À partir de l'An Mil, l'Europe occidentale n'a plus connu de grandes invasions. Au sein du continent, les déplacements, à la faveur des foires, des pèlerinages, des défrichements et aussi des épidémies et des guerres, entraînent des brassages de populations qui font fi des différences de langues et de l'allégeance à tel ou tel seigneur.
Oubliés, les Vikings, les Hongrois, les Sarrasins, etc. En Angleterre s'efface la distinction entre Angles, Saxons et Normands. Dans l'ancienne Gaule, les modestes rois capétiens qui ont succédé aux Carolingiens réussissent l'exploit improbable de donner une conscience nationale à des populations que tout semble opposer : Picards, Normands, Languedociens, Champenois, Flamands, Bretons, Provençaux et autres.
Au-dessus des nations en gestation, la papauté maintient et cultive un sentiment profond d'unité. Cette unité se reflète dans l'art gothique comme dans les ordres monastiques, les romans de chevalerie et les courants philosophiques. D'ailleurs, les Européens du Moyen Âge se conçoivent comme appartenant tout simplement à « la chrétienté ».
À l'Est toutefois, l'invasion mongole brise l'essor de la Russie et détache celle-ci de l'Occident. Il faudra attendre le règne de Pierre le Grand au XVIIIe siècle pour tenter de raccommoder les deux parties de l'Europe. Le drame présent témoigne de l'incompréhension qui subsiste entre elles...
Une conscience européenne tardive
Dans la lettre d'un pape du milieu du XVe siècle, le mot Europe désigne pour la première fois l'ensemble des terres situées au nord de la mer Méditerranée. Cette prise de conscience d'une unité de civilisation se forge à travers la lutte contre les Turcs ottomans qui ont abattu l'empire byzantin et exercent une pression constante sur l'Europe des Balkans et du Danube.
Sous la Renaissance, après la Réforme de Martin Luther qui met fin à l'unité religieuse de l'Occident, le mot Europe va définitivement remplacer celui de chrétienté.
Avec la découverte d'un Nouveau Monde par Christophe Colomb, l'Europe occidentale élargit son horizon. L'Europe orientale, de la même façon, regarde vers les immensités sibériennes. Les Européens commencent à émigrer, qui vers les Amériques, qui vers la Sibérie.
Mais à l'intérieur du continent, l'instabilité est reine. Les empires se font et se défont. Les populations migrent à l'occasion des conflits. L'Alsace, ravagée par la guerre de Trente Ans est repeuplée par des populations voisines. Il en est de même pour le Palatinat, dévasté par les armées de Louis XIV.
À la différence de la civilisation chinoise, qui s'est perpétuée depuis plus de deux mille ans autour d'un empire unifié, la civilisation européenne s'est épanouie sous la forme de différents États-Nations à la fois proches et concurrents. Faut-il le regretter ?...
Issus des monarchies féodales, ces États se sont efforcés de préserver la paix en multipliant les alliances matrimoniales entre dynasties souveraines mais d'autre part n'ont pas résisté à la tentation de s'enrichir aux dépens des voisins.
Ces rivalités se sont avérées fécondes. Ainsi le petit Portugal et l'Espagne se sont-ils lancés simultanément dans l'exploration des mers lointaines, au XVe siècle, avant que le relais ne soit pris par les Hollandais et les Anglais au siècle suivant...
La même émulation a joué dans les domaines scientifiques et techniques, ainsi que dans les domaines intellectuels et artistiques. Elle a joué hélas aussi dans le domaine colonial, de façon caricaturale, à la fin du XIXe siècle (la « course au drapeau »)...
Dans le même temps où les Portugais posaient pour la première fois le pied outre-mer, à Ceuta, en 1415, de l'autre côté de l'Eurasie, l'empereur Ming finançait une « flotte des Trésors » pour explorer l'océan Indien mais il allait suffire d'un changement de souverain pour que cet effort gigantesque soit suspendu, sans personne pour prendre le relais. Ainsi la Chine, en raison même de sa trop grande centralisation, a-t-elle plusieurs fois raté son décollage tandis que l'Europe divisée réussissait le sien.
XIXe siècle : expansion
Les États-Nations ont eu à se battre aussi les uns contre les autres, dans des guerres au demeurant moins meurtrières que ne le furent certaines guerres civiles comme la guerre de Trente Ans et sans rien de comparable avec les bouleversements connus par la Chine lors des ruptures dynastiques (plusieurs dizaines de millions de victimes à chaque fois).
La chute de Napoléon Ier en 1815 ouvre près d'un siècle de paix et de stabilité politique relative dont bénéficie tout le continent, de l'Atlantique à la Sibérie. La Révolution industrielle, les progrès de l'agriculture et surtout l'amélioration de l'hygiène publique (de Jenner à Pasteur) entraînent une progression sans précédent de la population européenne.
En Europe occidentale, l'espérance de vie à la naissance s'élève de 35 ans vers 1780 à 40 ans vers 1840 (soit tout de même deux fois moins qu'aujourd'hui et également moins que dans les pays les plus déshérités de notre époque). Parallèlement, la natalité augmente du fait de l'abaissement de l'âge au mariage (sauf en France où les petits propriétaires ont dès le milieu du XVIIIe siècle limité leur descendance pour éviter de disperser leur héritage).
Il s'ensuit une très forte poussée démographique. De 190 millions en 1800 (20% de la population mondiale), la population du continent passe à 420 millions en 1900 (25% de la population mondiale). Ne s'accroissant plus guère par la suite, la population européenne va retomber à la fin du XXe siècle à un modeste 10% de la population mondiale, Russie comprise.
Cette poussée démographique favorise le développement industriel mais laisse beaucoup de gens sur le bord du chemin (paysans sans terre, ouvriers sans emploi, Irlandais ruinés par la Grande Famine, réfugiés juifs d'Europe orientale, chrétiens chassés de Turquie...). Il s'ensuit un puissant mouvement d'émigration qui ne va cesser de s'amplifier jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale, avant que la contraception ne freine peu à peu la natalité des différents pays européens.
Dans les années 1830, dix mille Européens émigrent par an. Dans les années 1900, ils sont 1 500 000. Ces déshérités se dirigent en priorité vers les États-Unis et dans une moindre mesure vers le Canada et l'Australie. Ils vont aussi « blanchir » l'Amérique du Sud (Chili, Argentine, Brésil). Par la force de leurs bras et leur esprit d'entreprise, ils contribuent à diffuser tout autour de la planète la civilisation européenne, avec ses vertus et ses excès.
XXe siècle : reflux
Changement du tout au tout à la veille de la Première Guerre mondiale, dans une Europe plus puissante et plus peuplée que jamais. La natalité fléchit et la croissance démographique se ralentit.
La France, épuisée par les guerres de la Révolution, a une longueur d'avance en ce domaine. Dès le milieu du XIXe siècle, sa population est en voie de stagnation. Des immigrants commencent à affluer des régions surpeuplées qui l'entourent (Borinage belge, Vénétie, Pologne...). Ils vont travailler dans les mines ou remettent en culture les terres abandonnées du Sud-Ouest.
Quand éclate la Première Guerre mondiale, Charles Mangin, un général rescapé des colonies, préconise l'emploi de troupes d'outre-mer (la « Force noire »). Il y voit un moyen de suppléer l'infériorité numérique des Français face aux Allemands. Le gouvernement français fait venir également de la main-d'oeuvre d'Indochine ou de Chine pour remplacer dans les usines les ouvriers envoyés aux tranchées.
Après le rebond démographique consécutif à la Seconde Guerre mondiale, la France et l'ensemble de l'Europe voient à nouveau leur fécondité fléchir en 1974. Cette année-là, l'Europe accueille des populations venues d'ailleurs en nombre plus important que n'émigrent ses propres enfants. Pour la première fois en mille ans d'Histoire, elle devient une terre d'immigration et de peuplement.
Le traumatisme des deux guerres mondiales laisse place à une unification économique et politique, en premier lieu pour résister à la menace soviétique, en second lieu pour offrir à l'Europe davantage de poids dans une économie mondialisée. Avec pour devise : « Unie dans la diversité », cette tentative se conforme à l'esprit de la civilisation européenne, une et diverse à la fois... Les dirigeants européens vont toutefois s'en écarter avec une unification monétaire mal menée et rigide qui va transformer l'Europe en « jungle », selon la prédiction formulée en 1995 par l'historien Emmanuel Todd (préface à L'Invention de l'Europe).
Berlin, capitale de la nouvelle Europe
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