20 septembre 2023. Il n’y a pire ennemi que les amis qui vous étouffent de leur sollicitude. Les Africains vérifient cet aphorisme chaque jour qui passe. Il y a soixante ans, au moment des décolonisations, le continent noir, fort d’un immense potentiel naturel, paraissait promis à de rapides progrès. Ceux-ci ont été tués dans l’œuf par l’entêtement des Occidentaux et des Français en particulier à « aider » les nouveaux États. Les gouvernants ont cédé à la tentation de cet argent « gratuit », tant public que privé, qui les dispensait d’œuvrer pour le bien de leurs concitoyens. Les Africains et nous-mêmes payons aujourd’hui le prix de notre charité mal placée…
Cela commença dès la fin du XIXe siècle, quand les Français et les Britanniques ne se satisfirent plus de quelques comptoirs sur le littoral africain pour les échanges avec les royaumes locaux. Imbus de leur sentiment de supériorité, ils se mirent en tête de « civiliser les races inférieures » (citation) pour leur plus grand bien et bien sûr sans leur demander leur avis.
Les Français entreprirent la conquête de l’Afrique intérieure, installèrent partout un embryon d’administration à l’européenne et lancèrent de grands travaux d’infrastructure (routes, voies ferrées, ports, écoles et hôpitaux). Tout cela sans profit financier, les maigres ressources du continent africain étant loin de combler les frais occasionnés par l’administration et la pacification des territoires ainsi que l'a montré l'historien Jacques Marseille (Empire colonial et capitalisme français, Albin Michel, 1984).
Ces actions « civilisatrices » furent conduites par la gauche républicaine mais laissèrent l’opinion publique indifférente. C’est le même schéma que l’on retrouve aujourd’hui à l’égard des immigrants qui traversent la Méditerranée et se voient écrasés de sollicitude par des âmes charitables jusqu’à devenir dépendants et irresponsables…
Quand fut venu le temps de la décolonisation, il y a soixante-dix ans, les Français purent s’enorgueillir de quelques succès ambivalents : ils avaient fortement réduit la mortalité infantile mais engagé la population africaine dans une croissance explosive appelée à durer ; ils avaient créé des États dotés de tous les attributs de la modernité mais tout en ayant détruit les cadres sociaux traditionnels (chefferies, conseils des anciens, etc.) ; ils avaient enfin laissé des infrastructures prometteuses de développement économique mais tout en ayant éradiqué les circuits d’échanges traditionnels.
L’Afrique, dans les années 60, paraissait avoir tous les atouts pour se développer rapidement : des élites plutôt bien formées, des terres en abondance et largement arrosées, parmi les plus fertiles du monde, le long des fleuves, dans les régions équatoriales et sur les plateaux. De fait, il ne se trouva que de rares esprits chagrins comme l’agronome René Dumont pour douter de l’avenir du continent (L’Afrique noire est mal partie, Seuil, 1962).
De son côté, le général de Gaulle, dès son retour au pouvoir en 1958, vit dans la décolonisation l'opportunité de renouer avec le pouvoir d'influence de la France avant la IIIe République, dont témoigne l'historien David Todd (Un empire de velours, l'impérialisme informel français au XIXe siècle, La Découverte, 2022). Cette ambition rejoignait celle des nouvelles oligarchies africaines promues par la France. Léopold Senghor (Sénégal), Hamani Diori (Niger), Félix Houphouët-Boigny (Côte-d’Ivoire) et également Norodom Sihanouk (Cambodge) se firent les chantres de la « francophonie » (dico), un concept inventé par le géographe Onésime Reclus en 1880 dans lequel ils perçurent une manière de contrebalancer l’influence des Anglo-Saxons et du Commonwealth britannique. Ainsi naquit le singulier système de la « Françafrique » qui donna longtemps satisfaction mais ne tarda pas à être dévoyé par l'affairisme et, pire que tout, par l'entêtement des Français comme de l'ensemble des Occidentaux à « aider » les Africains dans la tradition « civilisatrice » de Jules Ferry...
L'argent « gratuit », obstacle insurmontable au progrès
Permettons-nous une première observation d'ordre général : l'Histoire n'offre aucun exemple d'un pays qui soit sorti de la pauvreté grâce à l'aide étrangère ; a contrario, tous les pays qui bénéficient d'une aide massive en deviennent dépendants jusqu'à perdre leur capacité de développement autonome.
Cela vaut pour les pays assistés par les institutions internationales comme par les ONG, le cas le plus caractéristique étant Haïti dont le dénuement croît en proportion des dons reçus des bonnes âmes de tous bords. Cela vaut aussi pour les pays assistés par les États européens, tel le Sénégal, enfant chéri de la France, encensé pour sa stabilité politique et tombé parmi les pays les moins avancés du monde. Cela vaut enfin pour les pays qui se satisfont des ressources de leur sous-sol (minerais, pétrole) et des redevances mirobolantes versées par les compagnies exploitantes. Le Nigéria ou encore l'Angola comptent parmi les victimes de la « malédiction de l'or noir », soit que leur sous-sol nourrit une richissime oligarchie (Black Diamonds selon une expression sud-africaine) et laisse l'immense majorité de la population dans un total dénuement, soit qu'il attise la guerre et les exactions comme dans la République démocratique du Congo (ex-Zaïre).
Il faut beaucoup de force d'âme à des gouvernants pour résister à la tentation de détourner à leur profit l'argent qui leur est offert. Cette force d'âme peut se cultiver dans les vieux et grands États d'Asie, assis sur des traditions millénaires et une forte conscience nationale, avec des contre-pouvoirs administratifs respectables et respectés. Ainsi l'Inde, chouchou des donateurs dans les années soixante, a su s'émanciper de ceux-ci et a réussi tant bien que mal à se développer à l'abri de ses frontières et de ses droits de douane.
Il en va autrement en Afrique où les États issus de la décolonisation peinent à se doter d'une identité nationale. Instables, fragiles et sans profondeur temporelle, ils ne bénéficient pas comme la France par exemple d'un « roman national » qui fortifie les consciences. Ces faiblesses les mettent à la merci des agents étrangers, ONG, institutions internationales, gouvernements et affairistes. C'est ainsi que les Africains s'enferrent dans la pauvreté en dépit ou à cause d'une aide occidentale qui n'a rien de négligeable : plus de 200 milliards de dollars par an selon la Banque mondiale, soit l’équivalent d'un plan Marshall par an !
Jean-Pierre Olivier de Sardan, directeur de recherches au CNRS, décrit le mécanisme qui transforme un État assisté en un « État rentier » et métamorphose l’aide au développement en malédiction. « L’objectif des dirigeants est d’en capter le maximum en endossant le discours des donateurs », explique-t-il. Quant aux fonctionnaires africains, leur rêve « est d’être recrutés par une ONG offrant des salaires largement supérieurs à leur traitement. Cette logique aboutit à une perte d’initiative et de compétence pour l’État » (source).
À ce facteur de désagrégation s'en ajoute un autre, plus grave s'il en est : la croyance fallacieuse des élites européennes dans les vertus du libre-échange et d'une monnaie unique ! L'Union européenne a ainsi multiplié les accords de libre-échange avec les États africains, de sorte que ceux-ci sont inondés de produits de consommation en tous genres.
Il y a d'abord les vêtements mis au rebut par les Européens et généreusement distribués par les ONG, au point de ruiner les frêles usines textiles qui préexistaient en particulier en Afrique du sud. Avec la fast fashion de très mauvaise qualité qui nous vient maintenant d'Asie, les Africains eux-mêmes ne veulent plus de ces vêtements. Au Kenya, une bonne partie d'entre eux doivent être incinérés à l'air libre, occasionnant pollution de l'air et de l'eau (source).
Il y a surtout les productions alimentaires généreusement livrées par l'Union européenne à des prix défiant toute concurrence : volailles issues d'élevages industriels, lait, blé, etc. Ces productions bénéficient de subventions importantes de Bruxelles et de toute la force de frappe des réseaux de distribution occidentaux et des ONG. Elles permettent aux citadins africains de se nourrir à bon compte mais au détriment des agriculteurs et éleveurs locaux, voués à l'échec quoi qu'ils fassent.
Une dévaluation des monnaies africaines pourrait aider ces producteurs et équilibrer les échanges commerciaux des États africains. Cette perspective est rendue impossible dans les pays francophones du fait que leur monnaie (franc CFA et éco) reste alignée quoi qu'il arrive sur le cours de l'euro !
Il y a plus grave encore : les importations modifient le goût des citadins africains et les détournent de leurs productions nationales. Ils ne veulent plus consommer que du pain blanc à base de blé importé et découragent la production locale de mil, de manioc ou de riz. Les préjugés instillés par les firmes occidentales concourent aussi au désastre : dans tel village du Sénégal, on prétend ne consommer que du lait en brick et l'on rejette avec horreur le lait de chamelle proposé par les éleveurs voisins.
Faut-il s'étonner dans ces conditions que les Africains eux-mêmes se désintéressent de leur agriculture ? En Côte d'Ivoire et au Ghana, les producteurs de cacao pratiquent la méthode ancestrale de l'écobuage ou culture sur brûlis : ils brûlent un pan de forêt, plantent leurs cacoyers en profitant de la fertilité apportée par les cendres et au bout de quelques années, quand le sol est épuisé, brûlent un nouveau pan de forêt. Il s'ensuit que les forêts sont en passe de complètement disparaître dans ces pays. Une recherche agronomique eut permis aux paysans de développer une agriculture plus économe de la ressource forestière. Mais qui s'en soucie quand par ailleurs les institutions internationales offrent des milliards de dollars pour des projets illusoires, dits « éléphants blancs », comme de planter des rideaux d'arbres en bordure du désert ou de créer des rizières irriguées en bordure du fleuve Sénégal ?
Le Somaliland offre in vivo une illustration de ce que seraient les États africains sans l'assistance internationale et la « bienveillance » des ONG. Ce petit pays semi-désertique de cinq millions d'habitants, situé dans la Corne de l'Afrique (nord-est) a fait sécession en 1991 de la Somalie. Depuis lors, il n'est reconnu ni par l'ONU, ni par aucun État et les ONG se gardent d'y mettre les pieds car elles ne bénéficient sur son territoire d'aucune garantie internationale.
Il s'ensuit que le pays se procure les biens qui lui sont indispensables en exportant du bétail vers la péninsule arabe et en louant à l'Éthiopie voisine le port de Berbera. Ne bénéficiant d'aucune aide ni d'aucun argent « gratuit », les gouvernants n'ont aucun motif de céder à la corruption ni de se battre pour les postes d'influence. Mieux encore, il ne se trouve aucun homme d'affaires pour les convaincre de lancer tel ou tel grand projet d'infrastructure en le finançant par un emprunt sur les marchés internationaux. Alors, certes, les habitants de ce pays oublié sont pauvres mais plutôt moins que leurs voisins, avec l'avantage sur ces derniers de bénéficier de la paix civile et de n'être pas méprisés par la classe dirigeante...
Jules Ferry n'est pas mort ! Insupportable paternalisme
L'échec flagrant de l'assistanat nourrit au sud du Sahara un ressentiment aigu à l'égard des Occidentaux et en premier lieu des Français dont les Africains ne supportent plus le paternalisme teinté de mépris et la bienveillance sirupeuse. Il n'est que de se rappeler les propos pour le moins méprisants du président Macron lors de son passage à Ouagadougou (Burkina Faso) en novembre 2017 et de sa tournée africaine en mars 2023. On peut comprendre que les États du Sahel soient prêts à se jeter dans les bras de la Russie ou de la Chine, avec l'espoir que les dirigeants de ces pays, adeptes de la Realpolitik, les traitent comme des interlocuteurs responsables et non comme des demeurés...
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Voir les 13 commentaires sur cet article
Raymond94 (01-10-2023 16:54:58)
La guerre d'Algérie s'est terminée lorsque j'avais 15 ans ; après il y eut la guerre du Vietnam et une formidable opposition des jeunes américains et des jeunes occidentaux. Nous pensions changer ... Lire la suite
Lili (27-09-2023 14:24:27)
Je ne suis pas du tout d accord avec cette affirmation “ des immigrants qui traversent la Méditerranée et se voient écrasés de sollicitude par des âmes charitables jusqu’à devenir dépendant... Lire la suite
mcae.fr (23-09-2023 06:36:23)
La colonisation est un bon exemple de l’impasse que représente l’économie de l’accumulation. Au XIXe siècle, l’élite financière s’approprie le progrès technique. Au lieu de faire trav... Lire la suite