Les crimes de masse ont valu aux nazis et à leur chef d'être mis au ban de l'humanité. Par leur indicible horreur, ils ont détourné les historiens d'autres crimes, ciblés ceux-là, par lesquels Hitler et ses sbires ont pu asseoir leur pouvoir. Entrouvrons ce pan encore inexploré de l'Histoire du nazisme...
Les archives ne font guère état de meurtres dans lesquels Hitler se serait personnellement impliqué mais l'examen attentif des faits dans les deux décennies noires du nazisme atteste de plusieurs dizaines de morts bizarres dont le point commun est de servir les intérêts de Hitler.
Il vaut assurément la peine de rouvrir ces dossiers afin de mieux comprendre la nature foncièrement criminelle du nazisme et de son Führer. En voici quelques-uns parmi les plus intrigants...
Enquête sur des morts suspectes
Dès les premières années du nazisme, nous suspectons l’élimination par le crime de diplomates allemands hostiles au régime…
Peu après l’arrivée de Hitler au pouvoir, Bernard Wilhelm von Bülow, secrétaire d’État de la Wilhelmstrasse, ministère allemand des Affaires étrangères, avait émis l’idée d’une démission collective des principaux diplomates, soit, outre lui-même, les ambassadeurs à Londres, Paris et Moscou : respectivement Leopold von Hoesch, Roland Köster et Herbert von Dirksen. C’est ce qui ressort des travaux d’une commission instaurée en 2005 (Das Amt und die Vergangenheit (« Le Ministère et le passé »).
En 1933, le maintien à leur poste de toutes ces personnalités de bonne réputation pouvait rassurer l’étranger en laissant croire que la politique extérieure du Reich tournerait le dos aux rodomontades de Mein Kampf.
Après tout, pourquoi s’inquiéter ? Le chancelier Adolf Hitler n’était-il pas serré de près par le très conservateur vice-chancelier Franz von Papen et le Reichspresident Paul von Hindenburg, maréchal de son état.
Trois ans et demi plus tard, Hindenburg étant mort de vieillesse et Papen devenu ambassadeur à Vienne, aucun membre du quadrige précité n’avait démissionné mais un seul, Dirksen, était encore en vie. Les autres étaient morts en moins de six mois : Köster le 31 décembre 1935 à 52 ans, Hoesch le 10 avril 1936 à 54 ans et Bülow le 21 juin suivant à 50 ans.
Lors des obsèques de ce dernier, l’ambassadeur de France à Berlin, André François-Poncet, avait ironiquement demandé à Emil von Rintelen, un haut fonctionnaire de la Wilhelmstrasse, pourquoi le gouvernement allemand « tuait tous ses meilleurs ambassadeurs ». Cette taquinerie était restée enfouie jusqu'à l'exhumation en 1996 du rapport de Rintelen. Il ne s’agissait à vrai dire que d’une boutade et non d’un véritable soupçon : un diplomate jugeant vraiment anormale une série de décès parmi les cadres du pays auprès duquel il était en mission aurait sonné l’alarme aux oreilles de son gouvernement, ce qui ne fut nullement le cas. François-Poncet gardait d’aristocratiques et railleuses distances avec le nazisme et ses représentants sans prendre véritablement la mesure du danger.
Le seul des trois diplomates qui fût indubitablement malade était Köster, atteint d'une affection pulmonaire. Son fils, interrogé par l’historien Robert Mühle, ne doutait pas que sa mort ait été naturelle. Dans le cas de Leopold von Hoesch, le New-York Times formule, tout en ajoutant foi à la version officielle, une explication politique : c'est la contrariété causée par la remilitarisation de la Rhénanie, survenue le 7 mars 1936, qui aurait fini par provoquer son accident cardiaque.
Pas de pitié pour les camarades de combat
Si le doute subsiste concernant les trois diplomates ci-dessus, il en va autrement avec les sicaires de Hitler, ces cadres de la SA (Sturm Abteilung ou « Section d’Assaut »), camarades de la première heure, qui étaient devenus quelque peu encombrants. Hitler les élimine de la façon la plus brutale.
À son instigation, sa milice personnelle, la SS (Schutzstaffel ou « Escadron de protection »), massacre ainsi dans la « Nuit des Longs couteaux » (30 juin-2 juillet 1934) une centaine de personnes : le chef de la SA Ernst Röhm et ses adjoints ainsi que d’autres chefs nazis et divers opposants.
Himmler, chef de la SS, se réclamera de ce précédent dans un discours prononcé à Posen le 4 octobre 1943 et miraculeusement conservé, dans lequel il révélait à ses cadres l’ampleur de la Solution finale, il réitérait l’interdiction d’en parler : « Nous n’avons pas hésité le 30 juin 1934, devant le devoir qui nous était ordonné, lorsqu’il s’agissait de coller au mur et d’abattre des camarades qui avaient commis une faute ; de façon analogue, nous n’avons jamais parlé de cela [la Solution finale] et ne le ferons pas ». Voilà qui éclaire la place du secret dans les procédés hitlériens.
D’après Hitler lui-même, dans son discours auto-justificatif du 13 juillet 1934, lesdits « camarades » auraient commis la « faute » de préparer un putsch contre l’armée, suspectée de vouloir restaurer l’ordre ancien. C’était une atteinte à son autorité que le Führer ne pouvait tolérer.
Cette motivation, à laquelle les chancelleries du monde entier avaient ajouté foi, masquait l’aptitude de cette dictature et de son chef à programmer froidement des assassinats. Croire à cette fable revenait d’ailleurs à faire bon marché des autres victimes de cette même « nuit », des personnalités conservatrices ou nazies qui s’étaient opposées à Hitler dans un passé plus ou moins ancien.
L’armée mise au pas
La nazification de l'armée débute par un meurtre et peu de gens doutent que Hitler l’ait ordonné puisqu’il s’agit de Kurt von Schleicher, qui avait été non seulement chancelier mais général et ministre de la Défense. Il est assassiné avec son épouse lors de la « Nuit des Longs couteaux ».
Son successeur au ministère de la Défense, Werner von Blomberg, fait l’objet d’une manipulation sordide : il est éclaboussé par un scandale sexuel ainsi que Werner von Fritsch, le chef de l’armée de terre. Tous les deux sont évincés, de même que Friedrich Hossbach, officier de liaison entre l’armée de terre et la chancellerie.
Cette grande lessive permet à Hitler de placer des fidèles aux postes clé de l’armée et de la diplomatie. Le 4 février 1938 sont ainsi annoncées la nomination du général Wilhelm Keitel à la tête de l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW, « Grand état-major ») et celle de Rudolf Schmundt en qualité de Chefadjutant der Wehrmacht beim Führer und Reichskanzlerk (« principal aide de camp du Führer »). Le même jour, Joachim von Ribbentrop quitte son ambassade de Londres pour remplacer Konstantin von Neurath au ministère des Affaires étrangères.
Quelques années plus tard, au crépuscule du régime, Hitler ne montre pas moins de brutalité à l’égard de ses opposants au sein de l’armée. Ayant échappé le 20 juillet 1944 à la bombe qui devait le tuer dans son repaire dit la « Tanière du Loup », en Prusse orientale, il fait exécuter après des procès expéditifs les militaires et civils associés à l’attentat, du moins ceux qui ne se sont pas préalablement suicidés.
De son nom de code « Opération Walkyrie », cet attentat est le second attentat avéré auquel échappe le dictateur après celui du menuisier Georg Elser, à Munich, le 9 novembre 1939, jour anniversaire du putsch de la Brasserie.
Le 23 juillet 1944, le général Hans von Sponeck est passé par les armes mais lui n’avait rien à voir avec l’attentat de la « Tanière du Loup » et pour cause. Combattant sur le front de l’Est, il avait été incarcéré et condamné à mort dès janvier 1942 pour avoir contrevenu à l’ordre formel d’Hitler de ne faire retraite qu’après en avoir obtenu l’autorisation personnelle du Führer.
Son procès avait cependant fait apparaître qu’il n’avait eu connaissance de cet ordre qu’après avoir donné le sien, d’une évacuation de son secteur où ses troupes étaient menacées d’anéantissement par un débarquement soviétique, et qu’il n’avait eu qu’une demi-heure pour en décider.
Sensible, sans doute, à cette défense, Hitler avait usé de son droit de grâce et converti la condamnation en cinq ans de forteresse, avec un régime peu sévère. Il va de soi que lui seul pouvait revenir sur cette faveur et ordonner brusquement une exécution. Il s’y résout au lendemain du coup d'État manqué et alors que ses armées reculent sur tous les fronts. L’exécution a d’autant plus valeur d’avertissement, pour l’ensemble des forces armées, que la faute avait été vénielle : désormais, c’est la plus petite apparence d’atteinte à l’autorité du chef suprême qui peut coûter, du jour au lendemain, sa vie au contrevenant.
La vengeance, un plat qui se mange froid
Georg Elser, auteur du premier attentat contre le Führer, a été très vite arrêté et incarcéré en vue d’un procès à grand spectacle qui n’est jamais venu. Mais Hitler ne l’a jamais oublié. Le 9 avril 1945, alors qu’il était déjà cloîtré dans son bunker de la chancellerie, il a pris la peine de téléphoner pour ordonner qu’il soit abattu.
Un an avant Georg Elser, un Suisse de 22 ans, Maurice Bavaud, avait déjà eu le projet d’abattre Hitler à Munich le 9 novembre 1938, mais il avait été arrêté et contraint d’avouer son projet.
L’idée de l’attentat aurait été inspirée à Maurice Bavaud par un camarade français, Marcel Gerbohay, alors que l’un et l’autre étaient scolarisés dans un séminaire breton. Se sachant recherché par la Gestapo pendant l’Occupation, Gerbohay avait quitté la Bretagne pour la zone sud mais avait eu l’imprudence de rentrer chez lui pour fêter Noël en famille, en 1941. Il avait alors été arrêté à son tour. La surveillance dont sa famille était l’objet en dit long sur l’acharnement de l’occupant.
Bavaud sera guillotiné le 14 mai 1941 dans la prison de Plötzensee, à Berlin, et Gerbohay le 9 avril 1943 dans la même prison. Dans les deux cas, l’exécution a lieu longtemps après la condamnation, ce qui suggère que la décision a été pesée dans les balances hitlériennes et la date choisie à dessein : dans le cas de Bavaud, tué à la veille de l’opération Barbarossa au bout d’une incarcération de deux ans et demi, il pouvait s’agir de dissuader la Confédération helvétique de contrarier le Reich dans sa nouvelle croisade..
La vindicte de Hitler s’est exercée aussi dans les pays sous la botte nazie. En France, parmi les assassinats et les exécutions qui ont pu être commandités par les nazis et leurs collaborateurs, il y a ceux de citoyens tués par l'occupant dans des moments de tension avec le régime de Vichy afin de rendre ce régime plus docile.
Dans l’ordre chronologique, nous pouvons citer Jacques Bonsergent, fusillé le 23 décembre 1940 simplement pour punir le maréchal Pétain d’avoir renvoyé Laval et boudé le « retour des cendres de l’Aiglon ». Puis il y a d’éminentes personnalités comme Marx Dormoy, Henri Mordacq, Maurice Sarraut, Victor Basch, Marc Bloch, Jean Zay, Georges Mandel ou encore Véra Obolensky.
En France, parmi les décès destinés à faire claquer un fouet aux oreilles du Maréchal, l'un des plus évidents semble être celui d'Henri Mordacq, un général qui fut pendant la Grande Guerre conseiller militaire de Clemenceau et collabora avec Pétain dont il resta l'ami.
Il tombe d'un pont dans la Seine le 12 avril 1943, est repêché et meurt à l'hôpital. Âgé de 75 ans, cet artisan de la victoire de 1918 et du traité de Versailles n'avait, à un moment où l'issue de la bataille de Stalingrad n'avait rien pour le rendre mélancolique, aucune raison de se suicider. C'est pourtant ce que prétend aussitôt la presse allemande (nonobstant le fait que, s'il avait été sauvé de la noyade, c'est qu'il devait avoir nagé), lorsqu'elle ébruite la première, dès le lendemain, ce trépas : comment pouvait-elle être aussi vite au courant de sa cause, si aucune présence germanique n'y avait présidé ? Car la police allemande, suffisamment occupée par la traque des résistants, laissait aux commisssariats français le tout-venant des tâches policières, dont celle d'enquêter sur les noyades.
C'est donc de manière presque transparente que le Reich étale, ici, sa nocivité et son absence de scrupules. Si on examine la situation politique pour savoir ce qu'il voulait obtenir de Pétain par un tel coup de semonce, on constate que le maréchal prenait alors des distances avec Laval, le chef de gouvernement imposé par Berlin l'année précédente, comme s'il songeait à s'en débarrasser et tirait lui-même de Stalingrad un encouragement à secouer le joug de l'Occupation. Le meurtre de Mordacq aurait été alors destiné à rappeler qui est le maître. L'absence de toute protestation de la France, même après la guerre, par exemple lors du procès de Nuremberg où sa délégation détaille les crimes commis dans l'Hexagone, est très représentative de la cécité générale devant les crimes hitlériens, lorsqu'ils procèdent d'une motivation politique...
Bibliographie
François Delpla, Hitler, Grasset, 1999,
François Delpla, Qui a tué Georges Mandel ?, L’Archipel, 2008,
François Delpla, Hitler, 30 janvier 1933 / La véritable histoire, 2013,
François Delpla, Hitler et Pétain, Nouveau Monde, 2018,
François Delpla, Martin Bormann, Nouveau Monde, 2020,
Robert Mühle, « Roland Köster als Botschafter in Francia, 1933-1935 », in Francia, 23/3, 1996,
Collectif, Das Amt und die Vergangenheit, Munich, Karl Blessing Verlag, 2010.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible