation de courage physique et de patriotisme intransigeant, tout en écrivant aux journaux européens pour défendre la cause des Crétois face à une opinion internationale à laquelle il attachera toujours une grande importance. Et il s’impose comme un interlocuteur incontournable des amiraux qui commandent les escadres des Puissances.
Au final, selon les mots du ministre des Affaires étrangères français Gabriel Hanotaux en février 1897, les Puissances, sur proposition anglaise, contraignent le sultan à une « remise en dépôt (…) entre les mains de l’Europe » de l’île qui, tout en restant vassale de la Porte, deviendra autonome. Tandis que la Grèce s’engage, sur le continent, dans une désastreuse guerre contre les Ottomans qu’elle perd en trente jours, la Crète s’engage dans l’expérience de l’autonomie.
Réaliste, Venizélos prône la coopération avec les amiraux qui ont pris l’administration en main, chacun dans une zone, et initient des réformes. Puis une Assemblée est élue, qui désigne un comité de cinq membres – dont Venizélos –, auquel les amiraux transfèrent certains pouvoirs en attendant l’arrivée d’un haut-commissaire.
Mais avant même sa nomination, les musulmans de l’île se livrent à de nouveaux pogroms antichrétiens, dans lesquels une quinzaine de soldats anglais trouvent la mort. Cette fois, c’en est trop pour Londres : spectatrice bienveillante des exactions, l’armée ottomane est priée de rembarquer. Elle sera suivie par nombre des Crétois musulmans qui ne se voient plus d’avenir sans sa présence ; le flux ne s’interrompra plus.
Le haut-commissaire sur lequel s’entendent finalement les Puissances sera le deuxième fils… du roi des Hellènes. Est-ce le meilleur choix ? Le prince Georges est célibataire, instable de caractère, traîne une réputation d’alcoolisme peut-être lié à une homosexualité refoulée avec peine, et le futur époux de Marie Bonaparte ne s’illustre ni par ses facultés intellectuelles, ni par ses talents militaires, ni par ses qualités politiques. Mais lorsqu’il débarque d’un navire de guerre français, le 21 décembre 1898, il n’en est pas moins accueilli en libérateur par une population qui voit dans sa nomination un pas décisif vers l’Énosi.
La Crète devient un État de droit
Venizélos devient l’un des membres les plus actifs de la commission chargée de rédiger une Constitution. Adoptée par l’Assemblée crétoise puis corrigée par les Puissances (celles-ci refusent que le haut-commissaire soit élu), celle-ci est promulguée le 29 avril 1899 sans même que la Porte ait été consultée.
La Crète entre ainsi dans l’univers de l’État de droit occidental : garantie des droits et libertés publics et individuels, abolition de l’esclavage, prohibition de la torture, répartition des pouvoirs entre un prince irresponsable et une Chambre élue au suffrage universel masculin direct… Venizélos regrettera de n’avoir pas poussé le texte dans un sens plus parlementaire et d’avoir cru que la situation nécessitait de donner au haut-commissaire des pouvoirs forts… dont Georges ne tardera guère à abuser.
Dans un premier temps, le gouvernement, défini par la Constitution comme un « conseil du prince » dont les membres ne sont responsables que devant lui, se livre à une intense activité réformatrice. Et Venizélos y siège désormais en charge du secteur très sensible de la justice (dans l’empire ottoman, statut juridique personnel et tribunaux dépendaient de l’appartenance à une communauté religieuse).
La Crète autonome vote son budget, bat monnaie, est maîtresse de ses douanes (les produits ottomans sont assimilés à des marchandises étrangères), conclut des accords internationaux dans le domaine des poste et télégraphe…
Mais le prince Georges s’accommode mal de la critique, d’une presse libre, d’un Parlement qui n’entend pas être une chambre d’enregistrement. Son entourage venu du royaume des Hellènes est perçu comme « colonial », accusé de corruption. Il fait des déclarations sur l’
Reconduit pour dix ans par les Puissances, Georges s’engage alors dans une dérive autoritaire, multipliant les entorses à la Constitution. Si bien qu’en mars 1905, comme à Akrotiri, le modéré Venizélos repasse à l’illégalité.
Avec deux compagnons, il prend la montagne et organise un camp retranché autour du village de Thérisso. Assemblée, journal, monnaie : d’un côté, il manie avec habileté la rhétorique libérale et nationale (y compris sur l’Énosi dont il a dit que l’heure n’était pas venue mais dont il sait qu’elle est populaire) qui attire à Thérisso de plus en plus de Crétois ; de l’autre, il maintient ses contacts avec les consuls des Puissances afin de les convaincre qu’il est le seul recours raisonnable devant l’échec désormais patent de Georges.
À l’automne 1905, Venizélos obtient d’eux un accord sur une révision constitutionnelle. Puis en juillet 1906, les Puissances concèdent l’encadrement de la gendarmerie crétoise par des officiers grecs, et annoncent leur intention de retirer leurs troupes. Enfin, constatant qu’il n’a plus d’autre option, tant son impopularité est devenue générale, Georges démissionne en août ; il s’embarquera discrètement pour éviter les quolibets et, sans même consulter la Porte, les Puissances acceptent de remettre la nomination de son successeur… au roi des Hellènes.
Celui-ci choisit un de ses anciens Premiers ministres, le très modéré Alexandros Zaïmis. Une nouvelle Constitution, plus parlementaire, est adoptée. Puis à l’été 1908, les troupes étrangères évacuent l’île – sonnant ainsi l’heure du départ des derniers musulmans victimes de règlements de comptes.
Mais sur le continent, la révolution jeune-turque a changé la donne. Le 5 octobre, l’Autriche-Hongrie profite de la situation pour annexer la Bosnie-Herzégovine ; cinq jours plus tard, alors que Zaïmis est à Athènes, la commission qui exerce le pouvoir en son absence proclame de nouveau l’Énosi, abroge la Constitution crétoise et met en vigueur celle du royaume des Hellènes.
Désormais, un comité exécutif gérera l’île, en attendant la reconnaissance par la Grèce et les Puissances de l’union – un comité dont l’homme fort, chargé de la Justice et des Affaires étrangères, se nomme Élefthérios Venizélos.
Le gouvernement grec, qui ne veut pas se brouiller avec la France et l’Angleterre qui l’aident à réarmer, ne reconnaît pas le rattachement. Mais les Puissances renoncent à imposer un nouveau haut-commissaire : l’Énosi n’est donc plus qu’une question de circonstances et c’est le Premier ministre grec, un certain... Venizélos, qui la réalisera le moment venu.
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