Commerce et échanges

Faux-semblants de la « troisième mondialisation »

La troisième « mondialisation », très différente des précédentes (note), fut inaugurée par le cycle de négociations douanières appelé Kennedy Round (1964-1967), à l'initiative des États-Unis, nouvelle puissance dominante.

Elle visa dans un premier temps à décloisonner les marchés occidentaux afin d'autoriser les économies d'échelle, en vertu de l'idée que le coût marginal des biens manufacturés diminue à mesure qu'augmente la quantité produite (note).

Dans un deuxième temps, à partir des années 1980, les multinationales usèrent du libre-échange pour minorer leurs coûts et augmenter leurs profits sans avoir à se soucier d'innovation et de productivité. Elles transférèrent simplement leurs fabrications ordinaires dans les pays pauvres à bas salaires. Ce fut une rupture dans le commerce international qui, jusque-là, depuis la nuit des temps, visait à acheter au loin les biens de luxe et les biens rares qu'on n'était pas en état de produire chez soi.

Logo de l'OMC. Agrandissement : Centre William Rappard, siège de l'OMC à Genève en Suisse.La création de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) donna une assise institutionnelle à ce projet avec pour justification le bien-être commun.

Cette mondialisation a facilité le décollage de l'Asie méridionale et surtout de la Chine. Mais elle a aussi déstabilisé en profondeur les sociétés occidentales, entraînant l'accession au pouvoir de personnalités aussi improbables que Donald Trump (États-Unis). Rejetée aujourd'hui par les peuples comme par les dirigeants, elle arrive à son terme comme le laisse deviner le fiasco tragi-comique du G7 de la Malbaie (un nom prédestiné : la « mauvaise baie »), clôt le 9 juin 2018.

Un nouveau monde se dessine dont nous avions entrevu les prémices en 2003.

André Larané
Le protectionnisme n'est plus ce qu'il était

Dans les temps anciens, les monnaies avaient un cours fixe qui dépendait de leur poids en or ou en argent. Dans ces conditions, pour protéger leurs productions contre la concurrence étrangère et limiter les sorties de numéraire, les États n'avaient d'autre ressource que d'imposer aux frontières des droits de douane sur les produits étrangers. 

Au XIXe siècle, l'or et l'argent ne suffisant plus aux besoins de l'économie monétaire, il a bien fallu développer la monnaie fiduciaire (pièces et billets de banque) et la monnaie scripturale (comptes bancaires). Ces monnaies étaient en partie gagées sur les réserves d'or des banques centrales et leur valeur reposait avant tout sur la confiance du public. Mais cette confiance a été gravement ébranlée en Europe par les deux guerres mondiales qui ont conduit les États à s'endetter outre-mesure.

Il s'en est suivi des dévaluations en cascade jusqu'aux accords de Bretton Woods (1944) qui ont substitué à l'étalon-or un système mixte dans lequel le nouvel étalon monétaire était le dollar, lui-même gagé sur l'or, à raison de 35 dollars l'once d'or fin. 

Depuis les années 1970, avec la fin de l'étalon-or et de la convertibilité du dollar, les monnaies n'ont plus de valeur de référence. Elles « flottent » les unes par rapport aux autres. Elles sont de la sorte ramenées à leur fonction première, celle de catalyser les échanges et les accompagner (Monnaie : secrets de fabrication).

Explication :
• Chaque monnaie évolue et progresse dans sa zone de circulation au rythme des échanges. Tout agent qui souhaite produire ou consommer davantage procède à un emprunt et le rembourse en augmentant de façon équivalente sa consommation ou sa production. Par voie de conséquence, la masse monétaire associée au circuit des échanges augmente comme celui-ci (si l’agent échoue à accroître ses échanges, il rembourse malgré tout son emprunt en réduisant sa consommation et l’on revient à la situation antérieure).
• Par définition, une monnaie n’a d’utilité que dans sa zone de circulation (la zone euro pour l'euro, le Japon pour le yen, etc.). Les importateurs qui l'ont reçue en paiement de leurs ventes doivent donc s’en débarrasser en l’échangeant contre les devises étrangères collectées par les exportateurs de cette même zone.
• Si la valeur des importations dépasse celle des exportations, les importateurs vont devoir céder la devise à un cours plus bas que celui auquel ils l'ont acceptée. Il va s'ensuivre un renchérissement des importations et une baisse en valeur des exportations jusqu'à atteindre sur le long terme un solde commercial à l'équilibre (exportations=importations).

Aujourd'hui, de fait, les banques centrales ne se soucient plus de décréter une dévaluation ou une réévaluation de leur devise. Les monnaies étant libres de flotter, les échanges tendent à s’équilibrer naturellement.

Les États qui ont une monnaie autorégulée ou flottante n'ont plus à craindre d'être appauvris par des importations trop massives et des fuites de numéraire. Il suffit qu'ils laissent leur monnaie s'établir à sa valeur d'équilibre en fonction de la balance commerciale : trop d'importations et le taux de change de la monnaie diminue de sorte que réaugmente le prix des biens importés et diminue le prix des biens exportés ; trop d'exportations et le taux de change réaugmente de sorte que diminue le prix des biens importés.

Dans un système de « monnaies flottantes », les droits de douane aux frontières n'ont plus de raison d'être sauf pour protéger une industrie naissante ou victime d'une concurrence étrangère trop agressive.

Une « mondialisation inversées » !

La fin du XXe siècle a connu dans le commerce international une révolution restée invisible.

Aux siècles précédents, en effet, les Européens allaient chercher au loin les produits de luxe qu'ils ne trouvaient pas chez eux (soieries de Chines, tissus indiens, sucre et tabac des Amériques, etc.). Puis, après la Seconde Guerre mondiale, le désarmement douanier a favorisé les échanges commerciaux entre les pays occidentaux. À tous les producteurs de ces pays, tous à peu près du même niveau de développement, cette « mondialisation du deuxième type » ouvrait de nouveaux marchés avec pour principal avantage des économies d'échelle.

En ce XXIe siècle, sans y prendre garde, nous sommes entrés dans une « mondialisation inversée » ! Les firmes occidentales ne cherchent plus les économies d'échelle. Tirant parti de transports maritimes bon marché et de la dérégulation orchestrée par l'OMC et les traités européens, elles achètent ou produisent au loin des biens tout à fait ordinaires (vêtements, gadgets, etc.) mais à très bas prix de revient. Elles concurrencent ainsi les productions de leur propre pays en prélevant au passage une marge très confortable. Ce calcul a pour conséquence en Occident la ruine d'un tissu industriel patiemment construit au fil des siècles, occasionnant chômage de masse et remontée des inégalités. 

Jusqu'en 2017, le chômage de masse a touché plus particulièrement la France, qui avait fait le choix de préserver autant que faire se peut le droit du travail et l'État-Providence. La plupart des autres pays occidentaux ont eu moins de scrupules à sacrifier leurs classes laborieuses en rapprochant leurs niveaux de rémunération de celui des Asiatiques (note).

Nuremberg, Kaiserstrasse, statue « Welthandel » (Commerce mondial) par la sculptrice Hella Rosner-Böhnlein, 1972.

Le grand retour de l'esclavage

La troisième mondialisation a tourné le dos à l'esprit de la révolution industrielle : l'innovation au service de la productivité.

Depuis le Moyen Âge, à la différence des autres régions du monde, l'Occident s'est développé parce que, manquant de main-d'oeuvre et d'esclaves, les possédants (abbayes, propriétaires terriens, marchands et artisans...) ont fait en sorte d'améliorer le rendement du travail avec des méthodes et machines innovantes et plus efficientes. Les gains de productivité ont été constants jusqu'à la fin du XXe siècle et ont permis d'améliorer comme l'on sait les conditions de vie d'une grande partie de l'humanité.

Aujourd'hui cependant, l'embrigadement des masses du tiers-monde ouvre de nouvelles perspectives aux firmes occidentales : plus besoin de R&D et d'innovation coûteuses ! Elles peuvent améliorer leurs profits simplement en exploitant des miséreux dans des conditions proches de l'esclavage, au Bangladesh et ailleurs. C'est l'exact contraire des recettes qui ont fait la grandeur de l'Occident au cours du précédent millénaire : améliorer la qualité et la productivité du travail de même que la formation et la rémunération des travailleurs.

Allant jusqu'au bout de leur logique, les firmes occidentales promeuvent aussi l'entrée en masse de migrants sur leur sol pour « casser » les salaires et les coûts dans les activités de services (restauration, BTP, agriculture...). Les pays d'Extrême-Orient (Japon, Corée, Taiwan) se refusent quant à eux à cette facilité. Aussi continuent-ils d'innover dans tous les domaines pour surmonter tant bien que mal leur manque de main-d'oeuvre.

Les effets mortifères du libre-échange contemporain

Pour les raisons susdites, la troisième mondialisation, faut-il s'en étonner ? a coïncidé tout à la fois avec un très brutal ralentissement de la croissance en Europe occidentale. Elle a accéléré aussi le décollage économique de la Chine populaire en facilitant ses exportations vers l'Occident.

Comme le Japon avant lui, la Chine populaire a brisé la concurrence en sous-évaluant artificiellement le cours de sa monnaie, par un protectionnisme monétaire rendu possible par la mainmise de l'État chinois sur le système bancaire (note).

Concluons sur le testament politique de Maurice Allais (1911-2010), Prix Nobel d'économie. Un texte d'une brûlante actualité : « Les grands dirigeants de la planète montrent une nouvelle fois leur ignorance de l’économie qui les conduit à confondre deux sortes de protectionnismes : il en existe certains de néfastes, tandis que d’autres sont entièrement justifiés. Dans la première catégorie se trouve le protectionnisme entre pays à salaires comparables, qui n’est pas souhaitable en général. Par contre, le protectionnisme entre pays de niveaux de vie très différents est non seulement justifié, mais absolument nécessaire. C’est en particulier le cas à propos de la Chine, avec laquelle il est fou d’avoir supprimé les protections douanières aux frontières. Mais c’est aussi vrai avec des pays plus proches, y compris au sein même de l’Europe... »

Suivant les observations de Maurice Allais, on peut approuver la création de zones de libre-échange, sans protections douanières et même avec une monnaie unique, entre des pays de niveau économique et social équivalent. C'est par exemple le cas de la Scandinavie. C'est aussi celui de l'ancien Bénélux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), quoiqu'aujourd'hui, la Wallonie désindustrialisée mériterait peut-être des mesures de protection.

Par contre, il est insensé d'avoir réuni dans une même zone douanière et monétaire l'Allemagne et la Grèce, sauf à imaginer que les jeunes Grecs diplômés pourraient migrer vers les usines allemandes et les retraités allemands vers les îles grecques, avec des migrants afghans pour les servir... Il est encore plus insensé d'avoir multiplié les accords de libre-échange avec le vaste monde, y compris avec des pays eux-mêmes très protectionnistes comme les États-Unis et la Chine. Mais le vent a tourné et des relations plus pragmatiques se dessinent entre les principales régions du monde.

Publié ou mis à jour le : 2024-04-16 22:17:43
Pierre (12-06-2018 16:44:04)

Pendant des années on a pleurniche sur les méfaits de la mondialisation dirige par les USA...et maintenant que se dessine un nouveau protectionnisme toujours initie par toujours par les US. On pleu... Lire la suite

Charles Brandt (12-06-2018 10:56:14)

Très bon article,surtout la conclusion qui fait référence au testament politique de Maurice Allais. C'est limpide.

Anonyme (12-06-2018 10:33:35)

Cet article me donne le goût de lire Maurice Allais prix Nobel snobé car il était hétérodoxe (j'aime aussi lire Alphonse Allais;-))

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