« Frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie ! » Son cœur, Alfred de Musset ne l'aura pas épargné, l'interrogeant sans cesse, le mettant à l'épreuve avec des amours passionnées. C'est ainsi que le jeune surdoué s'est coulé dans le mouvement romantique au point d'en devenir un des plus célèbres représentants.
Pourtant Musset ne doit pas être limité à la caricature du poète malheureux pleurant à côté de sa Muse. Sa vie, pleine de démesure, et son œuvre, plus variée qu'elle n'y paraît, sont là pour nous le prouver.
Petit ange ambitieux
Edmée-Claudette Guyot-Desherbiers et Victor-Donation de Musset-Pathay : avec de tels parents, on peut se douter que le petit Alfred, né le 11 décembre 1810, est arrivé dans un milieu privilégié.
Le jeune blondinet, tellement gracile que ses camarades d'école le surnomment « la petite fille », grandit dans l'adoration de Napoléon Ier, qu'a servi son père, et des plus grands poètes puisqu'un de ses ancêtres est le cousin de Joachim du Bellay.
Et lorsqu'on passe ses vacances dans le manoir de Bonaventure, célébré par Ronsard, difficile de ne pas être attiré par les Lettres ! Même les distractions familiales poussent à la lecture et à la créativité, avec ces séances d'improvisation théâtrale à partir d'un proverbe. L'écrivain en devenir s'en souviendra...
Mais il faut quitter le cocon protecteur de la famille pour découvrir la cruauté du harcèlement au collège Henri IV : « Mademoiselle Musset », « Mussaillon Ier »... Décidément, sa délicatesse et son raffinement ne passent pas inaperçus ! Cela ne l'empêche pas de gagner quelques prix de dissertation et de se faire des amis de la meilleure engeance, comme le fils du futur Louis-Philippe.
Il ne lui reste plus qu'à réfléchir à son avenir, qui lui semble finalement assez clair : « Je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakespeare ou Schiller ; je ne fais donc rien ! » (1827).
Un jeune homme dans le vent
Cette déclaration n'est pas le fruit de la fainéantise : Musset ne fait que traduire les sentiments d'un jeune homme victime du vent romantique qui souffle sur la France depuis quelques années. « Alors s'assit sur un monde en ruine une jeunesse soucieuse… » expliquera-t-il plus tard.
Lui aussi se sent perdu maintenant que les rêves de gloire militaire se sont envolés avec le retour des rois. Lui aussi s’ennuie et se laisse aller à une douce mélancolie que seule peut venir perturber cette nouveauté qui fait scandale à Paris : le théâtre anglais !
On découvre en effet Shakespeare et ses audaces bien éloignées du théâtre classique, si rigoureux. De quoi donner des idées lorsque l'on veut secouer un peu les traditions.
Mais il faut bien se trouver un métier : le droit ? Pas passionnant. La médecine ? La vue des cadavres est un traumatisme. Les beaux-arts ? Trop de travail... Mieux vaut se faire dandy et multiplier les soirées où jeu, alcool et femmes font si bon ménage !
L'ambiance est plus sérieuse du côté de chez Victor Hugo où Musset retrouve Alfred de Vigny, Eugène Delacroix ou Théophile Gautier, c'est-à-dire la fine fleur des Romantiques et un beau bouillon de créativité. Il est temps pour Musset de laisser libre cours à sa plume et d'abandonner cet emploi dans une entreprise de chauffage que lui avait trouvé son père ! À 19 ans, son recueil des Contes d'Espagne et d'Italie (1829) en mains, le jeune Alfred peut enfin se dire écrivain.
Une ode à la lune, quoi de plus banal ? Pour Musset, cet exercice d'écolier est l'occasion de créer un joli scandale : sa « Ballade à la lune » est certes un hommage à l'astre charmant à l'aide de jolis clichés romantiques, mais la construction des strophes est osée et cache à peine nombre d'images triviales, voire scabreuses. De quoi imposer des coupes lors de l'édition ! Pas pour Georges Brassens qui, dans une version posthume de 1983, s'amuse à mettre en musique ce poème qui semble si simple :
Vrai poète, faux dramaturge ?
Ces Contes sont un coup de maître : le jeune poète s'inscrit totalement dans la ligne romantique en faisant preuve d'une belle liberté dans sa construction des vers et son choix des images. Un peu trop, peut-être ? Il va en effet loin dans son entreprise de destruction, au point de faire naître des doutes sur la beauté de « ce livre étrange ». Lui n'en a cure, et revendique son indépendance : « Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre » (1832).
Convaincu d'être « venu trop tard dans un monde trop vieux » (Rolla, 1833), il se sent en total décalage avec ses contemporains et son époque dont les bouleversements politiques le plongent dans l'incertitude.
Il pense finalement trouver sa voie sur la scène des théâtres, en pleine révolution depuis que la représentation de Hernani (1830) de Hugo s'est terminée en pugilat. Mais pas question de suivre les traces du maître : celui qui se dit « déhugoiste » choisit de commencer sa carrière de dramaturge non par un drame en vers mais par une comédie en prose, La Nuit vénitienne (1830).
Ses trois scènes, ses longues tirades, son style « emberlificoté » ne convainquent pas et la pièce, sifflée, est arrêtée au bout de deux soirs. Plus question d'écrire pour des spectateurs ingrats ! Les œuvres suivantes seront donc regroupées dans un recueil au titre transparent, Un Spectacle dans un fauteuil (1832), et Les Caprices de Marianne (1833) dévoilés dans une revue. Avec ses pièces-à-lire, Musset s'émancipe enfin du carcan de la scène. À lui la liberté !
Lorenzo veut tuer Alexandre de Médicis, son cousin, tyran de Florence... Cette intrigue non dénuée d'arrière-pensées politiques contre le pouvoir fort est surtout pour Musset un prétexte pour dresser le portrait de l'archétype du héros romantique, solitaire et tourmenté, rongé par son désenchantement...
« Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette (Il frappe sa poitrine), il n'en sorte aucun son ? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à quelques fibres de mon coeur d'autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie ? […] Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d'Alexandre ; dans deux jours, les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté » (acte III, scène 3).
Je t'aime, moi non plus
Un homme libre donc, Musset ? Pas du tout ! Le chouchou de ces dames, le dandy libertin est tombé en 1833 sous le charme de George Sand, son aînée de 6 ans, déjà mère de deux enfants. Voici un drôle de couple : il est « son fils », elle est « son frère » !
À 22 ans, Musset redevient un gamin qu'elle doit pousser à travailler pour terminer ses pièces : la comédie Fantasio (1833) et surtout le sombre Lorenzaccio (1834), son chef-d'œuvre. Il est temps de souffler en allant faire un petit voyage en Italie, en amoureux...
Ce sera une catastrophe : « dans Venise la rouge », Sand tombe malade pendant que son compagnon court les aventures galantes. Puis, par un retournement de situation diabolique, c'est au tour de Musset de prendre le lit tandis que Sand le veille en compagnie d'un médecin un peu trop séduisant, le docteur Pagello.
Injures, course-poursuite le long des canaux, aveux... « Le plaisir des disputes, c'est de faire la paix ! » Les ruptures et raccommodements s'enchaînent donc jusqu'à ce que Musset menace d'un couteau celle qui lui avait pourtant offert sa belle chevelure de jais pour se faire pardonner. Si le « lien fatal » qui les unissait est coupé, les conséquences de ce psychodrame vont longtemps se faire sentir dans les œuvres des deux écrivains.
Dans la pièce On ne badine pas avec l'amour (1834), Musset n'hésite pas à reprendre les mots que sa maîtresse lui avait adressés dans une lettre : « J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé ».
« Il voyait comme des fantômes autour de lui, et criait de peur et d’horreur... » Cette phrase digne d'un des romans gothiques qui font frémir toute la société de l'époque est de George Sand : elle a en effet été plusieurs fois le témoin privilégié des crises étranges qui n'ont cessé de torturer et fragiliser Musset. Voici comment il a tenté d'expliquer à sa maîtresse un de ces épisodes :
« Je l’ai si bien vu, dit-il, que j’ai eu le temps de raisonner et de me dire que c’était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs et même j’ai cherché ma canne pour aller à son secours ; mais la canne s’était perdue dans l’herbe, et cet homme avançait toujours sur moi. Quand il a été tout près, j’ai vu qu’il était ivre et non pas poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j’ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme... c’était moi ! […]
C’était moi avec vingt ans de plus, des traits creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce fantôme un reste de vigueur pour insulter et défier l’être que je suis à présent » (George Sand, Elle et Lui, 1859).
Aujourd'hui, on pense que l'écrivain était victime d'autoscopie, un trouble psychiatrique qui donne l'impression au malade de se trouver en présence de son double. C'est d'ailleurs le thème développé dans un de ses plus fameux poèmes, « La Nuit de décembre » (1835) :
« Du temps que j'étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère. [...]
Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère ». [...]
« J’ai assez lutté, j’ai assez souffert, je me suis assez dévoré le cœur... »
Pour Musset, il y a une dernière promesse à exaucer : écrire l'histoire de cet amour. Ce sera La Confession d'un enfant du siècle (1836), roman qui dépeint non seulement sa passion mortifère mais aussi le mal-être de toute la génération romantique, rongée par la mélancolie. Lui-même passe ses nuits à sa table de travail à dialoguer avec sa Muse, sa « soeur chérie », à la lueur des bougies.
De ces entrevues imaginaires naîtront quatre longs poèmes lyriques, les Nuits (1835-1838) où il se laisse aller à la mélancolie : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, / Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots ». Mais c'est aussi pour lui une façon de tourner la page de son aventure avec Sand : « Je te bannis de ma mémoire, / Reste d’un amour insensé » (« Nuit d'octobre »).
Il est temps de se consoler dans les bras d'Aimée d'Alton, la « nymphe Poupette » qui malgré ses charmes ne parvient pas à concrétiser ses deux projets : obtenir une promesse de mariage et mettre son cher écrivain au travail. La grande œuvre qui couronnerait sa carrière a en effet du mal à naître. Il abandonne un roman, Le Poète déchu (1839), puis un drame, Faustine (1851), inspiré par son nouvel amour, la grande comédienne Rachel.
À 30 ans, Musset se sent usé, affaibli par les excès et les désillusions. N'est-il pas désormais obligé d'écrire en prose, style qu'il déteste, pour livrer des contes (Histoire d'un merle blanc, 1842) à la « littérature industrielle » qui règle ses dettes de jeu ?
C'est de nouveau le théâtre qui le sort de l'ombre grâce à la reprise triomphale en 1847 d'une pièce ancienne, Un Caprice (1837). Le revoilà fêté, réclamé, applaudi jusqu'à l'Académie française qui l'accueille dans ses rangs en 1852. Mais le corps et le cœur ne suivent plus : « J'ai perdu ma force et ma vie / Mes amis et ma gaieté […] / Le seul bien qui me reste au monde / Est d’avoir quelquefois pleuré » (« Tristesse »).
Miné par la syphilis et l'alcool, le « chancelant perpétuel » finit à 46 ans sa vie dans la solitude, la deuxième nuit de mai 1857. Il repose au cimetière du Père-Lachaise, protégé par un saule :
« Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J'aime son feuillage éploré ;
La pâleur m'en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
À la terre où je dormirai » (« Lucie », 1850).
Bibliographie
Sylvain Ledda, Alfred de Musset, Les Fantaisies d'un enfant du siècle, éd. Gallimard (« Découvertes », 2010).
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