28 juillet 2024. Les députés français élus le 7 juillet ont désigné la présidente de l’Assemblée nationale et les présidents des commissions en réussissant le tour de force de n’accorder aucun poste au RN (Rassemblement national, extrême-droite), premier parti en nombre d’électeurs (30% des votants du premier tour).
Les adversaires du RN se justifient en arguant de la défense de l’État de droit et des valeurs républicaines. Aucun n’invoque et pour cause la défense de la démocratie qui, justement, exigerait que soient représentées toutes les opinions majeures dans les instances de l’Assemblée, quoi que l’on pense de certaines d’entre elles.
Cette bataille picrocholine témoigne de la fin de la démocratie représentative en France comme dans le reste de l’Europe. Le mal a frappé il y a moins de vingt ans, quand la classe politique valida de son propre chef un traité constitutionnel européen, rebaptisé traité de Lisbonne, moins de deux ans après que les Français mais aussi les Néerlandais l’eurent rejeté par référendum (29 mai et 2 juin 2005), au terme de débats passionnés et loyaux.
C’est à cette époque-là que l’on commença à sortir du placard un concept juridique, « l’État de droit », qui avait fait jusqu'au milieu du XXe siècle l'objet de débats entre constitutionnalistes allemands. Pour cette raison même, en raison de sa malléabilité, on se plut à l’opposer à la démocratie, une pratique dont l’Europe occidentale avait tout lieu d’être fière et qui avait l’avantage d’être aisée à définir : « Notre Constitution est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité, mais du plus grand nombre » (Thucydide) ; c’est « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » (Lincoln).
La démocratie, une vieille dame de 2500 ans
L’invention de la démocratie est communément attribuée à la Grèce et plus précisément à la cité d’Athènes, il y a vingt-cinq siècles.
La démocratie, c’est comme l’étymologie l’indique (démos, « peuple », et kratos, « pouvoir ») un régime politique qui confère le pouvoir de légiférer et gouverner à la communauté des citoyens, chacun disposant d’une voix sans distinction de classe ou de statut.
Dans la Grèce antique, les citoyens étaient les hommes libres de la cité, à l’exclusion des femmes, des esclaves et des étrangers libres (« métèques ») :
• Les femmes étaient placées sous l’autorité de leur père et de leur mari comme il va encore dans de nombreuses sociétés hors de la sphère occidentale ; de ce fait, elles n’étaient pas habilitées à prendre part aux assemblées civiques.
• Les esclaves, qui devaient leur condition à leur capture ou à une dette, n’étaient pas davantage habilités à débattre.
• Les métèques, qui avaient d’autres attaches, ne pouvaient davantage participer au gouvernement de la cité.
Ces restrictions, évidentes dans le contexte de la Méditerranée antique, faisaient toute la force de la citoyenneté, un privilège qui mettait le pauvre et le riche à quasi-égalité, au moins sur le plan politique.
Rome, servie par ses légions et leurs chefs (le mot « empereur » vient d’imperium, qui désigne le pouvoir militaire), eut raison de cette démocratie antique et il s’écoula près de deux mille ans avant que la démocratie réapparaisse en Europe occidentale.
Le droit de vote fut accordé progressivement à tous les hommes sans distinction de revenu ou de statut, ainsi qu’aux femmes, celles-ci ayant dès l’An Mil obtenu en Occident une quasi-égalité de droits avec les hommes. En furent exclus les étrangers et les indigènes des colonies, sauf à ce qu’ils manifestent une volonté exemplaire d’assimilation.
Les Français ont régulièrement manifesté leur attachement à cette démocratie représentative qui les conduisait à faire des choix politiques clairs et déterminants par-delà les clivages sociaux.
En 1936 (Front populaire), en 1946 comme en 1958 (Constitutions), en 1981 (présidentielles), en 1986 (législatives), en 1992 (traité de Maastricht) ou encore en 1997 (législatives), chaque camp transcendait les classes sociales et rapprochait paysans, ouvriers, cadres, fonctionnaires, citadins, ruraux, bourgeois, catholiques, agnostiques, etc. Les enseignants et artistes pouvaient unir leurs votes avec ceux des ouvriers, les paysans catholiques de l’Ouest avec ceux des bourgeois de Neuilly…
Sécession des classes supérieures mondialisées
Le référendum de 2005 a brisé cette machinerie fragile. Pour la première fois en France, il a produit un affrontement de classes et non plus d’idées.
D’un côté les classes laborieuses, rétives à des choix économiques et sociaux qui, sous prétexte d’ouverture et de bons sentiments, conduisaient à la désindustrialisation et au démantèlement de l’État-Providence. De l’autre la bourgeoisie des métropoles : elle bénéficie du soutien massif des médias, se présente comme « le cercle de la raison » (Alain Minc) et affiche un mépris sans limite pour « la France moisie » (Philippe Sollers), réputée provinciale, raciste et aveugle aux beautés du vaste monde. Cette fracture a traversé la gauche aussi bien que la droite.
Cette forme de « sécession sociale » se retrouve aussi dans la plupart des autres pays européens, de la Hongrie au Royaume-Uni en passant par la Pologne, l'Allemagne, l'Italie, etc. ainsi qu'aux États-Unis avec le vote protestataire des « petits Blancs » délaissés du Middle West en faveur de Donald Trump. Elle déborde le cadre de l'analyse électorale et reflète un basculement historique de bien plus grande ampleur...
Aux origine de la démocratie grecque se rencontre une communauté d'hommes libres dans tous les sens du terme : ils bénéficiaient de droits civiques et par ailleurs, ne dépendaient d'aucun patron pour leur gagne-pain, qu'ils soient paysans, artisans, marchands ou autres. Tous étaient propriétaires de leur outil de travail ou en tout cas autonomes. Tous pouvaient par leur habileté et leur travail s'élever dans l'échelle des revenus et l'échelle sociale.
C'est aussi dans une société du même type qu'émerge aux Temps modernes en Occident la démocratie représentative. En Angleterre comme en France, au XVIIe siècle, les paysans sont dans leur immense majorité autonomes, propriétaires ou locataires de leur terre. De même sont indépendants les artisans et les négociants.
Les premiers industriels, artisans devenus grands du fait de leur efficacité et de leur esprit d'entreprise, sont conduits à recruter des aides. Au début, ils les rémunèrent à la tâche pour des travaux souvent effectués à domicile. Puis, le succès aidant, ils les regroupent dans des usines distinctes et leur octroient un salaire plus ou moins fixe. Le salariat est une quasi-invention de la révolution industrielle. Précédemment, seuls les agents de l'État, militaires et officiers ou fonctionnaires, recevaient une solde ou une rétribution fixe...
Quand éclatent en Angleterre en 1688 puis en France en 1789 les révolutions démocratiques, elles mobilisent comme dans la Grèce antique des citoyens de différents niveaux de fortunes mais tous formellement libres et indépendants, en aucune façon des « prolétaires » au sens marxiste du terme, asservis à un patron lointain.
Beaucoup de patrons d'industrie, jusqu'au milieu du XXe siècle, vivent encore dans la même ville ou le même village que leurs ouvriers. Ils partagent leur cadre de vie et leurs idéaux. Les ouvriers eux-mêmes ont l'espoir raisonnable de devenir à leur tour indépendants et, s'ils le veulent, de fonder leur propre entreprise. Des écosystèmes industriels comme l'Alsace, le Jura, la Vendée, la Ruhr, la vallée du Pô, etc. témoignent de cette mobilité professionnelle.
Nous n'en sommes plus là. Dans le dernier demi-siècle, la concentration financière a plongé la quasi-totalité des travailleurs de l'industrie, du commerce et même de l'agriculture dans une étroite subordination à l'égard de grandes holdings capitalistes dont la raison d'être est la pressuration des coûts (salaires et achats) en vue de faire remonter un maximum de profits vers le sommet (technostructure et actionnariat).
L'innovation technique qui prévalait précédemment est délaissée au profit de la délocalisation vers les pays à bas salaires. Tant pis pour les travailleurs que rien ne rattache plus au patronat. Ce dernier vit dans sa bulle, les métropoles mondialisées. Il bénéficie de l'assistance d'une cohorte innombrable de valets : communicants, soignants, amuseurs culturels, livreurs et domestiques, etc. Cette société nouvelle, très inégalitaire et surtout étanche, n'est pas sans rappeler l'empire romain qui a succédé à la cité démocratique et réduit la citoyenneté à un concept vide de sens.
L'adieu à la « démocratie des égaux »
Signe de cette révolution silencieuse, sociale et économique, les présidentielles de 2007 (Sarkozy-Royal) et 2012 (Sarkozy-Hollande) se sont encore conformées à l’affrontement droite-gauche classique mais tout a basculé aux présidentielles suivantes, en 2017. Elles ont permis l’élection d’un jeune candidat sans passé politique, Emmanuel Macron, qui a bénéficié de la qualification au second tour de la candidate d’extrême-droite et donc d’un nouveau « front républicain » de l’extrême-gauche à la droite classique.
Rebelotte aux présidentielles de 2022 et plus encore aux européennes et aux législatives de 2024. Cette fois, la fracture de 2005 est devenue une rupture béante comme le montre le graphique ci-joint (source : Challenges, 13 juin 2024).
Révulsées par l’avenir qui leur était promis et n’étant plus entendues par la gauche traditionnelle, les classes populaires (ouvriers, employés, paysans) se sont déportées massivement vers le Rassemblement national (RN).
Ces électeurs ont fait fi de l’ostracisme dans lequel est tenu ce parti par tous les autres ainsi que par les médias. Ils ont fait fi de l’incompétence de sa fondatrice (on songe bien sûr au calamiteux débat de l’entre-deux-tours de 2017). Ils ont fait fi de l’inexpérience de son président, du flou de son programme et du pedigree douteux de beaucoup de ses candidats à la députation. C’est dire leur détermination à rompre avec la classe politique traditionnelle !
La directrice de théâtre Ariane Mnouchkine a donné un élément de réponse lumineux dans une tribune de Libération (12 juin 2024) : « Nous gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds (…). Une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis. »
Cette rupture sans précédent dans l’histoire occidentale se retrouve aussi dans les autres démocraties du continent, du Royaume-Uni à la Hongrie en passant par l’Italie, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suède, la Finlande, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, etc.
Elle se retrouve aussi aux États-Unis où l'historien Christopher Lasch a publié dès 1994 un essai, La Révolte des élites, dans lequel il diagnostiquait la sécession d'une classe supérieure mondialisée, déterritorialisée, dont les intérêts objectifs n'avaient plus rien de commun avec ceux des classes sociales inférieures.
Haro sur l’État national
La rupture tient en premier lieu au basculement démographique du début du XXIe siècle qui a vu d’une part les populations européennes entamer leur décrue du fait d’une chute continue et brutale de l’indicateur de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme entre 1 et 1,7), d’autre part l’arrivée d’une immigration de peuplement en provenance des autres rives de la Méditerranée.
Ce phénomène s’est accéléré en 2015 quand, le 31 août, la chancelière Angela Merkel ouvrit les bras à huit cent mille réfugiés avec ces mots : « Wir schaffen das ! » (« Nous y arriverons ! ». Mais dès 2011, il n’avait pas échappé à Terra Nova, un laboratoire d'idées de la gauche. Celui-ci publia le 10 mai 2011 une note intitulée Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? qui prenait acte de la désaffection de l’électorat ouvrier à l’égard du Parti socialiste et recommandait aux dirigeants socialistes de se tourner vers les immigrés du sud de la Méditerranée : « Entre 2007 et 2012, ce sont entre 500 000 et 750 000 nouveaux électeurs qui auront acquis la nationalité française et qui voteront plutôt à gauche (…) Ces nouveaux électeurs, Français d’origine immigrée et enfants d’immigrés, sont différents de ceux qui, désormais âgés, commencent à sortir du corps électoral pour cause de décès. » Les chefs de parti ont entendu l'appel et le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, ne craint pas d'aller au-delà en dressant la « Nouvelle France créolisée » des banlieues contre la « vieille France » présumée raciste des milieux populaires, ruraux et ouvriers.
Dans le même temps, les hauts fonctionnaires français et européens, mus par une croyance religieuse dans les vertus du libre-échange et de la libre concurrence dont ils n’avaient qu’une connaissance théorique, se convainquirent que la monnaie unique du traité de Maastricht dissiperait comme par miracle les différences nationales entre Grecs et Danois, Français et Allemands, etc. Ils entreprirent de faire de l’Union européenne la première entité sans frontières monétaires et commerciales.
Ainsi est-il écrit dans le traité de Lisbonne (2008) : « L'Union contribue, dans l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres » (article 206). Ce texte sacralise un credo néolibéral des années 1980-2000 qui n’a rien d’irréfutable. On n’a en effet jamais démontré que « le développement harmonieux du commerce mondial » et « la suppression des restrictions aux échanges et aux investissements étrangers directs » étaient « dans l’intérêt commun ».
Ces représentants de la fonction publique et de la finance choisirent pour cela d’abattre le principal obstacle à leur objectif : l’État national. Emmanuel Macron le premier, qui abat à la hache d’honorables institutions qui faisaient la force de cet État (corps diplomatique, ENA et haute fonction publique… Sans doute les uns et les autres avaient-ils en tête le discours d’investiture du président Ronald Reagan : « Dans cette crise, l’État n’est pas la solution à notre problème ; l’État est le problème » (20 janvier 1981).
Cette idéologie contredite par le réel n’ayant aucune chance de réussite, ses promoteurs ont accumulé les contradictions et les tête-à-queue. Ces adeptes auto-proclamés de la liberté ont ainsi multiplié les normes, les règlements et les subventions publiques à un degré jamais atteint. Le plus bel exemple en est le Pacte Vert (Green deal) qui prétend orienter le marché par la contrainte au risque de ruiner ce qui reste de l’industrie européenne. Ce désastre annoncé a valu à sa responsable Ursula von der Leyen d’être reconduite à la présidence de la Commission européenne. Preuve que, depuis l’épidémie de vache folle des années 1990 causée par une norme européenne inspirée par les milieux d’affaires, la nomenklatura néolibérale de Bruxelles survit à tout.
Confrontés à la faillite de leurs croyances, les partis maastrichtiens arrivent en effet à dissimuler cette faillite derrière le paravent de la morale. Ils se sont inventés pour cela un ennemi, le « populisme », réceptacle de tous les courants de pensée qui ont le front de penser que les choses ne vont pas si bien que cela ! Peu importe que ces courants, tel le Rassemblement national, soient eux-mêmes incapables d’analyser et désigner l’origine des maux : monnaie unique ? consumérisme ? dénatalité ?... Peu importe qu’ils reprennent des revendications venues de feu la gauche sociale et dénoncent le moins-disant social, la contraction des services publics, le recours à une main-d’œuvre corvéable à bas coût (ouvrières bangladaises et immigrants illégaux), etc. L’essentiel est d’imposer dans l’opinion publique l’idée qu’il n’y a pas d’autre alternative que la politique maastrichtienne ou le populisme nauséeux.
L’État de droit, arme antidémocratique
C’est là que par une habileté suprême, les classes dirigeantes européennes ont exhumé « l’État de droit », quitte à le dénaturer et à lui faire dire le contraire de ce qu’il signifie. Notons au passage que les autres grandes démocraties de la planète, du Japon aux États-Unis en passant par l’Inde, demeurent formellement indifférentes à ce concept et s’en tiennent à un seul impératif : la défense de la démocratie.
L’État de droit (Rechtstaat en allemand) est un concept apparu discrètement il y a deux siècles dans le droit allemand. Il a été théorisé en 1934 par un juriste autrichien, Hans Kelsen, dans son ouvrage Théorie pure du droit. Kelsen définit l’État de droit comme une pyramide de normes au sommet de laquelle trône la Constitution et dont découle la validité de toutes les règles inférieures. À la base, les règlements et arrêtés des autorités doivent se conformer aux décrets du gouvernement, lesquels doivent se conformer aux lois votées par les représentants du peuple, lesquelles lois doivent enfin se conformer à la Constitution. Qui pourrait s’opposer à cette évidence ?
D’aucuns y ont vu une redite du Rule of law (« Règne de la loi ») qui est le fondement de la démocratie anglaise depuis la Grande Charte de 1215. Dans son article 49, celle-ci proclame : « Aucun homme libre ne sera arrêté sans un jugement légal de ses pairs conforme à la loi ».
À ce propos, l’historien du droit Ghislain Benhessa rappelle dans son lumineux essai sur Le Totem de l’État de droit, concept flou, conséquences claires (L’Artilleur, 2021), la harangue de Lord Atkin devant la Chambre des Lords pendant la Seconde Guerre mondiale : « Dans ce pays, au milieu de la fureur des armes, les lois ne se taisent pas (…). L’un des piliers de la liberté, de celle pour laquelle nous sommes en train de lutter, a toujours été que les juges (…) s’interposent entre le sujet de droit et toute tentative de réduire à néant sa liberté par l’exécutif. »
En d’autres termes, dans la démocratie anglaise, les juges se doivent d’empêcher que le gouvernement, censé exécuter les lois, ne viole celles-ci. Il ne s’agit pas de mots creux comme on l’a constaté en France où, depuis l’irruption du terrorisme et du Covid-19, le gouvernement a maintes fois fait passer des décrets et projets de lois qui restreignent la liberté individuelle en bafouant des lois bien établies !...
Mais à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ne se sont pas satisfaits de ces principes. Obsédés par l’idée de protéger la démocratie contre le retour de l’hydre totalitaire, ils ont proclamé à l’article 1 de la Loi fondamentale sur la République fédérale allemande du 23 mai 1949 : « La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. » Et à l’article 2 : « Chacun a droit au libre épanouissement de sa personnalité pourvu qu’il ne viole pas les droits d’autrui ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel ou la loi morale. »
Rien à redire à ces belles formules qui rappellent notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, sinon qu’elles n’ont pas leur place dans une Constitution, laquelle se doit seulement d’édicter des principes de gouvernement : comment s’exprime le Peuple souverain (par l’élection de ses représentants et le référendum, dit la Constitution de la République française de 1958) ? Comment sont votées les lois ? Comment sont-elles exécutées ?...
Il appartient à une Cour constitutionnelle de vérifier que les gouvernants et les élus respectent les termes de la Constitution. Mais si l’on introduit dans celle-ci des formules aussi floues que « le droit de chacun au libre épanouissement de sa personnalité », on donne aux magistrats de la Cour un pouvoir d'interprétation qui interfère très largement sur le domaine de la loi.
Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, constitué de magistrats professionnels, n’a pas sombré dans ces dérives. Il en est allé autrement du Conseil constitutionnel français après que le 16 juillet 1971, il a étendu son champ de compétences au préambule de la Constitution de 1946 et à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Bien que les principes généreux contenus dans ces textes soient propres à toutes les interprétations, le Conseil constitutionnel a déclaré qu’ils avaient la même valeur juridique que la Constitution au sein d'un soi-disant « bloc de constitutionnalité ». Plus tard, sans que jamais les citoyens aient été consultés, ce « bloc de constitutionnalité » a été étendu à la Charte de l'Environnement de 2000.
Dès lors, les neuf membres du Conseil constitutionnel, parmi lesquels plusieurs vieux briscards de la politique (Laurent Fabius, Alain Juppé, etc.), peuvent tout dire et faire dire aux textes de lois. Démonstration en a été faite le 6 juillet 2018 avec l’arrêt Cédric Herrou qui dépénalise le délit d'aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d'un étranger en vertu d’un « principe de fraternité » inscrit dans la devise de la République française (note 1054) !
Pour ne rien arranger, il a été décidé de placer au-dessus de la Constitution les traités européens et les arrêts de la Cour européenne de justice, y compris lorsqu’ils débordent le cadre strict des principes de gouvernement et abordent des domaines très sensibles qui relèvent ordinairement des lois nationales comme le droit de la famille, le droit commercial, etc.
L’État de droit a de la sorte vidé de son contenu la démocratie en enlevant aux citoyens le libre choix de leur avenir. Désabusés ou révoltés, faut-il s’étonner que ceux-ci se réfugient dans l’abstention ou le vote de protestation ?
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Voir les 24 commentaires sur cet article
André ROGER (10-08-2024 22:50:46)
Très intéressante réflexion. L'état de droit est consubstantiel de la démocratie mais il ne faut pas en abuser. C’est bien de se révolter contre l’abus de l’état de droit, mais si c’est... Lire la suite
KAFO (31-07-2024 18:18:40)
Merci pour cet excellent article qui montre comment le concept de démocratie a été progressivement vidé de sa réalité et remplacé par celui plus flou d'état de droit. Ce mouvement est contempo... Lire la suite
Christian (31-07-2024 08:55:16)
Tout à fait d'accord avec Jean-Marie. Juriste de formation, je confesse n’avoir découvert la notion d’Etat de droit que dans le titre d’un article du Monde sur les réformes de Gorbatchev: câ€... Lire la suite