Les Plumes du pouvoir

Tous les discours ont une histoire

Les plumes du pouvoir, Michaël Moreau, Plon, 2020.Ils officient dans l'ombre du pouvoir. Leur tâche est ingrate et épuisante : écrire les discours de nos responsables politiques. À ce titre, ces hommes et ces femmes, inconnus des Français contribuent à façonner l'image de nos gouvernants.

Car l'éloquence constitue une des données fondamentales de notre histoire et de notre vie politique depuis la Révolution et les grands débats parlementaires du début de la IIIe République dominés par des orateurs comme Jaurès, Clemenceau, Gambetta, Herriot.

Le journaliste Michaël Moreau ne remonte pas à ces époques lointaines. Il se concentre sur la fabrique des discours sous la Ve République (Les plumes du pouvoir, Michaël Moreau, Plon, 342 p, 19 €).

Son enquête extrêmement fouillée à partir de témoignages de ces "plumes" et de leurs patrons produit un livre dense, vivant, alliant anecdotes et mises en perspectives, fort instructif sur les coulisses du pouvoir. 

Il nous entraîne dans les secrets de la préparation des grands discours qui ont marqué la période : ceux de De Gaulle à Phnom Penh, de Chaban-Delmas sur la Nouvelle société, de Mitterrand à la Knesset, de Badinter sur l'abolition de la peine de mort, de Chirac sur la rafle du Vél d'Hiv, de Villepin devant l'ONU, de Hollande sur la déchéance de nationalité, entre autres.

Jean-Pierre Bédéï
106 versions pour les adieux de Jacques Chirac

Alors qui sont ces « nègres » qui besognent dans les palais nationaux et les partis politiques ? Présidents et ministres en possèdent un attitré auquel s'agrègent le plus souvent conseillers, proches collaborateurs, experts, journalistes, écrivains en fonction de la thématique du discours. Certains d'entre eux sont même des mercenaires de la plume, travaillant successivement pour deux ou trois responsables politiques ainsi que pour des artistes de cinéma ou de music-hall désireux de rédiger leur biographie ou leurs souvenirs. « Telle une industrie, la parole politique fait ainsi aujourd'hui parfois appel à des "sous-traitants" », souligne l'auteur.

Si les discours ont évolué sur la forme et sur le fond durant la Ve République, une caractéristique imprègne tous les chefs de l'État : leur exigence intraitable sur la qualité des allocutions qu'ils doivent prononcer. Leurs scribes sont les premiers à souffrir de cette intransigeance qui les contraint à retravailler à l'infini la première mouture du texte qu'ils proposent.

Le discours d'adieux de Jacques Chirac aux Français, le 11 mars 2007, a donné lieu à 106 versions ! Michaël Moreau raconte par le détail les séances croquignolettes de relecture des allocutions de l'ancien président, à l'Élysée le dimanche après-midi en compagnie d'une partie du cabinet, et dont la plume Christine Albanel a gardé un souvenir amer : « Il y avait des interruptions pour des vétilles. Tout le monde s'arrêtait pour mettre un point-virgule... » Sans oublier les tirades de Villepin que Chirac voulait absolument intégrer y compris lorsqu'elles s'avéraient inappropriées…

Les patrons sont sans pitié envers leurs nègres. Au terme d'un discours sur les PME préparé par ses conseillers Alain Boublil et Michel Charasse, Mitterrand tempête : « Ce qu'on m'avait préparé n'avait ni queue ni tête ! J'ai dû improviser sur les ruines d'Alain Boublil et les débris de Michel Charasse. »

Hollande : « C’est du bla-bla »

À contrario de son image joviale, Hollande ne se montre pas plus amène envers l'historien Christophe Prochasson à qui il renvoie sa copie avec une appréciation tranchante : « À refaire. C'est du bla-bla. Ça ne veut rien dire. » Pierre-Yves Bocquet, embauché à l'Élysée comme scribe n'est pas plus épargné : « Qui a fait ce discours ? C'est affligeant. » « J'ai d'abord vécu six mois d'enfer. Rien n'allait », commente Bocquet.

Roch-Olivier Maistre, collaborateur de Chirac confirme : « C'est un exercice d'humilité, il faut courber l'échine, accepter. » « Un exercice épouvantable », ajoute un autre. Une mission quasiment impossible tant le nègre doit se couler dans la personnalité, voire les ressorts intimes de celui pour lequel il écrit.  « La plume entend la voix de son chef raisonner dans sa tête. Il faut aussi' se mouler dans son style », affirme Michaël Moreau.

Et gare à ces audacieux qui tentent de s'affranchir de ce principe cardinal. Ils se font recadrer vertement. « C'est moi qui suis président de la République. Donc, c'est à vous de vous adapter », assène Giscard d'Estaing à son jeune scribe Alain Lamassoure au phrasé un peu trop littéraire à son goût. L'écrivain Erik Orsenna s'est vu retourner un projet de discours avec cette annotation glaçante inscrite dans la marge par François Mitterrand : « Pour qui vous prenez-vous ? Pour qui me prenez-vous ? »

Depuis les débuts de la Ve République, les discours des chefs d'État sont en augmentation permanente. Selon les archives de l'Élysée, de Gaulle en a prononcé 67 par an, Giscard 136, Mitterrand 165, Chirac 192, Hollande 225. Cette inflation de la parole s'explique par la multiplication des rencontres internationales et un agenda de politique intérieure plus chargé, la présidentialisation du régime et la médiatisation.

Elle met totalement sous pression les scribes soumis à un rythme de travail quasiment ininterrompu. « Il fallait tous les mois un nouveau discours sur la sécurité, et chaque fois des annonces, de nouvelles propositions », se souvient Maxime Tandonnet, conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy à l'Élysée. Or les discours sont chronophages. « Un grand discours, pour moi, c'était six jours de travail ou une nuit de grâce », rappelle Igor Mitrofanoff, la plume de François Fillon. 

« Comme un manuscrit de Flaubert »

Cette accélération des cadences de la parole politique n'est pas sans conséquence sur la fabrique des discours.

Première page et troisième page du manuscrit de l’appel du 18 juin. Le manuscrit, composé de 4 feuillets est la propriété de l’amiral Philippe de Gaulle, © amiral Philippe de Gaulle.Ainsi le général de Gaulle disposait de plus de temps pour s'impliquer personnellement dans ses déclarations publiques, bien que lui aussi s'appuyât sur un texte préparé par ses collaborateurs qui le lui communiquaient le vendredi avant qu'il ne parte pour Colombey.

« Le lundi, le discours revenait intégralement réécrit et raturé comme un manuscrit de Flaubert, avec sa grande écriture penchée, et souvent à l'encre violette », se souvient l'un des rares survivants de son cabinet, François Bujon de l'Estang. Puis de Gaulle s'employait à apprendre ses discours par cœur pour les prononcer sans note. « Il cultivait sa mémoire éléphantesque en apprenant dix vers latins par jour », explique Bujon de l'Estang. 

Un autre Président bénéficiait d'une mémoire prodigieuse : Giscard. Ministre des Finances en 1964, il réussit une performance : une intervention de trois heures et demie sans aucun papier devant lui. « Un discours avec des centaines de chiffre. Il ne le faisait que pour battre le record », témoigne son ancien confident, Jean Serisé. Président, Giscard travaillait ses discours à partir de textes préparés par ses plus proches collaborateurs : « Mais Giscard était autocentré, ce n'était pas facile de le faire changer d'avis », souligne Serisé.

Influer sur le message présidentiel, c'est la tentation de certains scribes au risque de faire émerger deux lignes politiques au sein de l'Elysée. Henri Guaino était passé maître dans cet exercice qui relevait avec lui de l'épreuve de force. Ses critiques contre l'euro, l'Europe, le capitalisme avaient du mal à passer dans l'entourage de Sarkozy. Aussi, il livrait ses discours le plus tard possible afin que les autres conseillers n'aient pas le temps de les retravailler.

Deux lignes politiques sont apparues également parmi les proches d'Emmanuel Macron lorsqu'il s'est rendu en Corse au début de sa présidence, en février 2018, à l'occasion des vingt ans de la mort du préfet Érignac. L'une, défendue par Gérard Collomb, ministre de l'intérieur, et Patrick Strzoda, directeur de cabinet de Macron, campait sur une conception républicaine dure. L'autre, préconisée par des élus, se montrait plus décentralisatrice. C'est la première qu'a choisie Macron.

Cette « volupté d’aristocrate »

Dans cette usine à discours qu'est devenue la parole politique soumise aux impératifs médiatiques, on y a forcément perdu en qualité, c'est-à-dire en éloquence. « La langue de Pompidou est sans doute la plus belle, et la plus précise qu'aucun président de la République n'ait jamais utilisé. Plus belle encore que celle de Mitterrand et de De Gaulle », estime le socialiste Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre de François Hollande.

Il pourrait reprendre à son compte cette phrase de Flaubert : « Où sont-ils ceux qui trouvent du plaisir à déguster une belle phrase ? Cette volupté d’aristocrate est de l’archéologie. » Cazeneuve pointe aussi une autre dérive : « À partir de Giscard, on appauvrit le discours politique. Il cherche la séduction, la pédagogie, parfois la technicité. » Le Président ne veut plus parler à la France, mais aux Français. 

Le livre de Michaël Moreau pose deux questions. D'abord, pourquoi à l'heure des réseaux sociaux -qu'ils utilisent eux-mêmes- les responsables politiques restent-ils autant attachés au discours politique dans sa forme la plus martiale ? Pour eux, c'est un moyen de s'inscrire dans l'Histoire. « Le discours est important car il reste », affirme François Hollande.

Ensuite, que pèsent ces allocutions à une époque qui voit la parole politique discréditée et le clivage gauche-droite atténué ? Sont-elles encore audibles dans la grande lessiveuse médiatique qui mêle parole institutionnelle, avis d'experts, opinions plus ou moins délirantes sur les réseaux sociaux dans un flot de messages ininterrompus, sans grand souci de hiérarchisation de l'information ?

L'auteur veut encore le croire : « Le discours reste un marqueur, même lorsque les nouveaux médias saturent l'espace (...) Les chaînes d'information en continu permettent de redécouvrir les meetings diffusés en direct. » Il continue de créer de « l'émoi » indispensable à la politique, selon Jean-Pierre Raffarin.

« Ceux dont on se souvient en France ont une facture littéraire. Le discours à l'ancienne de Chirac à la Porte de Versailles en février 1995, c'est celui qui lui a permis de remonter dans les sondages ! De même que les discours de Sarkozy à la même Porte de Versailles, truffé de références littéraires et historiques, et de Hollande au Bourget ont lancé leur candidature », souligne le journaliste Laurent Joffrin.

Encore faut-il que ces discours vibrants de promesses scintillantes soient suivis d'effets lorsque leurs auteurs parviennent au pouvoir...

Les coulisses du discours de Villepin à l'ONU

Croyez-vous que les discours marquants ont été sereinement préparés dans le cadre feutré des palais de la République ? C’est rarement le cas, comme le montre l’intervention de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le 14 février 2003. Au centre des débats, la guerre en Irak voulue par les Américains, à laquelle le président Jacques Chirac se montre fermement opposé. C'est donc Villepin qui est chargé d'exposer la position de la France au Conseil de sécurité.  

« Son discours n'a pas été préparé avec une méticulosité particulière, affirme Pierre Vilmont, directeur de cabinet du ministre. Il s'inscrivait dans une série de plusieurs discours sur le même thème. Nous n'en discutons que très peu de temps avant, pratiquement la veille » Le conseiller technique Christophe Farnaud, spécialiste du Moyen-Orient, prépare une première trame, revue par Pierre Vimont et son adjoint François Delattre qui y travaille une partie de la nuit.

À l'aube, Villepin est encore à Paris alors que son discours est programmé quelques heures plus tard à New-York. Il lit le texte qui lui est présenté ; il ne le satisfait pas. « Il faut du souffle », lance-t-il en faisant des moulinets avec ses bras. « Je me rends compte qu'il manque au discours, au-delà d'une partie diplomatique épurée, une mise en perspective plus historique et personnelle, lui conférant une épaisseur indispensable », témoigne-t-il dans le livre de Michaël Moreau.

Il dicte alors à sa secrétaire le passage qui restera dans l'Histoire : « Et c'est un vieux pays, la France, d'un vieux continent comme le mien, l'Europe, qui vous le dit, qui a connu des guerres, l'Occupation, la barbarie.  Un pays qui n’oublie pas et qui sait tout ce qu’il doit aux combattants de la liberté venus d’Amérique et d’ailleurs et qui pourtant n’a jamais cessé de se tenir debout face à l’Histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur. »

« Cette dernière partie me permet de rentrer tout entier dans le discours. Issu d'une famille de militaires qui a pu mesurer dans sa chair la gravité des enjeux, je souhaite donner la plus grande force et vérité possibles à ma démonstration », commente Villepin. Il ne reste plus au ministre qu'à prendre le Concorde qui le conduit à New-York en trois heures et demie, le temps de modifier encore quelque peu le discours avec son conseiller Bruno Le Maire qui l'accompagne et qui transmet par téléphone les dernières retouches au directeur de cabinet à Paris.

Mais Villepin est alors saisi par un doute concernant le lyrisme de sa déclaration sur « le vieux pays ». N'a-t-il pas heurté Chirac à qui le discours a été transmis ? Vilmont le rassure à l'autre bout du fil : Chirac n'a émis aucune objection. Dans cette course contre la montre, les ultimes corrections sont portées avant que la version définitive ne soit envoyée aux diplomates français sur place qui le remettent au ministre à son arrivée dans la salle du Conseil de sécurité de l'ONU au terme d'un processus rocambolesque accompli dans l'urgence grâce aux techniques de communication modernes.


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Publié ou mis à jour le : 2022-04-01 12:48:19

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