Économie française

La dette publique : une conséquence du déficit commercial

3 avril 2024. À quoi sert l'Histoire sinon à nous rappeler les réalités immuables qui guident nos sociétés et que nous serions parfois tentés d'oublier ?... Cet oubli est manifeste aujourd'hui dans un domaine très spécifique : l'économie.
Confrontée à une dette publique abyssale, la classe politique française s'est ralliée à un diagnostic simplet : cette dette serait le résultat de trente ou quarante ans de mauvaise gestion et de laisser-aller.
La réalité est plus complexe comme l'enseigne l'économie classique : l'endettement public est la conséquence irrépressible du déficit commercial : sans les emprunts de l'État à l'étranger, le déficit commercial priverait les Français de 2000 euros par an et par adulte ! On ne comblera pas la dette sans résorber d'abord le déficit commercial...

Le gouvernement français et le président de la République s'alarment face à une dette publique qui paraît désormais hors de contrôle. Elle s'élève à plus de trois mille milliards d'euros, soit environ 120% du PIB (produit intérieur brut annuel), dont plus de la moitié souscrits auprès de créanciers étrangers. Cette dette a connu une première flambée sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012), de 60% à 90% du PIB du fait de la crise des subprimes, puis une nouvelle flambée occasionnée par l'épidémie de covid-19 mais qui se poursuit depuis lors envers et contre tout. 

Si les créanciers viennent à augmenter leur taux d'intérêt, le remboursement de la dette (40 à 50 milliards en 2023) deviendra le principal poste de dépense de l'État et obligera à des sacrifices drastiques dont pâtiront les Français de tous âges et de toutes conditions. 

Gare aux fausses évidences

Le gouvernement veut donc renverser la vapeur au plus vite et arrêter la machine infernale qui tire la dette vers le haut. Mais comment ?

À première vue, il n'y a pas de doute que la dette résulte du déficit budgétaire qui grossit, année après année, avec plus de dépenses que de recettes. Si l'on s'en tient à cette observation triviale, la solution apparaît évidente : il faut au choix diminuer les dépenses publiques (version droitière) ou augmenter les impôts et en particulier ceux qui touchent les plus riches (version gauchère).

Les débats dans lesquels se meuvent les grands économistes classiques, de Smith, Ricardo et Say à Marx et Keynes, nous éclairent aisément sur les faiblesses de ce diagnostic à courte vue.

• Diminuer les dépenses ?

La France est de toute évidence suradministrée avec dans tous les secteurs (éducation, santé, sécurité, etc.) des fonctions support (personnels de bureau) en surnombre. Imaginons que le gouvernement supprime sur un claquement de doigt tels et tels services qui font double emploi ou dont l'utilité reste à démontrer ou bien supprime des aides sociales ou des achats et des investissements.

Mais que deviendront les personnes affectées par ces réductions de dépenses ? Elles auront peu de chance de retrouver un emploi équivalent dans le secteur privé du fait de la quasi-stagnation de l'économie. Elles devront donc s'accommoder d'une forte baisse de revenu, ce qui signifie moins de dépenses de leur part et donc moins de recettes chez leurs commerçants et fournisseurs habituels, avec des baisses de production, des risques accrus de licenciements... et moins de taxes et d'impôts pour l'État !

• Augmenter les impôts ?

Passons sur le fait indéfiniment ressassé selon lequel la France est déjà le pays où l'on paie le plus d'impôts, de taxes et de cotisations sociales (environ 45% du PIB en 2024). Supposons que le gouvernement augmente la pression fiscale afin de réduire la dette de l'État et admettons que dans sa grande bienveillance, il veille à n'imposer que les catégories les plus aisées de la population. Celles-ci auront le choix soit de tirer sur leur épargne, soit de réduire leurs dépenses, ce qui nous ramène au cas précédent. 

On le voit, à droite comme à gauche, il n'y a pas de solution miracle pour sortir du piège de l'endettement.

C'est qu'on ne manipule pas impunément les comptes publics... Ceux-ci s'inscrivent dans des circuits d'échanges dont nous sommes, vous et moi, les maillons : chacun d'entre nous reçoit un revenu (travail, pension, rente...) et consomme ce revenu ou le prête à autrui (épargne) ; si nous privons l'un de ces maillons de revenu, il s'ensuit des conséquences sur tout le circuit. On estime ainsi avec François Geerlof, économiste à l'OFCE, qu'une réduction de cent euros des dépenses publiques entraîne une contraction de 100 à 150 euros du PIB (Marianne, 4 avril 2024). Ce phénomène a été mis en évidence il y a déjà deux siècles par Jean-Baptiste Say dans son Tableau économique. Reste à comprendre l'origine du mal et la traiter en toute lucidité.

Bien choisir la cible

Si l'on veut augmenter les impôts ou réduire les dépenses publiques, il  faut pouvoir le faire sans dégrader les circuits d'échanges et pourquoi pas ? en les consolidant. Cela se peut si les personnes et les institutions affectées par cette politique sont seulement conduites à réduire leurs achats à l'étranger. Dans ce cas, il n'en résultera aucun dommage pour les circuits d'échanges nationaux et la dette publique s'en trouvera réduite sans douleur.

Illustration : aujourd'hui, la puissance publique subventionne à prix d'or l'installation de parcs éoliens et de champs photovoltaïques ainsi que l'importation de batteries avec pour l'essentiel des équipements achetés en Chine ou ailleurs. Glissons sur le bénéfice très incertain de ces équipements dans un pays, la France, qui a déjà une énergie très largement décarbonée et bien moins d'émissions de gaz à effet de serre que tous ses voisins européens...

Si l'État renonce à subventionner les importations d'éoliennes, panneaux photovoltaïques, batteries, etc. :
• Il réduira d'une part ses dépenses et donc ses besoins d'emprunt,
• Il réduira par ailleurs le déficit commercial de la France qui, tout comme le déficit budgétaire, n'en finit pas de croître.
Tout cela en ne pénalisant aucun Français. Bingo !

Cette démonstration rejoint les analyses de John Maynard Keynes : l'économiste britannique a montré l'importance pour l'État d'orienter ses actions de façon à pénaliser la thésaurisation (l'argent que l'on cache sous le matelas) et orienter l'épargne vers les personnes et les entreprises susceptibles de l'utiliser au mieux.

C'est ainsi qu'il justifie un endettement modéré de l'État auprès de ses ressortissants : les épargnants qui ont peu de motifs de dépenses (c'est le cas des retraités aisés) sont invités à souscrire aux emprunts d'État (assurance-vie, etc.) et la puissance publique va diriger cet argent vers les entreprises qui ont besoin d'un coup de pouce ou les jeunes ménages afin qu'ils puissent éduquer les enfants qui feront plus tard la fierté du pays (allocations familiales, financement de crèches, etc.).

Dans l'idéal keynésien, l'État a donc vocation à emprunter de manière à orienter l'épargne oisive vers les membres du corps social les mieux à même de la faire fructifier : jeunes ménages et entrepreneurs.

La dette pour colmater le déficit commercial

En France comme dans quelques autres pays de l'Europe du sud, nous sommes aujourd'hui à l'opposé de l'idéal keynésien avec d'une part une dette massive principalement souscrite à l'étranger, d'autre part des impôts et des prélèvements obligatoires qui desservent les membres les plus dynamiques du corps social.

L'origine de cette incongruité est à chercher dans le lien qui unit le déficit budgétaire au déficit commercial :
• En 2005, la dette de la France a dépassé le seuil de 60% du PIB, à la limite du raisonnable selon les instances européennes ; depuis lors, son déficit budgétaire n'en finit pas de se creuser.
• Dans le même temps, le solde commercial de la France (exportations-importations) est devenu négatif et lui aussi n'en finit pas de se creuser depuis lors jusqu'à dépasser les cent millliards d'euros par an.
On observe ainsi qu'entre 2019 et 2023 inclus, le déficit commercial cumulé et l'accroissement de la dette publique se sont l'un et l'autre élevés aux alentours de 400 milliards d'euros.

Cette évolution concomitante du déficit commercial et du déficit budgétaire ne relève pas du hasard ! Quand, année après année, les Français achètent à l'étranger davantage qu'ils ne vendent, c'est de l'argent qui s'expatrie et fait défaut aux circuits d'échanges nationaux. Ceux-ci s'en trouvent brisés. C'est par exemple ce que l'on observe quand les Français achètent des lave-vaisselle chinois et se détournent de ceux fabriqués à La Roche-sur-Yon ou Amiens : ils contraignent ces usines à la fermeture et mettent leurs salariés au chômage.

Le gouvernement, pour préserver la paix sociale, n'a dès lors d'autre choix que de bricoler de nouveaux circuits d'échanges en réempruntant l'argent qui a fui à l'étranger et en le réinvestissant dans des activités de substitution. Les hauts fonctionnaires n'ayant pas des âmes de créateurs d'entreprises, il ne s'agira jamais que d'activités administratives, associatives ou sociales, impropres à créer des richesses, vendre, exporter et combler le déficit commercial.

Médecines douces

Le lien entre déficit commercial et dette publique est donc évident et inéluctable, sauf à accepter un appauvrissement des Français : un déficit commercial de cent milliards par an, c'est, année après année, deux mille euros de moins dans la poche de chaque Français adulte ! Autant dire que nos gouvernants, pour s'éviter une révolution et la tête au bout d'une pique, sont bien obligés de récupérer l'argent parti à l'étranger et de le redistribuer à chacun.

En clair, si l'on veut réduire la dette publique, il ne sert à rien de vouloir réduire les dépenses ou augmenter les impôts si  l'on ne commence par résorber le déficit commercial. Cette évidence n'en est pas moins complètement occultée par la classe politique. La raison est purement idéologique.

L'admettre, c'est en effet s'interroger sur le dogme du libre-échange et de la monnaie unique qui est devenu depuis le traité de Maastricht le fondement de l'Union européenne. Impensable pour tous les professionnels de la politique qui, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche, n'osent plus remettre en cause la politique maastrichienne par crainte d'être crucifiés (note). Même Jordan Bardella, jeune espoir du Rassemblement national, s'est senti obligé de rassurer là-dessus les milieux d'affaires...

En abaissant les barrières douanières à l'intérieur de l'Union européenne comme à ses frontières, tout en établissant une monnaie unique, le traité de Maastricht de 1992 a ruiné les équilibres « naturels » qui avaient permis à la France, au XXe siècle, de s'ériger en grande puissance industrielle et de talonner sa grande rivale, l'Allemagne.

Jusque-là, en effet, grâce aux ajustements monétaires, le commerce se maintenait à l'équilibre, bon an mal an, entre les différents États et cela en dépit de leurs différences culturelles.

• Les Allemands, portés à peu consommer, ont toujours privilégié les exportations. Ils accumulaient ainsi des devises étrangères. N'en ayant pas l'usage, ils étaient obligés de les convertir contre les marks de leurs fournisseurs à un cours plus bas que celui auquel ils les avaient acquises (note). Il s'ensuivait au fil des années une réévalution à la hausse du cours de leur monnaie, avec pour conséquence un enchérissement de leurs produits à l'exportation et donc une réduction de leur excédent commercial !

• Les Français, cigales de la fable, étaient quant à eux portés à beaucoup consommer et prisaient les biens étrangers. Il s'ensuivait un déficit de leur balance commerciale et la fuite des francs à l'étranger. Pour les récupérer malgré tout, ils se voyaient obligés de les reprendre à un cours plus bas que celui auquel ils les avaient cédés. Il s'ensuivait une dévaluation récurrente de leur monnaie, avec pour conséquence un moindre coût de leurs produits à l'exportation et donc une réduction de leur déficit commercial !

C'est ainsi que de 1949 à 1989, le taux de change du mark en franc est passé de 1 à 3 (soit trois francs au lieu d'un pour un mark). Mais dans le même temps, Français et Allemands ont pu se maintenir à un niveau de vie et un niveau de puissance comparables, dans la concorde et sans acrimonie.

C'est tout le contraire depuis l'avènement de la monnaie unique qui a mis fin aux ajustements monétaires spontanés, en 1999, et tout spécialement depuis 2005, date à laquelle l'Allemagne a pu « digérer » l'ex-RDA et relancer sa machine exportatrice à plein régime : les économies et le niveau de vie des deux pays n'en finissent pas de diverger cependant que l'absence de régulation naturelle par la monnaie exacerbe les tensions entre les deux pays : nucléaire, énergie, agriculture, etc.

Le libre-échange, une illusion profitable

Petit rappel historique : avant la révolution industrielle et surtout la révolution des transports, le commerce intercontinental se limitait aux produits de luxe (soieries, porcelaine, etc.) et aux biens qu'on ne pouvait produire sur place (café, thé, etc.).

Pour assurer leur indépendance économique, les États avaient aussi le souci de diversifier leurs productions et leurs savoir-faire. C'est ainsi que François Ier ou encore Louis XIV n'ont pas craint de subventionner leurs entrepreneurs dans la soierie, la construction navale, la tapisserie ou encore la porcelaine, en ayant soin de les protéger contre leurs concurrents étrangers par des barrières douanières ou réglementaires.

Le libre-échange n'a jamais existé en dépit du dogme qui a cours dans les couloirs de Bruxelles et de Strasbourg :
• C'est au contraire par un protectionnisme féroce que les Provinces-Unies (Pays-Bas) et l'Angleterre, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les États-Unis au XIXe siècle ont bâti leur puissance, en n'hésitant pas à recourir à la guerre. En ce XXIe siècle, la Chine a aussi pratiqué un protectionnisme absolu en usant de barrières réglementaires et mieux encore en entretenant une sous-évaluation de sa monnaie.
• Et c'est seulement une fois installés au maximum de leur puissance que ces mêmes États ont promu l'idéologie du libre-échange mais c'était afin de consolider et préserver leurs avantages face à la montée d'éventuels concurrents. Ce fut le cas de l'Angleterre en 1846 ou des États-Unis en 1944.

Nous ne sommes pas loin de ce cas de figure aujourd'hui. Depuis les années 1980, les grandes entreprises européennes encaissent un ralentissement sévère de la croissance dans une Europe vieillissante et asthénique. Elles ne peuvent plus compter sur un esprit entrepreneurial porté sur les innovations et les gains de productivité, avec davantage de production par heure de travail. À défaut, elles sont donc allées chercher des gains dans la réduction des coûts salariaux, par la délocalisation massive des usines dans les pays à bas salaires. C'est ainsi qu'elles sont allées produire des jeans au Bangladesh avec deux fois plus de personnel qu'en Europe mais payé dix fois moins, cela en exaltant bien sûr les vertus supposées du libre-échange et du  « doux commerce ». C'est ainsi aussi que la Chine contemporaine n'a pas eu besoin de promouvoir le libre-échange pour consolider ses acquis : ses rivaux l'ont mis en oeuvre sans qu'elle le leur demande. Le quotidien Le Monde décrypte cette stratégie dans un dossier paru ce 5 avril 2024 : Comment la Chine lamine l’industrie européenne...

Faute d'un débat ouvert et franc sur ces enjeux austères, craignons que la France et les Français paient très cher l'aveuglement idéologique de leur classe dirigeante.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-04-06 14:02:10

Voir les 20 commentaires sur cet article

Didier (19-05-2024 02:16:29)

Revenons à deux faits essentiels plutôt que de critiquer l’euro, les fonctionnaires, les gouvernements successifs… 1 La dégradation du solde du commerce extérieur provient principalement des... Lire la suite

Alban (22-04-2024 11:01:45)

Excellent article ! Bravo de mettre en lumière les conséquences du déficit commercial de la France : trop peu de journalistes et d’hommes politiques s’en soucient. Et pourtant le pays s’appa... Lire la suite

sivispace (10-04-2024 17:35:20)

La notion du déficit continu de la balance commerciale comme cause principale de la dette en chute libre, faiblesse économique compensée par une distribution d'argent emprunté, paraît d'une logiq... Lire la suite

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