25 avril 2024. Le président de la République française a lancé à sa manière la campagne des élections au Parlement européen, le 9 juin, avec un discours à la Sorbonne (Paris). Il a exprimé d'entrée de jeu sa crainte : « Notre Europe aujourd’hui est mortelle. Elle peut mourir et cela dépend uniquement de nos choix ». De fait, l'UE, qui arrive à l'âge de l'URSS au jour de son décès, s'épuise à suivre le rythme que lui imposent les fédéralistes - tel Emmanuel Macron - sans que les succès soient au rendez-vous...
De son premier discours à la Sorbonne, le 26 septembre 2017, à celui du 25 avril 2024, Emmanuel Macron n'a pas changé d'un iota dans ses convictions fédéralistes, lui que l'on accuse si fréquemment de versatilité ou d'irrésolution (« en même temps ») dans sa gestion du quotidien.
Ses ambitions tournent autour de trois pôles :
• « Être européen, c’est défendre une certaine idée de l’homme qui place l’individu libre, rationnel et éclairé au-dessus de tout ».
• « L'Europe puissance, c'est une Europe qui se fait respecter et qui assure sa sécurité. C'est une Europe qui assume d'avoir des frontières et qui les protège ».
• « Faire émerger les champions européens et assumer de soutenir massivement les entreprises dans nos secteurs stratégiques ».
L'Europe, du pragmatisme à l'idéologie
La construction européenne est née d'une urgence géostratégique après la chute du nazisme : souder l'Allemage de l'Ouest au bloc occidental et éviter qu'elle ne tombe sous l'influence soviétique comme l'Allemagne de l'Est. Il s'en est suivi le lancement du plan Marshall et de façon très pragmatique, la création de la CECA en 1950 puis le traité de Rome en 1957.
Cette Europe « des petits pas » s'en est tenue à des projets intergouvernementaux : Euratom (1957), politique agricole commune (1963), Airbus (1970), Agence spatiale européenne (1975), SME (1979), Schengen (1986). Elle a progressé dans le respect de l'identité de chaque nation, conformément à la belle devise européenne : In varietate concordia (en français : « Unie dans la diversité »).
Cette démarche coopérative a permis aux Européens de surmonter les haines nationalistes du siècle antérieur. En témoigne le rapprochement quasi-fraternel entre l'Allemagne d'Adenauer et Schmidt et la France de De Gaulle et Giscard d'Estaing.
Tout bascule en 1989 avec la chute du Mur de Berlin : la menace soviétique n'est plus là pour souder les Européens de l'Ouest. Dès lors, l'espace politique est occupé par l'idéologie déconnectée du réel. On se prend à rêver à une Europe idéale dans un monde en paix, rallié à la démocratie et aux valeurs occidentales de liberté. C'est la promesse de l'essayiste américain Francis Fukuyama (La Fin de l'Histoire, 1992).
En foi de quoi les dirigeants européens, François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl en tête, se convertissent aux préceptes néolibéraux (dico) selon lesquels les États ont vocation à disparaître et donner libre cours au marché. Ce basculement s'opère à travers trois actes fondateurs :
• L'Acte unique, mis en oeuvre le 1er janvier 1993, engage l'Union européenne dans la suppression de tous les freins à la libre circulation des marchandises et des capitaux,
• Le traité de Maastricht instaure une monnaie unique (1992),
• L'Organisation mondiale du commerce traque les derniers obstacles à la libre circulation des biens et des services (1994).
L'Europe rêvée d'Emmanuel Macron
Né en 1977, Emmanuel Macron a quinze ans quand les dirigeants européens décident ainsi de forcer la marche de l'Europe vers un fédéralisme de type étasunien. Adolescent talentueux, grandi dans une famille aisée, le jeune Macron se rallie sans réserve à cet idéal post-national. Une génération plus tard, il reste attaché à ces convictions de jeunesse comme le démontrent ses deux discours de la Sorbonne.
Il n'empêche qu'entretemps, l'Europe et le monde ont changé, pas précisément dans le sens espéré, de sorte que la profession de foi présidentielle apparaît singulièrement déconnectée des réalités.
Le président exalte l'individu libéré de toutes entraves. Cette vision classiquement néolibérale est à l'opposé de la vraie liberté, ainsi que nous le rappelions la semaine dernière à l'occasion du tricentenaire de la naissance d'Emmanuel Kant.
Les parlements nationaux sont entravés dans leur action par des magistrats tels ceux de la Cour européenne des Droits de l'Homme, désignés par des gouvernements aussi exemplaires que ceux de l'Azerbaïdjan, la Turquie, Chypre, la Géorgie, Malte, la Bulgarie, etc. Ils sont empêchés de protéger les citoyens contre eux-mêmes. Le marché peut ainsi librement exciter leurs désirs et leurs fantasmes pour mieux en tirer profit. Tout devient matière à faire de l'argent depuis les croisières au bout du monde jusqu'à la location d'une mère porteuse et le changement de sexe.
En avance d'un siècle et demi, deux jeunes hommes annonçaient déjà cette évolution mortifère des valeurs libérales : « La bourgeoisie (...) a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » (Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848).
Le président rêve d'une « Europe puissance » alors même que l'Europe n'a jamais été aussi inféodée au Pentagone via l'OTAN et dépendante des industriels américains de l'armement. L'avion français Rafale, en dépit de ses qualités, n'a trouvé preneur en Europe qu'auprès de la Grèce, tandis que dix pays européens ont déjà passé commande du F35 américain. Rappelons-nous le mot de Françoise Parly, ministre française de la Défense en 2019 : « La clause de solidarité de l’Otan est l’article 5, pas l’article F-35 ! »
Au demeurant, hormis l'allégeance à Washington, les membres de l'Union européenne sont en désaccord sur à peu près tous les sujets de politique étrangère : la guerre en Ukraine, l'attitude envers Israël et la Palestine, la politique africaine, les relations avec la Chine, etc. L'exécutif français est plus que jamais isolé en Europe et l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne lui tournent ostensiblement le dos.
Les peuples européens se voyant menacés dans leur identité par la volonté normalisatrice de Bruxelles, chacun réactive les démons du passé à l'exemple de certains Polonais qui réclament à l'Allemagne des indemnités au nom des crimes commis dans leur pays durant la Seconde Guerre mondiale, ou des Grecs qui, lors de la crise de 2015, représentèrent la chancelière avec un casque à pointe.
Pour ne rien arranger, la guerre fait son retour sur le continent, d'abord en Yougoslavie d'abord, aujourd'hui en Ukraine, demain... Force est de constater que si l'Europe du traité de Rome, c'était la paix, l'Europe du traité de Maastricht, c'est la guerre !
Relancer l'industrie et la recherche en Europe, comme le souhaite le président, est incompatible avec le traité de Lisbonne de 2009 qui vise « à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres » (article 206, ex-article 131 TCE) sans exiger des clauses de réciprocité chez les partenaires et concurrents de l'Europe (Chine, États-Unis, Inde,...). On le constate encore avec le rachat imminent par un groupe indien du laboratoire Biogaran (groupe Servier, 32% du marché français des médicaments génériques) : il est très probable que le futur propriétaire délocalisera hors d'Europe la production de ces médicaments.
Le cas de la France est encore plus problématique car, avec l'introduction de la monnaie unique en 1999, la propension des Français à acheter tant et plus de biens, surtout en Allemagne, n'est plus corrigée par les ajustements monétaires entre ces deux pays. Il s'ensuit un déficit commercial devenu structurel. Il est comblé année après année :
• D'une part par l'endettement de l'État auprès des marchés étrangers : il lui faut aider les victimes de la désindustrialisation et remplacer les emplois perdus dans le secteur privé par des emplois dans les administrations, si superflus soient-ils.
• D'autre part par la cession d'actifs : on vient ainsi d'apprendre que la montée en puissance de l'actionnariat américain au sein de Totalenergies va conduire le premier groupe industriel français à se faire coter désormais à Wall Street !
L'Union européenne comme l'Union soviétique
Cette lente et irrésistible paralysie de l'Union européenne rappelle celle de l'Union soviétique, fondée elle aussi sur des présupposés idéologiques (lutte des classe, nationalisation de la valeur ajoutée).
Après la phase de construction, très rude en ce qui la concerne (1917-1953), l'URSS s'est enferrée dans ses dogmes au lieu de se réformer avec pragmatisme. Dès 1976, l'historien Emmanuel Todd a entrevu sa chute finale dans la dégradation de certains indicateurs de progrès (mortalité infantile).
Quand Mikhaïl Gorbatchev a tenté de sauver ce qui pouvait l'être, il était déjà trop tard. L'URSS est morte en 1991, à 74 ans. C'est l'âge qu'aura cette année l'Union européenne (ex-CECA, ex-CEE). Va-t-elle disparaître pour autant ? Ce n'est pas sûr. Trop de gens tiennent à leur sinécure dans les grandes instances de Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg et Francfort.
Il est plus probable que ces instances survivent sans véritable autonomie ni liberté d'action, sous la haute protection de Washington... comme en d'autres temps ont perduré les monarchies marocaine, tunisienne ou encore moghole, sous le protectorat de la République française ou de la Compagnie anglaise des Indes.
• En 1950, avec la fondation de la CECA, Jean Monnet et Robert Schuman ont cru pouvoir assurer à l'Europe de l'Ouest paix et prospérité grâce au parapluie nucléaire américain et à l'ouverture de ses frontières intérieures.
• En 1992, outrepassant leurs intentions, les promoteurs de l'Union européenne ont promis aux Européens des lendemains qui chantent grâce à la disparition progressive des États-Nations et au libre-échange intégral, y compris avec le reste du monde. Il s'agit là de deux monstruosités idéologiques, qui reposent sur des contresens historiques. Le libre-échange et l'ouverture des frontières, chaque fois qu'ils ont été pratiqués, ont débouché sur des récessions économiques, voire des crises politiques majeures. C'est ce qui ressort du survol de l'histoire économique des trois derniers siècles. Quant aux guerres entre États-Nations, elles ont généralement été moins meurtrières que les guerres civiles au sein des États et des empires. Mieux vaut des États-Nations solides que des empires ou des ectoplasmes divisés.
On peut faire le parallèle avec les monstruosités idéologiques nées de la Révolution d'Octobre, en 1917, en Russie : les bolchéviques promirent le paradis sur terre grâce à la propriété collective des moyens de production et à la dictature du prolétariat. Cette utopie mortifère s'est effondrée sous le poids de ses contradictions 74 ans plus tard.
Comparons son historique et celui de la construction européenne (66 ans déjà) ; nous voyons se profiler l'implosion de l'Union européenne d'ici une dizaine d'années :
| Union soviétique | Construction européenne |
| 1917 : Révolution d'Octobre, sur fond de Grande Guerre 1922 (cinq ans) : fondation de l'URSS, au début de la NEP (Nouvelle Politique Économique) 1945 (28 ans) : Staline triomphe à Yalta et Potsdam 1962 (45 ans) : ultimatum de Kennedy à Khrouchtchev, l'URSS tombe de son piédestal 1978 (61 ans) : enlisement en Afghanistan, sur fond de crise économique et sociale majeure (hausse de la mortalité infantile...) 1986 (69 ans) : le drame de Tchernobyl met à nu les faiblesses de l'URSS 1991 (74 ans) : acte de décès de l'URSS et du Parti communiste soviétique | 1950 : création de la CECA, sur fond de guerre froide 1957 (sept ans) : traité de Rome, au début des Trente Glorieuses 1979 (29 ans) : élection au suffrage universel des députés européens ; succès de la coopération intergouvernementale (Airbus, ASE) 1992 (42 ans) : traité de Maastricht, première année de récession et de tension 2008 (58 ans) : la crise des subprimes, bien qu'américaine, frappe l'UE plus qu'aucune autre région du monde et révèle ses faiblesses intrinsèques 2016 (66 ans) : première défection avec le Brexit britannique. 2020 (70 ans) : l'épidémie de coronavirus met à nu les failles de l'Union et fait exploser la zone euro sous le poids de l'inflation 2024 (74 ans) : ... |













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Voir les 29 commentaires sur cet article
dominique flecher (02-02-2025 20:55:04)
Je souscris à votre analyse des causes du déclin économique de la France, balance commerciale deficitaire, endettement etc..; J'ai écouté M Sapir, un economiste qui souligne à mon sens un point ... Lire la suite
CROSJM (31-01-2025 17:04:12)
Je signale à Jeanclement que dans une Europe fédérale, comme aux Etats Unis d'Amérique, en dehors de la politique étrangère et de la direction de l'armée, les états américains conservent beau... Lire la suite
CROSJM (31-01-2025 16:55:53)
Contrairement à votre opinion, il aurait fallu dès le départ (sous De Gaulle et Adanauer) faire une Europe fédérale, avec un président, un département de politique étrangère et une armée eur... Lire la suite