Jean Jaurès est l'un des personnages les mieux représentés dans le plan des villes françaises. Mort assassiné à 54 ans, à la veille de la Grande Guerre, il a dominé la vie politique française à la « Belle Époque »... bien que n'ayant pas été une seule fois ministre !
Intellectuel engagé aux côtés des ouvriers et des mineurs, chef socialiste estimé de tous, y compris de ses adversaires, il doit son aura à son intégrité morale, à sa verve journalistique et plus que tout à son talent oratoire, manifeste à la tribune de la Chambre des députés comme sur les estrades populaires.
Le philosophe en action
Né dans une famille bourgeoise de Castres (Tarn), ce professeur de philosophie, qui enseigne au lycée Lapérouse d'Albi, est un homme de très grande culture, helléniste et germanophone, et surtout un tribun hors pair, au verbe caressant et généreux, à la gestuelle enivrante.
Aux élections législatives du 18 octobre 1885, le jeune professeur de philosophie se fait élire député du Tarn. Il siège à la Chambre des députés avec les républicains « opportunistes » proches de Jules Ferry, encore loin de la gauche socialiste.
Tout laïc et athée qu'il soit, Jean Jaurès se marie de façon très conventionnelle, en 1886, avec une jeune fille de la bourgeoisie d'Albi, Louise Bois, dont il aura deux enfants. La communion de sa fille Madeleine va lui valoir les sarcasme de ses opposants de la droite conservatrice et l'incompréhension de ses amis. Bon mari et bon père, on ne lui connaît au demeurant aucune maîtresse.
Après de timides débuts dans la politique, il est appelé au secours des mineurs de Carmaux, lesquels se sont mis en grève en 1892 pour défendre l'un des leurs, licencié après avoir été élu maire de la ville. Par ses articles dans le quotidien toulousain La Dépêche et par ses discours enflammés, Jean Jaurès prend fait et cause pour les mineurs, contre le gouvernement, qui fait donner la troupe au nom de la liberté du travail ! Les mineurs, reconnaissants, lui offrent un siège de député socialiste en 1893. C'est le début d'une prestigieuse carrière politique. Ainsi s'illustre-t-il l'année suivante dans la dénonciation des lois liberticides, votées à la suite des attentats anarchistes. Et déjà, il témoigne de son ardent pacifisme : « Le Parti socialiste est, dans le monde, aujourd’hui, le seul parti de la paix ».
Le 3 novembre 1896, il se signale également par une dénonciation retentissante à la Chambre des premiers massacres d'Arméniens commis en Turquie à l'initiative du sultan Abdulhamid II : « Devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du droit humain, pas un cri n'est sorti de vos bouches, pas une parole n'est sortie de vos consciences... ».
En janvier 1898, après la parution de l'article de Zola dans L'Aurore et non sans avoir longtemps hésité, il met son talent oratoire et sa plume au service de la défense du capitaine Alfred Dreyfus.
Pour développer ses convictions et cultiver sa notoriété, il ne se satisfait pas de ses (remarquables) effets de tribune ni de ses articles dans La Dépêche du Midi. À l'image de Georges Clemenceau et bien d'autres chefs politiques, il fonde son propre journal, L'Humanité, et s'attire rapidement un grand succès grâce à ses talents journalistiques. Tiré à 140 000 exemplaires, le nouveau quotidien ne tarde pas à réunir d'illustres signatures comme Léon Blum, Anatole France, Aristide Briand, Jules Renard, Octave Mirbeau, Tristan Bernard, Henri de Jouvenel, etc.
Les socialistes de la division à l'union
Partisan envers et contre tout de la démocratie parlementaire, Jean Jaurès s'oppose, au sein du mouvement socialiste, aux marxistes rigoristes Jules Guesde et Édouard Vaillant qui rêvent de révolution et de « dictature du prolétariat ».
Mais, quelques mois après la création de son journal, le congrès d'Amsterdam de l'Internationale socialiste réprouve toute forme de collaboration des socialistes avec les partis « bourgeois ». C'est une victoire pour Jules Guesde.
Au congrès du Globe, à Paris, les 23-26 avril 1905, Jean Jaurès se rallie avec armes et bagages à Jules Guesde. Regroupant les quatre ou cinq partis qui se réclament du socialisme, ils fondent la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière). L'Humanité en devient très vite le porte-parole. Jean Jaurès, qui a feint de s'incliner, ne s'avoue pas vaincu. Avec Édouard Vaillant, il arrive à reprendre la tête de la SFIO et impose une orientation réformiste au parti.
Dans les premiers temps de sa vie publique, Jean Jaurès soutient la politique coloniale de la France, en laquelle il voit comme les autres républicains un prolongement de la vocation universaliste du pays : « Quand nous prenons possession d’un pays, nous devons amener avec nous la gloire de la France, et soyez sûrs qu’on lui fera bon accueil, car elle est pure autant que grande, toute pénétrée de justice et de bonté [...]
Nous pouvons dire à ces peuples, sans les tromper, que jamais nous n’avons fait de mal à leurs frères volontairement : que les premiers nous avons étendu aux hommes de couleur la liberté des Blancs, et aboli l’esclavage… ».
Mais en 1895, il prend conscience des abus et des violences auxquels conduisent les conquêtes coloniales. Il s'en indigne dans un article de La Petite République (17 mai 1896) : « La politique coloniale [...] est la conséquence la plus déplorable du régime capitaliste, [...] qui est obligé de se créer au loin, par la conquête et la violence, des débouchés nouveaux.[...]
Nous la réprouvons [aussi] parce que, dans toutes les expéditions coloniales, l’injustice capitaliste se complique et s’aggrave d’une exceptionnelle corruption : tous les instincts de déprédation et de rapines, déchaînés au loin par la certitude de l’impunité, et amplifiés par les puissances nouvelles de la spéculation, s’y développent à l’aise ». Mais c'est pour conclure : « Nous aurons beau dénoncer toutes les vilenies, toutes les corruptions, toutes les cruautés du mouvement colonial, nous ne l'arrêterons pas ».
Il dénonce avec la même vigueur les préjugés racialistes de son époque. En mars 1905, dans son éditorial de L’Humanité titré « Civilisation », il revient sur la guerre russo-japonaise : « C’est bien à une guerre de races, guerre de la « race européenne » contre la « race asiatique » que M. Judet [directeur du Petit Journal, l'un des journaux au tirage le plus important de l'époque], en termes explicites, convie l’Occident. Comme s’il n’était pas possible de concevoir entre l’humanité européenne et l’humanité asiatique un système d’équilibre, de rapports équitables et pacifiques, fondés sur le mutuel respect ! »
Haines extrêmes
Jean Jaurès poursuit à la Chambre des députés son combat oratoire en faveur des travailleurs mais aussi contre la politique coloniale de la République et en faveur d'une réconciliation franco-allemande.
Quand les députés se prononcent le 21 mars 1905 sur une première loi sur le service militaire, qui instaure l'universalité de celui-ci, les socialistes ne se font pas faute de la voter au nom de l'égalité de tous les citoyens.
Par contre, Jean Jaurès part en guerre contre la deuxième grande loi militaire, dite « loi des trois ans » parce qu'elle porte de deux à trois ans la durée du service pour les jeunes hommes et étend à vingt-huit ans la durée des obligations militaires durant laquelle chacun peut être appelé sous les drapeaux.
Le tribun s'est attiré une réputation de pacifiste invétéré depuis un célèbre discours à la Chambre des députés, le 7 mars 1895, que la postérité a résumé par la formule lapidaire : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage ».
Loin de contester la nécessité de défendre le pays, il préconise quant à lui un service court de six mois complété par huit périodes d'exercices durant les treize années de service dans la réserve, ainsi que l'établissement d'une proportion de deux-tiers d'officiers issus des réservistes civils. C'est ce qu'il expose dans un livre paru en 1913 : L'Armée nouvelle.
Il plaide aussi pour un rapprochement entre les syndicats ouvriers des deux côtés du Rhin, ce en quoi il se fait des illusions car les syndicats allemands vont montrer qu'ils sont prêts à la guerre dès lors s'il s'agit de défendre leur modèle social, autrement plus avancé que le modèle français.
Le 12 juin 1913, dans L'Humanité, Jean Jaurès écrit sous le titre Sinistres leçons : « Si chauvins de France et chauvins d'Allemagne réussissaient à jeter les deux nations l'une contre l'autre, la guerre s'accompagnerait partout de violences sauvages qui souilleraient pour des générations le regard et la mémoire des hommes. Elle remuerait tous les bas-fonds de l'âme humaine, et une vase sanglante monterait dans les coeurs et dans les yeux ».
Ces orientations téméraires lui valent la haine des « revanchards » qui le classent au mieux comme une dupe, au pire comme un traître à la nation. Parmi eux figure son ancien ami dreyfusard Charles Péguy : « Je suis un bon républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre, il n'y a plus qu'une politique, et c'est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention Nationale c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix » (L'Argent, suite, avril 1913).
En dépit d'une manifestation monstre des opposants au Pré-Saint-Gervais, le 25 mai 1913, sous la présidence de Jean Jaurès, la loi des trois ans est finalement promulguée par le gouvernement de Louis Barthou le 7 août 1913.
La générosité assassinée
Le débat n'est pas clos pour autant. Aux élections législatives du 10 mai 1914, la France provinciale, que le nationaliste Maurice Barrès qualifie de « pays réel », va plébisciter le discours apaisant du socialiste Jaurès et du radical Caillaux, contre le camp belliciste qui va de Briand à Clemenceau en passant par Poincaré et Barthou.
La SFIO socialiste remporte un flamboyant succès avec 103 sièges, soit un gain de 28 sièges, sur le thème de l'abrogation de la loi Barthou ou « loi des trois ans ». Elle devient le deuxième parti de France derrière le parti radical de son allié Joseph Caillaux et les partisans de l'abrogation obtiennent une quasi-majorité (269 sièges sur 603).
Mais le geste malheureux d'Henriette Caillaux a brisé toutes les chances d'un gouvernement dirigé par Joseph Caillaux, dans lequel il aurait assumé les Affaires étrangères.
Le 31 juillet 1914, après avoir multiplié d'ultimes démarches pour convaincre le gouvernement français de retenir son allié russe, Jean Jaurès se rend au café du Croissant, dans le 2e arrondissement de Paris, pour dîner avec deux amis. Il est hélas guetté par un déséquilibré du nom de Raoul Villain (29 ans) qui lui reproche (à tort) d'être opposé à la mobilisation générale et à la guerre imminente contre l'Allemagne. Il lui tire dessus. Un cri fuse dans le café : « Ils ont tué Jaurès ! ».
Deux jours plus tard, l'Allemagne déclare la guerre à la France. C'est le début de la Grande Guerre. Lors des funérailles du leader, le 4 août, le secrétaire de la CGT Léon Jouhaux, prémonitoire, lance : « Victime de ton amour ardent de l'humanité, tes yeux ne verront pas la rouge lueur des incendies, le hideux amas de cadavres que les balles coucheront sur le sol... ».
Les socialistes Jules Guesde et Marcel Sembat entrent dans le gouvernement d'« Union sacrée » pour conduire la guerre contre l'Allemagne.
L'assassin de Jaurès sera jugé et acquitté après la guerre cependant que le 24 novembre 1924, après la victoire du Cartel des gauches aux élections législatives, la dépouille de sa victime sera solennellement transférée au Panthéon.
La SFIO, quant à elle, est victime de la division entre les partisans de Lénine et ses opposants. Le 29 décembre 1920, au congrès de Tours, la majorité de ses militants rejoignent le nouveau Parti communiste français et L'Humanité en devient l'organe officiel. Léon Blum reste aux commandes de la SFIO. Il assume la garde de la « vieille maison » jusqu'à la victoire du Front Populaire aux élections législatives de 1936. C'est une forme de revanche posthume de Jean Jaurès.
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Voir les 6 commentaires sur cet article
jean-louis rouyer (05-08-2014 18:58:25)
Pour moi aussi l'acquittement de Raoul Villain reste un mystère. Comment peut-on l'expliquer? S'il s'agissait d'un malade mental, il aurait du finir ses jours à Ville-Evrard ou dans un "hopita... Lire la suite
Adelya22 (02-08-2014 21:30:37)
Il se dit aujourd'hui que tous les politiques ont récupéré les idées de Jaurès en le citant sans pour autant partager ce qui faisait la structure de son action humaniste et sociale. Cela fait bon... Lire la suite
Jean Louis TAXIL (02-08-2014 15:34:35)
Bjr,M. Blumenthal.L'article qui vous intéresse existe sur herodote.net, dans "ça s'est passé un 31 juillet". Voilà un centenaire qui mérite d'être célébré.P.M:pourtant, il est curi... Lire la suite