La littérature jeunesse était autrefois un parent pauvre de l’édition, considérée avec condescendance par les critiques littéraires. Elle représente en 2016, hors BD, et selon les chiffres du Syndicat National de l’Édition 12,15% du marché français - 324 millions d’euros sur 2,667 milliards d’euros dont 2,534 milliards pour les ventes de livres. Sa croissance ne se dément pas : + 5,2% entre 2015 et 2016 alors que celle de l’ensemble du secteur, tirée par les ouvrages scolaires n’est que de 4,25%. Pour les cessions d’ouvrages et les coéditions dont le volume global est relativement stable, un titre cédé sur trois concerne le secteur jeunesse.
Le secteur de la petite enfance est en pleine expansion. D'autre part, les albums illustrés, la BD, les mangas et les romans graphiques tiennent largement leur place. Cette littérature est entrée par effraction d’abord, puis très officiellement dans les manuels scolaires. Les contes de fées par exemple sont au programme du cycle 3 (CM1, CM2, 6e de collège).
Arrêt sur images sur une histoire qui a près de cinq siècles d’existence...
Pas de père fondateur mais de nombreux parrains
Comme l’a montré en son temps Marc Soriano, reconstituer l’histoire de la littérature jeunesse c’est labourer avec ses doigts. Aucun acte de naissance, aucune référence indiscutable.
Le terme même pose question. Littérature enfantine, littérature de jeunesse, littérature jeunesse ? Jusqu’à quel âge ? Faut-il y annexer le parascolaire ? la BD ? les pop-up et les livres-objets ? la fantasy ? les adaptations livresques de films et de séries télévisées ?
Marie-Thérèse Latzarus, première historienne du genre donne en 1924 à Fénelon un rôle de pionnier. « Pour la première fois au cours des âges, un enfant aura dans les mains avec les Fables, les Dialogues des morts et le Télémaque, des œuvres écrites pour lui dans sa langue et des œuvres qui se proposent de l’instruire en l’amusant. »
Sauf qu’il s’agit de littérature ad usum Delphini écrite à l’intention du duc de Bourgogne pour le préparer à un métier de roi qu’il n’exercera jamais en raison de sa mort prématurée. Les enfants du siècle de Louis XIV n’étaient pas concernés.
« Ces fables sont un tableau où chacun se trouve dépeint. Ce qu’elles nous représentent confirme les personnages d’un âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n’en connaissent pas encore les habitants. Ils ne se connaissent pas eux-mêmes.
Il n’est pas inutile de laisser aux filles, selon leur loisir et la portée de leur esprit, la lecture des livres profanes qui n’ont rien de dangereux pour les passions : c’est même le moyen de les dégoûter des comédies et des romans. », Fénelon, Traité de l’Éducation des filles, 1669.
Aujourd’hui les critiques sont divisés. Certains remontent jusqu’au Panchatantra (recueil de fables hindoues du VIe siècle av. J.-C.) ou à sa version arabo-persane Kalila et Dimna traduite au VIIIe siècle après J.-C. par Ibn al-Muqaffa.
Ceux épris de culture classique voient dans L’Âne d’or de l’écrivain romain Apulée (124-180) ou dans L’Histoire véritable de l’écrivain grec Lucien de Samosate (120-180) les premiers contes de fées mais de façon générale les contes qui constituent un des fleurons de cette littérature étaient transmis oralement par les aèdes, les bardes ou les griots depuis de nombreux siècles.
D’autres prétendent que Les Enfances Guillaume ou le petit Jehan de Saintré, constituent dès le Moyen Âge les prolégomènes d’une littérature jeunesse.
Mais il ne suffit pas que l’enfant soit le premier héros d’une histoire dans laquelle il deviendra adulte pour qu’il s’agisse de littérature enfantine.
« Les mots ne doivent être enseignés et appris qu’associés aux choses. C’est donc à l’aide d’images qu’il faut commencer d’enseigner l’histoire aux enfants. On retient mieux ce qu’est un rhinocéros si on en a vu, au moins une fois, la représentation imagée. », Comenius, La Grande didactique, 1657
Ceux qui considèrent qu’il n’y a de littérature que quand il y a un lectorat s’arrêtent plus volontiers à l’Orbis Pictus du tchèque Jean Amos Comenius traduit en France en 1657, aux Fables de La Fontaine (1668) et aux Contes de Perrault (1697) tandis que d’autres datent l’avènement de la littérature jeunesse du moment où il est établi qu’on écrit différemment pour les enfants et pour les adultes.
C’est le cas d’Érasme qui dans son Institution des enfants (1529) pose les bases d’une spécificité des ouvrages pour les enfants avec des images pour visualiser les mots et une méthode active pour se les approprier. Mais il n’a pas eu l’occasion de la mettre en pratique.
Il semble donc que plus d’un acte de baptême de la littérature jeunesse, il faudrait plutôt parler de la structuration d’un espace jeunesse où se rencontrent des auteurs avec leurs textes, des libraires-éditeurs avec leurs produits, des prescripteurs avec leurs conseils, un public de parents et d’enfants avec leurs attentes.
Sans oublier qu’une littérature de colportage existe dès le XVIe siècle qui se diffuse jusque dans les campagnes avec des récits imagés ou non, à l’intention de toute la famille.
À partir de là, on peut segmenter l’histoire de la littérature enfantine par genres (les fables, les contes, les romans, les ouvrages documentaires, les ouvrages pédagogiques, les albums, la BD, le livre animé…) ou par époques. C’est cette dernière approche qui est développée ici.
« L’art d’instruire l’enfance consiste en plusieurs parties dont la première et la principale est que l’esprit encore tendre reçoive les germes de la piété, la seconde qu’il s’adonne aux belles lettres et s’en pénètre à fond, la troisième qu’il s’adonne aux devoirs de la vie, la quatrième qu’il s’habitue de bonne heure aux règles de la civilité. », Érasme, La civilité puérile, 1530.
La constitution d’une littérature jeunesse : d’Érasme à la Révolution Française
Cette période se caractérise par sa dimension pédagogique affirmée : ouvrages d’apprentissage, alphabets et abécédaires, manuels de civilité, où l’illustration prend progressivement sa place.
Les débats sont vifs sur la prédominance du latin ou du français, l’apprentissage de la lecture par des méthodes traditionnelles ou actives, l’importance de l’éducation des filles avec l’opposition entre la rigoriste Madame de Maintenon et le libéral Fénelon, la place qu’il faut accorder à la dimension ludique et à la fiction dans les ouvrages destinés aux enfants. La fable et le conte y sont ici deux vecteurs privilégiés.
La transposition d’une intrigue dans le monde animalier ou son déplacement dans le temps ou dans l’espace permettent de délivrer discrètement des messages moraux ou civiques faciles à retenir. La Fontaine est prolongé par Florian. Perrault a de nombreux émules comme Mademoiselle d’Aulnoy, auteure du conte L’Oiseau bleu.
Puis de nouvelles formules éditoriales apparaissent comme les ouvrages de vulgarisation scientifique illustrés et les « magasins », des ouvrages où, comme leur nom l’indique, on trouve de tout, et dont l’exemple emblématique est le Magasin des Enfants de Madame Leprince de Beaumont (1757) qui contient le conte la Belle et la Bête dont Jean Cocteau fera une adaptation cinématographique en 1946.
Pendant le XVIIIe siècle, l’image populaire, par l’intermédiaire des livrets de colportages puis de l’image d’Épinal, diffuse des légendes et des récits moraux. La littérature étrangère pour la jeunesse se développe en France avec des adaptations des Contes des Mille et une Nuits par Galland, et des traductions des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift ou de Robinson Crusoé de Daniel Defoe.
« Enfants !... vous êtes bien jeunes mais vous vivrez dans un temps où il faut grandir vite ; Voilà pourquoi nous autres qui aimons les enfants, et qui avons des enfants, nous faisons un journal d’enfants pour vous qui êtes encore des enfants. Enfants, venez avec nous…et vous serez des hommes. » (...)
« De toutes les entreprises littéraires, la plus difficile et la plus ingrate, c’est d’écrire pour l’enfance et la jeunesse. », Jules Janin, Journal des Enfants n° 1, 1832.
De la Révolution française aux débuts d’Hetzel
La Révolution française a brassé beaucoup d’idées sur l’éducation mais a peu produit pour la jeunesse. Au contraire, le Premier Empire voit le retour d’ouvrages d’éducateurs religieux ou laïques qui proposent des fictions romanesques et des récits historiques où s’exaltent les vertus traditionnelles.
Le progrès des techniques de reproduction (chromolithographie, gravure en bois de bout, insertion de l’image dans le texte et du texte dans l’image) améliore la qualité des ouvrages illustrés. La loi Guizot de 1833 qui oblige toute commune de plus de 500 habitants à ouvrir une école publique pour garçons développe la production des manuels scolaires.
C’est aussi la véritable naissance des journaux pour la jeunesse comme le Journal des Enfants qui, dès 1832, pour fidéliser sa clientèle, invente le principe du roman-feuilleton. Et des « illustrés romantiques » qui adornent leurs histoires morales d’une jolie couverture cartonnée ou gaufrée parfois illustrée.
Le suisse Rodolphe Töppfer propose des histoires en images dont il compose lui-même le texte et les illustrations, tandis que sous l’influence des Anglais, les livres-jeux et les jeux d’imagerie de type puzzle s’implantent sur un marché en expansion.
Il manquait à cette littérature la légitimité de grandes plumes. Ce sera l’œuvre de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel, véritable chef d’orchestre de la littérature de jeunesse et auteur lui-même sous le pseudonyme de P.J. Stahl ou d’ « un papa », qui embauche les grands écrivains de son époque (Balzac, George Sand, Alexandre Dumas, Charles Nodier...) et les plus célèbres illustrateurs (Grandville, Bertall, Gavarni…) dans l’aventure d’une « littérature à hauteur d’enfance ».
« C’est à l’exagération de ce bon sentiment qui veut que rien d’immoral n’effleure l’enfance que nous devons les milliers de livres de plomb dont on écrase le premier âge… Il se peut qu’il se rencontre dans l’univers civilisé des gens qui ignorent les noms fameux de César, de Mahomet, de Napoléon. Il n’en est pas qui ignorent les noms plus fameux encore du Petit Chaperon Rouge, de Cendrillon ou du Chat Botté. Le Petit Chaperon Rouge, pour ne citer que lui, est en deux pages un chef-d’œuvre achevé. », Hetzel, préface des Contes de Perrault, 1862.
1845-1890 : l’âge d’or de la littérature jeunesse
Cette période marquée notamment par la rivalité des deux éditeurs majors, Hetzel et Hachette, est celle où les plus grands écrivains n’hésitent pas à s’adresser à ce nouveau public.
On y trouve en effet, outre les auteurs cités plus haut, Alphonse Daudet, Erckmann-Chatrian, Victor Hugo, Hector Malot, Jules Verne… et bien entendu la Comtesse de Ségur. Les illustrateurs ne sont pas en reste avec Gustave Doré, Geoffroy, Boutet de Monvel, Job, ou Robida.
La littérature de jeunesse s’est diversifiée : ouvrages historiques, albums, récits de voyages, romans de mœurs ou d’anticipation. Le roman scolaire, mélange de pédagogie et de fiction, y fait une entrée remarquée avec Le Tour de la France par deux enfants de G. Bruno (Augustine Fouillée) publié en 1877 chez Belin et qui réalisera 6 millions de ventes jusqu’en 1910.
Cette vague a traversé toute l’Europe pendant le XIXe siècle. On peut citer Hans-Christian Andersen au Danemark, et en Angleterre Walter Scott, Edward Lear, Charles Dickens, R.L. Stevenson, Lewis Carroll avec les illustrateurs Walter Crane, John Tenniel, et Kate Greenaway.
En Allemagne, ce sont les frères Grimm et les deux Hoffmann, Ernst Theodor Amadeus qui inspirera Offenbach et Heinrich, l’auteur de Struwwelpeter, que Cavanna traduira par Crasse-Tignasse ainsi que Wilhelm Busch créateur de la série Max et Maurice. En Russie Pouchkine, Tolstoï, Gogol ne dédaignent pas d’apporter leur contribution à cette littérature qui s’épanouit.
« Pour frapper son esprit, il faudrait lui rendre la patrie visible et vivante. Dans ce but, nous avons essayé de mettre à profit l’intérêt que les enfants portent aux récits de voyages ; En leur racontant le voyage courageux de deux jeunes Lorrains à travers la France entière, nous avons voulu pour ainsi dire la faire voir et toucher. », Bruno, le tour de la France par deux enfants, Belin 1877.
1890-1918 : le déclin
Après cet Âge d’or, la relève tarde à venir. La soif de découverte retombe, d’autres formes de production littéraire comme les illustrés, dont la mode est importée des États-Unis et qui sont plus à la portée des budgets populaires, conquièrent rapidement leur public avec des héros récurrents comme Bécassine pour les lectrices de la Semaine de Suzette et Les Pieds Nickelés pour ceux de L’Épatant.
Plusieurs analystes ont tenté d’établir une liaison entre ce goût pour le divertissement et la perspective d’une nouvelle guerre au début du XXe siècle. Le rapprochement est aléatoire. Les enfants, dont certains disposent d’argent de poche, ne sont pas au fait, dans les années 1905-1910, de la dégradation du climat international. Par ailleurs, ils opèrent un choix entre les illustrés à 5 ou 10 centimes qu’ils peuvent se payer et les ouvrages à 2 francs qu’ils attendent qu’on leur offre à l’occasion des étrennes ou de la distribution des prix.
C’est la Grande Guerre qui introduit une véritable révolution dans la littérature de jeunesse. Le papier manque et la production diminue. Une partie des auteurs et des illustrateurs ont été envoyés au front et certains n’en reviendront pas. Surtout, les héros de la jeunesse sont mobilisés contre le « boche ».
Gautier Languereau édite Bécassine pendant la guerre (1916), Bécassine chez les alliés (1917) Bécassine mobilisée (1918) qui seront suivis de Bécassine chez les Turcs (1919). Forton pour l’éditeur Offenstadt envoie les Pieds Nickelés chez le Kaiser.
Larousse dans sa collection « les livres roses pour la jeunesse » fait paraître Guignol fait la guerre. Fillette et Les trois couleurs, un hebdomadaire cocardier créé en 1914, dénoncent en les romançant la barbarie allemande. L’espiègle Lili entre à la Croix-Rouge et, prisonnière de la sadique Damen Krappau, réussit à s’évader. Poulbot entretient l’ardeur patriotique avec ses « graines de poilus. »
Après l’armistice, des albums pour la jeunesse exaltent les grandes figures patriotiques (Joffre, Foch, Pétain, Clemenceau) ou l’Alsace heureuse, sous-titrée « le grand bonheur du pays d’Alsace raconté aux petits enfants par l’oncle Hansi. »
1918-1939 : À la recherche de la modernité
Une période se termine une autre commence. C’est l’âge de l’enfant-roi, dont on s’applique à contenter les moindres désirs et qui devient le foyer d’attraction de la galaxie éducative.
Les publications Freinet donnent une place prioritaire à ses créations : correspondance scolaire et textes libres comme Carnabot « livre de contes écrits et illustrés par des enfants pour des enfants » (1925). Des ouvrages lui proposent des activités comme les Albums du Père Castor. Des bibliothèques lui sont dédiées comme celle de L’Heure Joyeuse à Paris (1924). Des romans scolaires comme ceux de Charles Vildrac, Ernest Pérochon, Romain Rolland ou Gabriel Maurière rendent l’apprentissage plus ludique.
De nouveaux héros, animaliers ou compagnons de son âge, l’accompagnent dans ses périples imaginaires : Gédéon, Babar, Mickey, Tintin. Les grands classiques, La Fontaine, La Comtesse de Ségur, Jules Verne sont modernisés avec de nouvelles collections ou de nouvelles présentations comme les quatre bibliothèques de chez Hachette : la rose, la verte, la bleue et la blanche.
Les traductions d’ouvrages étrangers se multiplient et popularisent de nouveaux héros : Pinocchio, la marionnette en bois de Carlo Collodi, dont le nez s’allonge à chaque mensonge, Nils Holgersson, le petit héros de Selma Lagerlöf qui visite la Suède sur le dos d’oies sauvages, et l’intraitable Fifi Brindacier d’Astrid Lindgren qui ne fait que ce qui lui plait.
Cette période voit aussi le développement de la BD enfin acclimatée en France avec ses bulles et ses bruitages par Alain Saint-Ogan et ses héros Zig et Puce. Les journaux pour la jeunesse connaissent une croissance exponentielle. Parmi eux le journal de Mickey lancé en 1934 tire immédiatement à 500 000 exemplaires devançant de très loin ses concurrents et notamment les journaux de la presse militante comme Cœurs Vaillants pour les catholiques, Copain Cop pour les laïques et Mon Camarade pour les communistes.
De nouveaux auteurs pour la jeunesse se révèlent, dont des écrivains reconnus comme Georges Duhamel, Marcel Aymé ou Maurice Genevoix et d’autres qui produisent des ouvrages à succès comme Trilby, P.J. Bonzon, Paul Berna ou la suissesse Johanna Spyri enfin traduite et dont les Heidi enchanteront une génération de fillettes. La guerre de 39-45 met fin à cette efflorescence.
L’édition passe sous la botte allemande. Des maisons sont « aryanisées » comme Nathan. D’autres négocient difficilement leur survie comme Gallimard ou Gründ. Les publications pour la jeunesse sont contrôlées ou interdites sauf si elles s’affichent comme pétainistes (Fanfan la Tulipe) ou carrément collaboratrices (Le Téméraire).
1945-1970 : Littérature grand public et Révolution graphique
La Libération marque un renouveau de la production jeunesse dans de nombreux domaines. Sur le plan quantitatif, on compte plus de 600 titres nouveaux ou réédités par an et une production de 15 millions d’exemplaires de magazines par mois.
« Les publications visées… ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse. », Journal Officiel du 16 juillet 1949.
Ceux-ci sont encadrés par la loi de 1949 adoptée au départ pour combattre la déferlante des comics américains et qui aboutira à la suppression de Tarzan en 1952. L’arsenal législatif s’enrichira ensuite de lois sur les préjugés ethniques, sur la protection des mineurs, sur les brochures licencieuses ou pornographiques. La presse pour la jeunesse est « moralisée ».
De nouvelles collections apparaissent : « Rouge et Or », « Idéal Bibliothèque », « Bibliothèque de Suzette et aventures » avec une production commerciale souvent centrée sur des héros récurrents français (Martine, Langelot, Fantômette) ou étrangers (le club des cinq) qui sont déclinés jusqu’à saturation pour un public « accro » à leurs nouvelles aventures.
Parallèlement, des collections documentaires illustrées de photos comme « La Joie de connaître » chez Bourrelier et des encyclopédies comme celles de Larousse ou de Hachette privilégient l'ouverture sur le monde contemporain. Le secteur de la petite enfance s’affirme porteur avec des albums qui lui sont spécialement destinés comme L'Imagier du Père Castor. Pourtant le destin de la littérature jeunesse s’inscrit largement en marge des circuits du livre.
L’explosion du marché de la BD portée par le succès des Spirou, Tintin, Lucky Lucke et des comics américains, la concurrence de l’audiovisuel sous toutes ses formes (cinéma, dessin animé, télévision, adaptations sonores ou visuelles de chefs-d’œuvre) ont ouvert un marché, jusque là cloisonné, dans lequel auteurs et illustrateurs sont sollicités pour des productions diversifiées. La littérature jeunesse a perdu une partie de sa dynamique. La révolution graphique des années 70 va la lui rendre.
De 1970 à aujourd’hui
Dès les années 60, des éditeurs (Harlin Quist, L’École des Loisirs), des illustrateurs comme Warja Lavater la Suissesse (Le petit chaperon rouge), Maurice Sendak l’Américain (Max et les Maximonstres), Léo Lionni (Petit Bleu et Petit Jaune) ou Tomi Ungerer (Jean de la Lune) inventent d’autres formules d’albums, rénovant une production qui vivait sur ses acquis.
Une évolution identique s’opère dans le secteur de la bande dessinée où l’hebdomadaire Pilote fait appel à des scénaristes et des bédéistes comme Druillet, Fred ou Gotlib qui font exploser les codes traditionnels.
Parallèlement, la révolution du format poche qui atteint le livre de jeunesse dans les années 70 avec des collections comme « Folio Junior », « Mouche » ou « Le livre de Poche jeunesse » met celui-ci à portée de toutes les bourses. La conséquence est une concentration du marché autour de majors comme Hachette, Editis, Gallimard-Flammarion, Bayard-Milan qui ne laissent aux petites maisons que des « niches » permettant aux productions originales ou ciblées sur un segment donné - la découverte de l’art, la fantasy, les livres sensoriels - de survivre.
L’édition jeunesse s’internationalise également, favorisée par des rendez-vous rituels comme Francfort mais surtout Bologne et Bratislava. Des succès dans un pays donné deviennent vite planétaires, avec parfois des aller-retours entre le livre et le cinéma ou la télévision, comme on l’a vu avec Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot, les albums d’Astérix, les œuvres de Stephen King ou la saga Harry Potter.
Reste que l’augmentation de la production avec de nouveaux auteurs et illustrateurs qui se sont fait une place et une audience comme Frédéric Clément, Claude Ponti, ou David Sala ne correspond pas à celle du lectorat. Les achats individuels sont de moins en moins nombreux chez une clientèle tentée par d’autres formes de loisirs mais ils sont compensés par les achats collectifs par les bibliothèques ou les CDI.
À terme, des engouements subits et médiatisés sans retenue comme ceux suscités par Harry Potter et le succès grandissant de la BD et des mangas sont une menace réelle pour un secteur dont la vitrine séduisante camoufle une boutique mal ou trop achalandée.
Une opulence précaire
Les 175 000 visiteurs du salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil et les centaines de salons du livre qui dans l’hexagone sont spécialisés jeunesse ou BD ou réservent une place à leurs auteurs ne doivent pas faire oublier que la littérature jeunesse traverse une double crise.
La surproduction (6 000 nouveautés jeunesse et 5 300 BD par an) pour un public qui reste à l’étiage, génère une diminution des revenus chez les auteurs et illustrateurs obligés dans leur majorité d’exercer un autre métier pour pouvoir vivre de leur plume, de multiplier les interventions en bibliothèques et dans les établissements scolaires ou de postuler pour des bourses et des séjours en résidences d’auteurs.
La Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse qui regroupe plus de 1 200 d’entre eux se mobilise pour faire appliquer les tarifs-type qu’elle a établis, et pour défendre ses adhérents contre quelques éditeurs peu scrupuleux. Mais il leur est difficile de sanctuariser leurs royalties dans un univers où la vente et l’autoédition en ligne ainsi que la vogue de l’édition numérique (près de 9% du chiffre d’affaires des éditeurs) auxquels va s’ajouter la hausse non compensée de la CSG, fragilisent leurs revenus.
Cette surproduction a également une répercussion sur les choix éditoriaux. Nombre de maisons prennent peu de risques, misent sur des valeurs sûres, colonisent les espaces des librairies par des « offices » qui leur rapportent de la trésorerie immédiate, lancent des « reprints » d’ouvrages tombés dans le domaine public qui coûtent moins cher que les éditions princeps que s’arrachent les bibliophiles.
Beaucoup privilégient encore le lancement des nouveautés par rapport aux rééditions, mais la durée de vie réelle de ces ouvrages est en recul car il faut faire la promotion des nouveaux et leurs tirages en baisse régulière. Trois mois après la sortie de son ouvrage, l’auteur qui n’a pas trouvé son public peut toujours croire à l’émission de télévision ou à l’adaptation audiovisuelle qui lui redonnera une seconde vie. Effectivement, ce qu’il y a de plus incroyable avec les miracles, c’est qu’ils arrivent. Mais si rarement.
Une seconde crainte hante la profession : la disparition programmée de l’objet-livre. Souvent annoncée, elle est démentie par le marché puisque le nombre d’exemplaires vendus a augmenté de 2,5% de 2015 à 2016.
Mais la victoire de la galaxie Mac Luhan sur la galaxie Gutenberg, tarte à la crème des médias mainstream, a la vie dure et renaît aujourd’hui sous de nouvelles couleurs.
On vitupère une société de zapping et du prêt-à-jeter alors que la lecture est un compagnonnage qui requiert du temps et de la tendresse.
Les analystes qui se penchent sur le comportement des jeunes générations dénoncent leur extrême sensibilité aux effets de mode, à l’actualité immédiate, à la pression de l’événementiel, alors que le livre engage dans sa découverte gourmande une part d’intemporalité.
Les nouvelles technologies du XXIe siècle vont-elles définitivement remiser le livre de jeunesse au musée ? Le pire n’est pas toujours sûr.
Bibliographie
Jean-Paul Gourévitch : Abécédaire illustré de la littérature jeunesse, Atelier du Poisson Soluble 2013,
I. Nières-Chevrel, J. Perrot (dir) : Dictionnaire du livre de jeunesse, Cercle de la Librairie 2013,
Olivier Piffault (dir) : Il était une fois les contes de fées, Seuil-BnF 2001,
Olivier Piffault (dir) : Babar, Harry Potter & Cie, Livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui, BNF 2008,
Christian Poslaniec : Des livres d’enfance à la littérature de jeunesse, Découvertes-Gallimard 2008.
Les mythes de la littérature
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Yann Darko (15-12-2017 17:47:45)
"Une seconde crainte hante la profession : la disparition programmée de l’objet-livre." Romancier pour la jeunesse, je rencontre fréquemment mes lecteurs et je peux témoigner du fait que les jeu... Lire la suite