17 avril 2024. Célébrant le 80e anniversaire de la bataille des Glières (Haute-Savoie), Emmanuel Macron déclare : « Vivre libre ou mourir : tel est notre viatique, hier, aujourd'hui et demain, pour que vive la République et vive la France ». Mais quelle est cette liberté et quelle est cette République pour lesquelles nous devrions être prêts à mourir ? Jean-Jacques Rousseau et son disciple Emmanuel Kant dont nous commémorons le tricentenaire peuvent là-dessus nous éclairer...
Le « Vivre libre ou mourir » du maquis des Glières fait écho au cri des patriotes de toutes les guerres de libération, des soldats de l'An II aux combattants ukrainiens.
Quand ils lancent : « La Liberté ou la mort ! », ils ne revendiquent pas le droit de tout faire à titre individuel. Loin de là... Ils revendiquent la liberté de la patrie, autrement dit son indépendance. Et ils sont prêts à risquer leur vie pour cet organisme qui donne sens à leur existence.
Dans la France du Président Macron, cette revendication n'est heureusement plus d'actualité et elle ne le sera pas aussi longtemps que le pays ne sera pas menacé par une invasion étrangère.
Mais craignons qu'elle soit déviée de son premier sens pour nous signifier exactement le contraire : « Rien, pas même Dieu ou la Nation, n'est plus important que Ma liberté. » C'est en tout cas ce que nous serinent jour après jour nos élus, nos dirigeants et aussi les cours de justice supposées fixer le droit en évoquant à tout va la « défense des libertés individuelles ».
« Vivre libre » signifie-t-il que nous devons être tous libres à titre individuel ? Libres de faire ce qui nous plaît ? Libres d'embrasser qui nous voulons ? Libres de réaliser tous nos phantasmes ? Libres de changer de sexe, de travail ou de pays si cela nous chante ? Libres de nous soigner ou de nous laisser mourir ? Libres de déblatérer sur les réseaux sociaux ?...
Si la Liberté, c'est cela, alors, le père du philosophe Albert Camus était un imbécile ou à tout le moins un soumis, car son fils avait retenu de lui cette sentence sublime : « Un homme, ça s'empêche » (Le Premier Homme, 1994).
Cette liberté-là est en effet celle des passions ou des pulsions ; elle n'est pas une liberté humanisante car elle nous détourne de nous-mêmes au profit de ce que « la nature a déposé en nous » selon la formule de Kant. Pour le philosophe de Königsberg, l'être humain est divisé entre d'un côté sa nature animale et son histoire, de l'autre sa raison, c'est-à-dire la conscience qu'il a des devoirs, d'abord envers lui-même (ne serait-ce que se montrer digne de sa condition d'être humain) mais aussi envers les autres (les traiter avec respect pour préserver leur dignité et donc la sienne).
Faisons un écart et demandons-nous ce qu'est la mort. Là, c'est plus simple : la mort est l'état d'un être animé qui n'est définitivement plus animé. Autrement dit, c'est ce qui vient quand toutes les cellules de notre corps n'interagissent plus entre elles et sont totalement... libre ! L'intuition de Camus père se vérifie et confirme la sagesse de Kant : il n'y a pas de vie possible sans interactions et contraintes collectives.
La sauvegarde du corps social passe avant les libertés individuelles
La liberté individuelle est donc limitée par l'attachement au corps social auquel nous appartenons par naissance ou par choix. Sans le respect de ces limites, il n'y a plus de liens de solidarité. Il n'y a plus qu'une liberté illusoire qui mène à la désespérance et à la mort lente.
C'est ce qu'exprime magnifiquement Jean-Jacques Rousseau, avec la sensibilité qui lui est propre, dans son célèbre texte sur la liberté et les limites à la liberté : « Chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ; son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; [...] il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique. Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre, car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l’artifice et le Jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus » (Le Contrat social, 1762, chapitre 7, livre I, Du souverain).
Le philosophe développe dans ces lignes un paradoxe qui trouve son aboutissement dans la pensée tout aussi complexe d'Emmanuel Kant.
L'individu selon Rousseau est libre mais sa liberté ne doit pas le conduire à suivre un intérêt particulier contraire à la volonté générale car cela pourrait causer la ruine du corps politique et entraîner l'émergence d'une tyrannie préjudiciable à tous les citoyens. Autrement dit, pour préserver la démocratie et la liberté de chacun, le corps politique est en droit de forcer chacun à « être libre » et respecter l'intérêt commun.
Kant affine ce paradoxe en distinguant d'une part la liberté qui consiste à simplement satisfaire ses besoins et se soumettre aux exigences de la nature, d'autre part la liberté authentique qui consiste à suivre la loi que l'on s'est donnée à soi-même quelque effort qu'il en coûte (on retrouve ici le propos de Camus).
Vers une privatisation des intérêts
L'opposition entre ces deux formes de liberté, l'authentique et l'illusoire, transparaît dans les débats contemporains sur les thèmes dits sociétaux :
• Il y la liberté de nos philosophes, fondée sur l'acceptation d'un devoir.
• Et puis, il y a la liberté individuelle qui ne craint pas de s'opposer à l'intérêt général : elle s'exprime dans des revendications en rupture avec les fondements pluriséculaires du corps social, comme celles qui conduisent à la soumission des femmes (légitimation du voile ou du mariage arrangé), la merchandisation du corps humain (légitimation de la gestation par autrui) ou la violation du serment d'Hippocrate (légitimation de l'aide au suicide).
Si la première forme de liberté était comprise par les maquisards du plateau des Glières et tous les adeptes de « la Liberté ou la mort », c'est toutefois la seconde qui a les faveurs du président Macron et de nombre de ses contemporains,
C'est la conséquence d'un basculement mis en lumière il y a quarante ans déjà par le philosophe Gilles Lipovetsky. Dans L'Ère du Vide (1983), il observait que la « passion de l’égalité » et l’« égalisation des conditions » repérées par Alexis de Tocqueville conduisait à un retour à soi au détriment des intérêts collectifs. Pour Lipovetsky, cette focalisation sur l'intérêt particulier obéit au principe de plaisir et réduit la culture à une expérience de la jouissance. Il s'ensuit un hic et nunc (« ici et maintenant ») sans horizon, dans une « apathie frivole » entretenue par la consommation.
L'historien Emmanuel Todd dénonce également cette forme de nihilisme : « L'une des grandes illusions des années 1960 - entre révolution sexuelle anglo-américaine et Mai-68 français - fut de croire que l'individu serait plus grand une fois affranchi du collectif. C'est tout le contraire. L'individu ne peut être grand que dans une communauté et par elle. Seul, il est voué par nature à rétrécir. Maintenant que nous sommes libérés en masse des croyances métaphysiques, fondatrices et dérivées, communistes, socialistes ou nationales, nous faisons l'expérience du vide et nous rapetissons, » (La Défaite de l'Occident, 2024, Gallimard).
Cette aspiration des individus à la pleine satisfaction de leurs désirs s'accorde avec le projet néolibéral (dico) qui réduit la société à un cadre permettant l'expression de la diversité des options et goûts personnels. Laissons le mot de la fin au jeune Marx : « La bourgeoisie (...) a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale » (Le Manifeste du Parti communiste, 1848).
Mourir pour la nation, dans ces conditions, n'a plus de sens, la nation n'étant plus guère qu'un décor agréable pour l'expression et d'épanouissement des préférences de chacun.
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Voir les 10 commentaires sur cet article
Morgan (31-05-2024 19:13:08)
Reste à définir, de manière précise, ce qu'est la "volonté ou intérêt général"... Avant l'émergence de l'attachement à la liberté individuelle, cette volonté était surtout celle, qui du ... Lire la suite
Sirius (20-05-2024 11:07:09)
Excellent analyse des méfaits de la submersion du social par le sociétal, de la victoire du "tout à l'égo" (Régis Debray). Une réflexion bien venue de Montesquieu : " La tyrannie d'un prince ne ... Lire la suite
Sirius (28-04-2024 12:14:57)
Le néo-libéralisme c'est "Vive le renard libre dans le poulailler libre". C'est à quoi aboutit le "tout à l'égo", belle formule de Régis Debray. Autre formule : "L'intérêt général n'est pas ... Lire la suite