Crise européenne

Le libre-échange, une arme de destruction massive

12 avril 2023. La France se dispose à reporter à 64 ans l’âge de départ à la retraite. Mais dans le même temps, des dizaines de milliers de jeunes diplômés s’établissent en Amérique, en Suisse et ailleurs, faute de trouver des emplois décents dans la recherche et l’industrie...

Depuis 2003, du fait de la désindustrialisation, le pays importe plus de biens qu’il n’en exporte. Il est même devenu importateur net dans des produits de base : viande, poissons, fruits et légumes. Ne produisant plus de richesses réelles en quantités suffisantes, il peine à financer les piliers de la société que sont l’éducation, la santé et la sécurité.

La zone euro a connu elle-même un important déficit commercial en 2022, dû en partie seulement à l’explosion des prix de l’énergie. Tout cela n’a rien d’une fatalité. C’est le résultat d’un choix idéologique qui remonte à trois décennies, quand la génération Maastricht a cru venu le temps de désarmer les États-nations démocratiques, au sens militaire comme au sens monétaire et politique.

À la racine de ce choix, il y a une doctrine néolibérale (dico) ébauchée dans les années 1970 par les économistes de l’école de Chicago, selon laquelle : 1) les États sont des obstacles à la prospérité commune (Ronald Reagan : « L’État n’est pas la solution à notre problème ; l’État est le problème ») ; 2) les actionnaires sont les meilleurs juges de ce qui est bon pour les entreprises.

Mais les Américains s’en sont tenus à une attitude pragmatique, ne craignant pas de rompre avec la doctrine chaque fois qu’utile. On vient encore de le voir sous les présidences Trump et Biden avec des lois protectionnistes d’une brutalité sans précédent.

Les Européens ont quant à eux choisi de sanctuariser la doctrine néolibérale dans les traités, sous l’influence de hauts fonctionnaires français plus dogmatiques que quiconque : Jacques Delors, Pascal Lamy, etc. Ainsi lit-on dans le traité de Lisbonne (2009) : « L'Union contribue, dans l'intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu'à la réduction des barrières douanières et autres » (article 206).

Le commerce, c’est la guerre !

Dans les faits, rien ne dit que la mondialisation des échanges relève de l’intérêt commun ! C’est un point de vue idéologique et politique qui n’a pas sa place dans un texte à valeur constitutionnelle comme le traité de Lisbonne.

Le malentendu remonte à un Français (encore !) et pas n’importe lequel : il s’agit du philosophe Montesquieu qui écrit dans L’Esprit des Lois (1748) : « L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre à intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur les besoins mutuels. »

Toutefois, notre cher Montesquieu aurait été bien en peine de trouver dans l'Histoire les preuves de son assertion.

Le commerce, aussi loin que l’on remonte dans le temps, est associé à la violence. Les Phéniciens comme les Grecs étaient avant tout des pillards qui volaient ici pour revendre là. Plus près de nous, à l’époque des Grandes Découvertes, les marins et marchands portugais et espagnols, se sont lancés dans des prédations dont nous subissons encore les conséquences : s’exonérant des lois de leur pays, ils ont réduit en esclavage les Amérindiens et acheter des Africains pour travailler dans les plantations et les mines. Faute de pouvoir les en empêcher, les souverains européens, à commencer par Louis XIV, ont tenté de réglementer leurs pratiques.

Là-dessus, quand elles se sont lancées dans la très fructueuse course aux épices, les compagnies de commerce n’ont pas fait dans la dentelle. Avec des navires armés de canons, elles n’hésitaient pas à attaquer et massacrer tous les curieux qui s’approchaient de trop près de leurs domaines de chasse. La célèbre VOC néerlandaise s’est attirée en la matière une sulfureuse réputation.

Grands gagnants de la mondialisation des échanges au XVIIe siècle, les Hollandais et les Anglais usèrent de mesures protectionnistes à un niveau que nous avons peine à imaginer. Ainsi, en 1651, le Parlement de Westminster promulgue l’Acte de navigation par lequel il réserve aux navires et équipages nationaux le droit de débarquer des marchandises dans les ports britanniques.

Aux Indes, la VOC hollandaise, la Compagnie des Indes française et l’East India Company anglaise lèvent des troupes et traitent avec les princes locaux. Plus fort encore, les Anglais vont méthodiquement ruiner l’industrie indienne des cotonnades qui domine alors le monde

L’illusion du libre-échange

Ayant pris une longueur d’avance dans la révolution industrielle, les Anglais convainquent les Français de conclure un traité de libre-échange, le premier de l’Histoire ! Cela se passe à Londres le 26 septembre 1786. Le traité offre aux Anglais, jusque-là très protectionnistes, de nouveaux débouchés à leur industrie en pleine expansion... Quant aux Français, qui s’étaient convaincus des bienfaits du « doux commerce », ils en découvrent très vite les inconvénients. Leur industrie est mise en difficulté et il s’ensuit des émeutes (Réveillon) qui vont contribuer au déclenchement de la Révolution.

Au milieu du XIXe siècle, au mieux de leur forme, les Anglais vont renouveler leur proposition auprès de l’empereur Napoléon III, lui aussi convaincu des bienfaits de l’ouverture des frontières. Il s’ensuit le 26 janvier 1860 un traité de libre-échange qui inaugure le désarmement douanier de l’Europe. Dix ans plus tard survient la « Grande Dépression ».

Dès 1879, le chancelier Bismarck signe la fin de la récréation en relevant sévèrement les droits de douane de l'empire allemand. La République française sera la dernière à s’y mettre en 1892 avec la loi Méline du double-tarif qui rétablit des protections douanières sur les produits agricoles.

Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis, nouvelle puissance montante, se montrent plus protectionnistes que quiconque et le demeureront jusqu’en 1945. À ce moment-là, à leur apogée, ils choisissent comme l’Angleterre un siècle plus tôt de se convertir au libre-échange afin d’ouvrir de nouveaux marchés à leurs firmes.

Il s’ensuit une « troisième mondialisation ». Elle est illustrée en 1947 par le lancement des négociations connues sous le nom de GATT (« Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce » en français), Elles aboutissent le 15 avril 1994 à la fondation de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), une instance internationale de concertation et d'arbitrage destinée à promouvoir et garantir la liberté de circulation des marchandises entre les pays adhérents.

La libération des échanges va s’avérer profitable tant qu’elle rapprochera des pays comparables par leur niveau de développement, en favorisant les économies d’échelle et la concurrence. Au lieu de se cantonner à leur marché national, les industriels produisent pour l’ensemble des pays industriels et de la sorte peuvent diminuer drastiquement le coût marginal de leurs fabrications.

Une « mondialisation » sens dessus dessous

Tout va basculer à la fin du siècle avec l’avènement du néolibéralisme et du capitalisme financier. Les multinationales usent du libre-échange pour minorer leurs coûts et augmenter leurs profits sans avoir à se soucier d'innovation et de productivité. Elles transfèrent simplement leurs fabrications ordinaires dans les pays pauvres à bas salaires.

C’est une rupture majeure dans le commerce international. Jusque-là, depuis la nuit des temps, les marchands achetaient au loin les biens de luxe et les biens rares que leur pays n'était pas en état de produire. Ils revendaient ces biens avec un profit à la mesure des risques qu’ils avaient pris.

Désormais, le commerce international se donne pour principal objectif la mise à profit des différentiels de salaires. Il s’agit de fabriquer à des coûts asiatiques et de revendre à des coûts européens, la différence revenant aux multinationales : actionnaires, technostructure, publicitaires, etc.

Dans les années 2000, profitant de l’ouverture de l’immense Chine, les industriels occidentaux accueillent celle-ci dans l’OMC en fermant les yeux sur le caractère très centralisé et très peu libéral de son économie. Ils vont délocaliser massivement leurs fabrications de base (textiles, électronique, etc.). En retour, ils vont chercher en Chine des débouchés pour leurs équipements sophistiqués (machines-outils) et leurs produits de luxe destinés à la nouvelle bourgeoisie.

Le gouvernement chinois va habilement user de sa mainmise sur le secteur bancaire de son pays pour maintenir sa monnaie sous-évaluée et ainsi encourager tant et plus les délocalisations.

Nous voilà arrivés au terme du processus. L’économie chinoise est devenue majeure cependant que les Européens se découvrent nus. L’industrie française, ne bénéficiant plus du soutien de l’État, a perdu la plupart de ses fleurons. L’industrie allemande, beaucoup plus intégrée et forte, tremble aujourd’hui d’être devenue très dépendante du marché chinois. À preuve le déplacement à Pékin du chancelier Olaf Scholz en novembre 2022, accompagné de tous les grands industriels de son pays.

L’heure est venue d’une révision des comptes. Réfléchissons sur les principes erronés qui ont conduit l’Union européenne à se faire le hérault de la « mondialisation heureuse ».

Publié ou mis à jour le : 2023-04-15 08:07:54

Voir les 13 commentaires sur cet article

Yves Petit (28-07-2023 11:26:39)

Vive le protectionnisme! Le protectionnisme économique à l'heure du réchauffement climatique, c'est la protection de l'environnement et la protection de l'humain. Nous n'y sommes pas encore mais ç... Lire la suite

Nordoc007 (23-07-2023 15:43:16)

" des dizaines de milliers de jeunes diplômés s’établissent en Amérique, en Suisse et ailleurs," Diplomés, oui, mais pas de sociologie, de phycologie ou autre ....gie comme nous savons en faire... Lire la suite

GUYOT (18-04-2023 15:58:23)

Bonjour, et merci pour cette analyse un peu teintée de parti-pris. L'erreur fondamentale est dans le terme "libre échange". Chacun sait que la liberté de chacun est une notion contrainte par la li... Lire la suite

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net