« On change plus facilement de religion que de café ! » aimait à expliquer Georges Courteline. Il est vrai qu'on y est attaché, à notre café du coin, celui où au fil des siècles on a repris des forces et refait le monde.
Vieux bouge ou palace, il a longtemps été un des piliers de notre société au point de faire désormais partie des clichés qui attirent les touristes. Mais parce que l'avenir du petit noir en terrasse et des levées de coude entre copains est incertain, poussons la porte de cette vénérable institution pour y dénicher ce qui l'a rendu essentiel à notre société. À la bonne vôtre !
Nunc est bibendum...
« Vous prendrez bien un petit bol ? » On ne saura jamais qui, le premier, a eu l'idée de faire commerce de boissons, mais on peut être sûr que le récipient contenait de l'eau, à moins que la bière ait déjà fait son apparition.
En Mésopotamie, l'avènement de la civilisation s'accompagne en effet de l'arrivée des tavernes il y a 5000 ans, établissements où l'on pouvait à la fois manger et se désaltérer avec quelques goulées de bière gardée bien fraîche grâce à un système de « réfrigérateur » en argile. La satisfaction du client avant tout !
Mais attention aux excès : en Égypte, rien de plus mal vu pour un jeune scribe que d'aller perdre toute retenue dans les « maisons de bière » : « Tu traînes de taverne en taverne. La bière t’enlève tout respect humain ; elle égare ton esprit. […] Te voici assis dans la taverne, entouré par les filles de joie. […] Tu vacilles et tu bascules à terre, tout couvert d’immondices » (Papyrus Chester Beatty, IIIe siècle).
Des scènes similaires ont bien dû se produire du côté de la Grèce, dans ces kapeleia où le peuple aimait à se retrouver pour s'adonner au commerce ou simplement papoter.
Ancêtres des snack-bars, ils ont donné naissance dans le monde romain aux popinae (ou thermopolia, « vendre chaud », chez Plaute) qui rendaient bien service à toute personne dépourvue de cuisine, c'est-à-dire à un grand nombre des habitants du quartier, libres ou esclaves.
Le voyageur de son côté trouvait sur sa route des tabernae, sorte d'auberges où il pouvait se restaurer et se reposer, voire s'adonner à divers plaisirs au risque de devenir un ganeo, ancêtre de nos piliers de bar...
« Le soir, les animaux cessent leur guerre nécessaire et providentielle. Espèces mangeantes et espèces mangées descendent pour boire vers l'eau. Et ayant bu (lion près de gazelle, etc.) avec la religion que cet acte vital leur inspire, une trêve se fait. La Vie (qui est la somme des animaux vivants à un instant donné) s'arrondit autour du Roi du Soir, et la trêve se fait – ils échangent leurs vues. Le premier café est créé. » (Paul Valéry, Carnets, 1938).
Tu t’es vu quand t’as bu ?
Le Moyen Âge se fait un plaisir de poursuivre la tradition des lieux d'accueil pour affamés en tous genres. Si la boisson n'y est encore que le complément logique du repas, les dangers liés à la consommation d'eau font des tavernes les endroits incontournables pour qui a le gosier en pente. On peut en effet s'y procurer du vin en pot, vin dont on ne manquera pas de tester la qualité sur place, si possible en bonne compagnie.
Confréries et corporations aiment ainsi à s'y donner rendez-vous pour resserrer les liens autour des fûts que le tavernier a obligation de montrer avant d'en tirer le précieux liquide. Les solitaires, de leur côté, peuvent acheter leur vin « à huis coupé et pot renversé », c'est-à-dire à la porte des propriétaires soucieux d'écouler leur surplus mais qui, loi oblige, n'ont pas le droit de faire entrer la clientèle dans la maison.
Il faut dire que la réputation de nos buveurs n'aide guère à créer la confiance ! « Fontaines des péchés », « églises du diable »... À la fin du Moyen Âge, la suspicion est telle que les tavernes sont désignées dans les prêches comme des lieux de perdition où règnent envie, gourmandise, paresse et autres péchés qu'il vaut mieux ne pas nommer. L'enfer n'est pas loin !
N'est-ce pas dans ces gargotes que le poète Rutebeuf s'est ruiné au jeu, et que François Villon, « au temps de [s]a folle jeunesse », est passé du statut d'étudiant à celui de mauvais garçon à grandes lampées d'hypocras et de « purée septembrale » (vin) ? Les messieurs et dames qui s'y rendent sont prévenus : s'ils y cherchent de la convivialité, ils y trouveront surtout filouterie et ivresse.
Rien de rédhibitoire pour Henri IV qui aimait s'y rendre incognito pour tâter le pouls du pays, ni pour les esprits les plus libres du Grand Siècle, comme Molière et La Fontaine, qui se retrouvaient dans l'arrière-salle du Mouton-d'Or pour y lire leurs œuvres, échanger leurs idées... et « se payer franche lippée » avant la tombée du jour. Rien de tel pour s'attirer une réputation : fuyons ces lieux de débauche et de sédition !
Un peu de retenue, chers amis !
Et si le salut venait de l'Est ? C'est en effet à Constantinople qu'un beau jour de 1475 s'ouvrent les portes d'un établissement d'un genre nouveau, dédié à une boisson qui fait depuis des années les délices des papilles orientales : le café. Baptisé Kiva Han, le lieu fait vite des adeptes et des petits.
Il faut dire qu'il répond à des besoins tout simples : proposer un endroit agréable où mener conversation ou lier amitié tout en jouant à quelques jeux et en sirotant une boisson non alcoolisée. À une époque où seuls vins et autres modernes cervoises peuvent remplacer l'eau impure, c'est une révolution !
Oxford d'abord, en 1650, puis Marseille (1671), Venise (1683), Vienne (1685)… C'est une bonne partie de l'Europe qui plonge dans la tasse en quelques années. Seuls résistent encore les pays de l'est, peu pressés à abandonner la bière.
En France, c'est la venue de l'ambassadeur ottoman Soliman Aga et la mode orientale qui l'accompagne qui vont marquer le coup d'envoi. Les commerçants arméniens ou syriens ne s'y trompent pas : aristocrates et bourgeois vont vite adorer se différencier de leurs comparses trop timides en s'encanaillant avec un peu d'exotisme bien sage.
Ils ont raison : le beau monde, y compris féminin, aime rapidement s'installer au milieu des orangers en pots, des narguilés et des serveurs-mamamouchis en costume chamarré pour nourrir une conversation de qualité autour d'une tasse de « liqueur arabesque ».
Et tant pis si ce caprice vaut une fortune ou si les garants de la bonne santé s'arrachent les cheveux ! Mais une mode étant par définition éphémère, rapidement les premiers cafetiers quittent la France pour tenter leur chance ailleurs en Europe, où le café est moins élitiste.
Au pays des tasses et des conversations délicates
Quelques audacieux ont cependant bien compris que ce « caphé » avait tout d'une poule aux œufs d'or.
En 1671, l'Arménien Harouthian, connu sous le nom de Pascal, ouvre une petite buvette à la foire qui fait les beaux jours de Saint-Germain-des-Prés. L'expérience est concluante et il poursuit avec un établissement quai du Louvre.
Son commis sicilien, Francesco Procopio Dei Coltelli, se lance à son tour en 1686 dans l'aventure en profitant de ses nouveaux voisins, les Comédiens (et comédiennes !) du Roi et en ciblant à travers eux le milieu intellectuel parisien où les Italiens font la pluie et le beau temps.
Le « distillateur-limonadier » a compris qu'il doit proposer à cette clientèle exigeante un cadre de qualité, avec des salles où les miroirs permettent enfin d'y voir un peu clair. À la vaisselle grossière on préfèrera, pour pouvoir savourer le liquide brûlant, cafetières argentées et jolies coupelles auxquelles la anse, apparue vers 1730, offre un supplément de confort.
Mais c'est surtout grâce à ses sujets de conversation que le Procope et ses suiveurs se distinguent des tavernes et cabarets : on y confère « sur des matières d'érudition, sans gêne et sans cérémonie, pour ainsi dire en se divertissant » dans une ambiance où « la causerie accompagne obligatoirement le café ou le thé » (Jean de la Roque).
Et pour causer, on cause ! Il faut dire qu'il y a du beau monde, prompte à dégainer des analyses philosophiques ponctuées de quelques jeux de mots bien trouvés. Voltaire, Fontenelle, Buffon... Paris devient « le café de l'Europe » (Ferdinando Galiani) : tout le gratin de la pensée vient se réchauffer sur les banquettes de ces « salons de la démocratie », véritables chaudrons où fermentent les idées, y compris les plus révolutionnaires.
Lorsque Diderot commence à discuter projets avec d'Alembert, c'est toute l'Encyclopédie qui pointe son nez, et l'on ne s'étonnera donc pas d'apprendre que c'est du Procope que fut lancé l'ordre d'attaquer les Tuileries, en 1792.
Préférez-vous pousser les portes du café La Régence ? Au milieu des joueurs d'échec, vous y croiserez le discret Robespierre avant qu'il ne préfère déménager au Caveau de la Terreur, laissant ainsi sa place à un certain Bonaparte. Les régimes passent, les surveillances s'accroissent mais les cafés sont désormais indéboulonnables.
Le livre II du roman de Victor Hugo, Quatre-vingt-treize (1874), s'ouvre sur la rencontre imaginaire, au fond d'un café, de trois grands noms de la Révolution...
« Il y avait rue du Paon un cabaret qu’on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd’hui historique. C’était là que se rencontraient parfois, à peu près secrètement, des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu’ils hésitaient à se parler en public. C’était là qu’avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. [...]
Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d’une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l’arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d’alors, éclairait la table.
Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat.
Ils étaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bière de Luther, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers ».
« L’école normale de la politique » (Léon Gambetta)
Enfin un peu d'air ! En 1815, Tortoni, célèbre glacier du boulevard, a l'idée d'agrandir son établissement en disposant des chaises à l'extérieur. La première terrasse est née !
Voilà enfin, pour ces dames, un moyen de se retrouver sans risquer sa réputation. Gageons que Balzac et Musset, nos dandys, auront eu à cœur d'étaler toute leur élégance dans des établissements qui se font de plus en plus somptueux, à moins qu'ils n'aient préféré retrouver leurs camarades romantiques dans un estaminet, repère plus tolérant pour les fumeurs qui ont la mauvaise habitude de noircir les délicates teintures.
C'est dans leurs arrière-salles que, dans les années 1840, les guenilleux de la Bohème vont se réunir pour tenter non plus de refaire le monde, mais de s'y faire une place. Les peintres en espérance peuvent souvent y laisser une de leurs toiles en guise de paiement avant de changer d'adresse, réputation et fortune faites.
Pas de crédit en revanche dans l'immense Brasserie des Martyrs, au pied de Montmartre, mais une réputation de lieu incontournable pour les « poétereaux sortis du nid » et autres « coureurs d'images et ciseleurs de phrases » (Firmin Maillard) qui souhaitent rencontrer leurs maîtres, Courbet ou Baudelaire.
Sur la Butte, le Chat Noir, la Taverne du Bagne ou le Rat Mort voient passer « zutistes » et « hydropathes » qui assurent l'ambiance, et c'est plus d'une fois qu'on a vu le couple Verlaine et Rimbaud atterrir sur le trottoir !
Nombreux sont aussi les cafés qui accueillent des expositions comme le Guerbois, refuge des impressionnistes qui, autour de Manet, aimeraient bien réécrire l'histoire de l'Art au fil de leurs causeries de fin d'après-midi. C'est en partie ce que fera Gauguin en habillant de ses toiles les murs du café des Arts, en 1889.
Avec le Second Empire, Paris change et les cafés suivent la tendance. Les rues, plus accueillantes, voient les terrasses se multiplier et essaimer en province. Fini la philosophie, le café est désormais avant tout un lieu de délassement, de divertissement ! Il faut dire que la police veille...
Pour les buveurs ou buveuses d’absinthe et autres piliers de zinc, qu'ils soient de vieux habitués ou issus de l'exode rural, rien de tel qu'un assommoir attitré où ils peuvent lire le journal entre amis, jouer au billard et oublier travail pénible et logement peu douillet. Il faut dire qu'ils ont le choix depuis la libéralisation de 1880 qui a permis la création de dizaines de milliers de débits de boisson, un pour 92 habitants en 1890 !
Dans les villages, le développement de l'artisanat incite les petites boutiques à accueillir parmi elles ces cafés du Commerce où l'on vient faire une pause et parler affaires. Mais attention, la politique n'est jamais loin... Les Républicains l'ont bien compris, eux qui, Gambetta à leur tête, ont su mettre à profit leur omniprésence dans les cafés parisiens devenus, pour certains, lieux d'édition.
Dans les arrière-salles, les journalistes s'y font l'écho des revendications, se moquant ouvertement de l'interdiction des rassemblements publics. Ils ne sont pas en réunion, ils partagent juste un verre...
Ce 31 juillet 1914, Ernest Poisson avait rendez-vous avec le député socialiste Jean Jaurès au café Le Croissant...
« Le Croissant étincelle ; il fait chaud ; les fenêtres sont ouvertes. Les amis doivent y être, je m'en assure par la fenêtre près de la porte où est un rebord à hauteur du genou de l'homme. Je me penche. […]
J'ai mes regards sur [Jaurès], pendant qu'il les a vers l'infini des choses et des hommes.
Horreur ! le rideau, mon rideau derrière sa tête vient de se plier, de se soulever légèrement ; un revolver s'est glissé, tenu par une main ; et cette main, seule, apparaît à 20 centimètres derrière le cerveau. Pan ! pas d'éclair, pour ainsi dire, une étincelle rougeâtre. La fumée d'un cigare : je regarde, figé, abruti, un quart de seconde ; puis un deuxième coup ; mais Jaurès déjà est tombé sur Renaudel, la serviette aux mains, la tarte encore aux lèvres. Je ne vois pas de sang ; il a à peine tressailli, n'a pas eu le temps de faire le geste de se retourner ; il n'a rien dit, pas même pensé, peut-être.
Je regarde la fenêtre, Landrieu vient de tirer, d'arracher le rideau ; j'aperçois une ombre, un chapeau, un verre de bière qui tombe sur une figure, je me dresse comme une bête en fureur. Dans le silence qui n'a pas encore été troublé, j'entends un déchirement, un cri indéfinissable, qui devait être perçu à plusieurs centaines de mètres, puis quatre mots hurlés, glapis, puissamment, férocement, répétés deux fois : - Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès ! » (récit publié dans le journal Le Floréal, 31 juillet 1920).
Chic ou choc
À bas l'alcool ! Depuis 1873, les cafetiers souffrent face aux campagnes et décrets qui se multiplient pour mettre fin à ce fléau censé abâtardir le peuple : on ne veut plus voir ces pochetrons cuits et ratacuits, instables sur leurs « chaussures à bascule » et « les bretelles coincées dans la porte », piégés au bout de la rue de la Soif !
Dans le même temps, les rentiers de la IIIe République commencent à abandonner les grandes salles luxueuses des cafés qui perdent de leur influence face aux plus populaires troquets ou bistrots, pour reprendre un terme à la mode depuis les années 1900.
On y croise derrière les comptoirs nombre de bougnats (Auvergnats) qui ont su développer leur affaire de cafés-charbons. Mais attention, la concurrence est rude avec les « bars » venus tout droit des États-Unis, où on vient boire en vitesse un verre d'alcool au comptoir et éventuellement faire quelques affaires plus ou moins louches... Qu'importe ! « Tout l' mond' s'en fout, il y a du bonheur, / Il y a un bar chez Rita la blonde. / Tout l' mond' s'en fout, il y a du bonheur / À l'enseign' de la Fille Sans Cœur ! » (Édith Piaf, 1936).
Si cette réputation d'endroit peu recommandable ne touche pas les traditionnels cafés de village où les hommes jouent à la belote le dimanche, on peut quand même remarquer que le Code des boissons en interdit l'ouverture près des écoles et des lieux de culte.
Il faut dire que certaines adresses voient se croiser de beaux phénomènes, à l'image de l'Austin Bar à Paris où Picasso et Apollinaire firent connaissance, un beau jour de 1905. Par la suite, nos deux acolytes ne perdirent pas cette bonne habitude de fréquenter les comptoirs, faisant des bistrots de Montmartre un des pôles culturels majeurs de la Belle Époque avant que Montparnasse et ses cafés-brasseries La Rotonde, La Coupole et Le Dôme ne prennent la relève.
Plus tard, aux Deux-Magots ou au café de Flore, pas de risque de chahut ! Les écrivains qui s'y pressent ont besoin de tranquillité. La bande à Queneau pour l'un, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir pour l'autre sont devenus des habitués, attirés par la douce chaleur qui y régnait pendant la guerre.
Rapidement, c'est toute l'avant-garde littéraire qui vient s'installer sur les terrasses de Saint-Germain avant de devoir émigrer dans les caves du quartier pour rester entre soi, au son de la trompette jazzy de Boris Vian.
Un mystère ! Même Alain Rey, étymologiste en chef, ne pouvait que former des hypothèses sur l'origine de ce mot apparu à la fin du XIXe siècle. Laissons de côté l'anecdote des Cosaques réclamant leur verre en hurlant « Bystro » (vite) ! dans le Paris occupé de 1814, la chronologie la réfute. Si certains ont aussi évoqué un lien avec le « bistraud », surnom poitevin d'un petit domestique, on préférera de notre côté nous arrêter sur la variante plus amusante de « bistrouille » qui désignait un mauvais vin.
La mort des bons copains
« Tu me fends le cœur... » Comme César et ses amis, grands consommateurs de pastis au Bar de la Marine imaginé par Marcel Pagnol en 1929, les habitués de l'époque viennent avant tout au café pour profiter des charmes de l'amitié et du temps libre que leur laissent leurs longues semaines de travail.
Le « bistrot café-crème et croissants chauds » est aussi un refuge pour le traîne-misère qui espère enfin entendre « le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain » (Jacques Prévert).
Pendant les années d'après-guerre, comme l'illustrent les photographies de Robert Doisneau, les cafés accueillent encore les voisins du quartier et les commissaires avides de renseignement, à l'image de Maigret qui y savoure un demi dans 68 romans.
Mais rapidement la télévision et la multiplication des possibilités de loisirs vont rendre moins indispensable la pause au bistrot du coin, y compris pour les « loubars » qui « viennent user [le] comptoir » de Renaud (« Marche à l'ombre », 1980).
Les petites villes et les banlieues voient ces établissements disparaître les uns après les autres pour laisser place aux fast food censés être moins indisciplinés puisque l'alcool y est remplacé par des bulles sucrées.
En 2020, le COVID entre dans la danse et impose à ces « lieux non essentiels » ses mesures de confinement et d'organisation drastique de l'espace. Aujourd'hui les chiffres parlent d'eux-mêmes : si en 1900 on comptait en France 500 000 bars-cafés, ils sont désormais moins de 40 000.
Comment empêcher la disparition de ce qui est un des symboles de notre pays au point que certains veulent l'inscrire sur la liste du patrimoine immatériel de l'humanité, à l'instar de la baguette ? Faut-il enterrer ces espaces de liberté, eux qui ont été ciblés en tant que tels lors des attentats de 2015 ?
Si les étudiants continuent à être fidèles à leur coin de table, le reste de la population semble se volatiliser d'année en année. Pour séduire, certains tenanciers sortent la carte de la nostalgie et multiplient les décors attrape-touristes à la Amélie Poulain tandis que d'autres lorgnent du côté des coffee-shops, sortes de salons de thé à l'américaine, ou préfèrent diversifier les services proposés.
Après tout, la mise à disposition du téléphone et du baby-foot, ou encore la vente de tabac et de tickets de tiercé avaient bien été efficaces en leur temps... On peut cependant douter que les amoureux de la première gorgée de bière et du petit dernier pour la route fassent un détour pour pousser les portes des cafés-philo, cafés-chats ou cafés-couture. Reconnaissons-le : lorsque l'on voit les clients plongés dans leurs portables, on peut se demander si le zinc est encore « le seul métal conducteur d'amitié » (Antoine Blondin)...
C'est en 1985 que Jean-Marie Gourio note, sur un coin de table, quelques mots volés à une conversation de bistrot. Aujourd'hui, ce sont des milliers de trouvailles placées sous le signe du bon sens, de l'absurde ou de la poésie qu'il a rassemblés dans plusieurs tomes de ses Brèves de comptoir. En voici quelques-unes :
« Le pou, quand tu te laves les cheveux, il en profite pour laver les siens aussi ».
« Il est taillé comme un violoniste, avec des bras qui partent des oreilles ».
« Dans l'avion, assis ça va, mais debout j'ai le vertige ».
« Toutes les peintures de Lascaux sont abîmées à cause des visiteurs, des milliers par jour ! Moi, à la maison, quand j'ai cinq personnes, faut voir déjà la moquette ! »
« Oh, tu sais, la tour Eiffel, le lierre se met dessus et on la voit plus ».
« Un Van Gogh, je veux bien le payer cher mais les sous, je veux les donner à lui ! »
« Ils ont réparé le satellite dans l'espace ! Remarquez, ils l'auraient pas envoyé là-haut, ils auraient pu le réparer dans le garage... »
« J'ai un petit oiseau, c'est mon seul ami qui boit pas trop ».
« On croit qu'on est des poussières dans l'univers, et finalement on n'est que des mecs au bistrot »...
Ajoutons que si les boit sans soif ont de l'imagination, leurs hôtes ne sont pas en reste, comme le prouvent les fameux cafés Au Puits sans Vin, Au Singe en Batiste ou encore les « Mieux ici qu'en face » qui donnent sur l'entrée des prisons ou des cimetières...
Georges Brassens, « Le Bistrot », extrait de l'album Les Funérailles d'antan (1960)
Le spectacle est dans la salle...
Que diriez-vous de boire un verre en observant une femme à barbe, en découvrant un numéro de pantonyme ou en applaudissant aux facéties de Guignol ? Café et spectacle, voilà un bon cocktail !
Au XIXe siècle, alors que l'éclairage public a allongé les journées, on aime à aller assister à un tour de chant dans les cafés-concerts de l'Alcazar (1861) ou de l'orientisant Ba-Ta-Clan (1863), héritiers des cafés-chantants du XVIIIe siècle.
Pour les classes populaires, le caf' conc' aux tarifs modiques est un refuge bienvenu après l'interdiction en 1849 des bien-aimées goguettes. On y offre du spectacle, oui, mais sans costumes de scène pour bien faire la différence avec les théâtres ! Du moins jusqu'à ce que les Folies Bergères décident de faire payer leur entrée pour passer dans le camp du spectacle pur.
Le café comme lieu de divertissement n'a cependant pas dit son dernier mot : en 1881, le « gentilhomme-cabaretier » Rodolphe Salis ouvre le Chat Noir qu'il veut lieu de consommation, de création et de liberté où l'avant-garde artistique vient écouter les chansonniers à la mode, Aristide Bruant en tête.
Et c'est encore dans un café que fut organisée, en 1895, la première projection payante d'un nouveau divertissement : le cinéma. Mais, à la différence des théâtres d'ombres que l'on suivait d'un œil en sirotant un verre, les films demandent trop d'attention pour se satisfaire d'un coin de salle...
Les cafés se vengèrent par la suite en participant au succès du rock ou des yé-yés grâce à leur auguste juke-box, avant que radio et télévision n'imposent une triste musique d'ambiance.
« Toujours courir... »
Pas de café sans... garçon de café ! Ou sans serveuse, pour sa version féminine, l'expression « fille de café » pour désigner Madelon faisant « mauvais genre, alors que le garçon de café fait gominé » (Jean-Marie Gourio).
Gominés ou pas, on compte parmi ses plus célèbres représentants un dénommé Prévost dont les « Pardon ! Pardon ! » obséquieux ont longtemps retenti sous les voutes du café Tortoni, comme pour mieux tordre le cou à une certaine réputation d'arrogance...
Vêtus d'un uniforme de « pingouin » pour le différencier des clients, les surnommés Trottin ou Bouchon ont longtemps été imberbes avant qu'une grève, en 1907, ne leur permette enfin d'arborer ce qui était alors un signe de virilité incontournable : la moustache.
Cette grande avancée permit quelques années plus tard à Charlie Chaplin d'enfiler le tablier pour incarner à son tour ce personnage iconique de la capitale, cet observateur discret qui « joue à être garçon de café » (Jean-Paul Sartre).
Véritable artiste de l'équilibre, comme le prouvent les courses organisées depuis le début du XXe siècle, son rôle n'est en rien facile et notre loufiat mérite bien souvent d'être plaint, surtout lorsqu'on oublie le pourboire et qu'il « fait Figaro » !
Le poète Germain Nouveau ne s'y est pas trompé :
« […] quelle existence, hélas ! matin et soir,
Toujours crier, toujours courir, jamais s’asseoir ;
N’avoir pour horizon que l’unique bitume
Du boulevard ; porter un éternel costume,
Et ne jamais sortir de ce monde étouffé !
– J’ai toujours plaint le sort du garçon de café ». (Album zutique, 1871)
Bibliographie
Jean-Marie Gourio, Dictionnaire amoureux des cafés, éd. Plon, 2024,
Gérard Letailleur, Histoire insolite des cafés parisiens, éd. Perrin, 2011,
Jean-Claude Bologne, Histoire des cafés et des cafetiers, éd. Larousse, 1993.











Vos réactions à cet article
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Lionel (09-03-2025 16:49:41)
Très bel et intéressant article. Merci beaucoup.