4 juin 2024. Plus d’un siècle après la signature du traité de Trianon qui consacre l’éclatement de l’Autriche-Hongrie en juin 1920, les fantômes de l’Empire disparu hantent toujours l’Europe centrale. Et son esprit semble même imprégner celui de l’Union européenne. La complexité de son fonctionnement évoque en effet la Kakanie, cet Empire bicéphale imaginé par l’écrivain autrichien Robert Musil dans son roman L’Homme sans qualités...
L’Union européenne était en germe dans la Kakanie. Ce pays figure dans le roman L’Homme sans qualités (Der Mann ohne Eigenschaften, 1930-1932) de l’écrivain autrichien Robert Musil (1880-1942).
Il décrit la décadence dorée de l’Empire austro-hongrois. Son nom est d'ailleurs dérivé des initiales officielles KuK comme Kaiserlich und Königlich, « Impérial » et « Royal » qui désignaient l’empire d’Autriche et le royaume de Hongrie. En allemand comme en français, la référence excrémentielle est évidente et s’ajoute au kakos grec (mauvais, disgracieux) !
Bizarre pays dont même le nom est sujet à caution, puisque ce n’est qu’à l’écrit que l'Empire austro-hongrois se nommait selon ses initiales. Dans la vie de tous les jours, il se faisait toujours appeler Autriche. Ici « la Constitution était libérale, mais le régime clérical. Le régime était clérical mais les habitants libres penseurs. Tous les bourgeois étaient égaux devant la loi, mais justement, tous n’étaient pas bourgeois », écrit Musil.
L’auteur se souvient que « la Kakanie avait été un pays intelligent qui avait abrité des hommes civilisés mais qui ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées [alors qu’ils] voyaient venir la faillite inéluctable ». Aussi, la vie politique est ici « abstraite, impersonnelle, pur objet statistique dont le champ d'action est bien loin des préoccupations importantes et élevées de l'individu ».
Pourtant, cet empire qui s’effondre en 1919 puis est partagé par les traités de Saint-Germain et de Trianon suscite depuis sa disparition de nombreuses vagues de nostalgie. À tel point que la fragile construction multinationale des Habsbourg semble avoir servi de modèle au processus d’unification européenne.
D’autant que les origines du mouvement européiste sont étroitement liées au rejet des traités de l’après-guerre 1914-1918, jugés incapables d’organiser les États et les peuples européens selon un ordre fédéraliste conforme à la nature à la fois une et diverse de l’Europe.
S’ajoute un fort rejet des États-nations accusés d’être la cause principale des guerres européennes, indépendamment de leur passé et de leurs orientations politiques. Ainsi l’Italien Francesco Nitti (1868-1953), promoteur du mouvement fédéraliste européen, estimait-il que « la paix de Clemenceau avec les méthodes de Wilson était la pire qui pouvait se concevoir ».
S’ajoute aussi la nécessité de préserver les Européens des fléaux prolétarien (bolchevisme) et totalitaire (le fascisme a triomphé en Italie).
En France, le courant européiste naît au début des années trente avec des sources intellectuelles plus complexes. Il s’inspire à la fois des traditions proudhoniennes et libertaires du mouvement ouvrier du XIXe siècle et de la pensée personnaliste d’Emmanuel Mounier avec sa revue Esprit. Il influence des personnalités du monde politique et intellectuel aussi diverses qu’Édouard Herriot, Léon Blum, Paul Claudel, Paul Valéry, Miguel de Unamuno et Edouard Benes. Plus Alexis Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay [connu en littérature sous son pseudo de Saint-John Perse] qui rédigea un mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne présenté - sans succès - à la SDN.
L’Autriche-Hongrie, un modèle pour l’Union européenne ?
En dépit de ses défauts, l’Autriche-Hongrie multinationale et multiculturelle est apparue comme une référence quasi-subliminale pour des courants intellectuels politiques opposés mais qui tous se retrouvent dans l’idée européiste.
Ce n’est pas par hasard que le Mouvement paneuropéen fut fondé à Vienne, l’ancienne capitale de l’Empire. Il y réunit son premier congrès en 1926 autour d’une personnalité éminemment kakanienne, le comte Richard de Coudenhove-Kalergi (1894-1972). Il sera le véritable mentor idéologique de la construction européenne durant plusieurs décennies. Fils d’un diplomate de l’Empire austro-hongrois et d’une aristocrate japonaise, polyglotte (il parlait seize langues), il passe en partie son enfance en Bohême puis s’installe à Vienne et émigre en Grande-Bretagne avant l’Anschluss.
Il publie en 1923 son ouvrage Paneuropa traduit en français en 1926. Il y développe, trente années avant la création de la CECA, l’idée de réunir les industries charbonnières et sidérurgiques allemandes et françaises ! C’est lui aussi qui propose la création d'un hymne européen à partir de L’Ode à la joie issue de la Neuvième Symphonie de Beethoven !
Au-delà des anecdotes, on peut s’interroger néanmoins sur l’armature démocratique de l’Europe fédérale proposée.
Dans un ouvrage ultérieur [Praktiker Idealismus, Wien 1925], Coudenhove-Kalergi prône, « au-dessus du peuple », la création d'une élite engendrée grâce à un eugénisme fondé sur des unions amoureuses libres réservées à une noblesse « purifiée de tous ses éléments faibles en volonté et pauvres en esprits ».
Ainsi, « seule sera libre l’alliance des hommes les plus nobles avec les femmes les plus nobles, et inversement, les personnes de valeur moindre devront se satisfaire de personnes de valeur moindre [et] la nouvelle noblesse de reproduction du futur n’émergera donc pas des normes artificielles de la culture de castes humaine, mais plutôt des lois divines de l’eugénisme érotique. Le classement naturel de la perfection humaine remplacera le classement artificiel du féodalisme et du capitalisme ».
Coudenhove-Kalergi tient encore des propos de nature à alimenter les pires fantasmes complotistes : « De l’européenne humanité de quantité, qui ne croit qu’au chiffre, qu’à la masse, se distinguent deux races de qualité : la noblesse de sang et le judaïsme. Séparées l’une de l’autre, chacune demeure fixement rivée à sa croyance en sa plus haute mission, en son meilleur sang, en une différence de rang humaine. Dans ces deux races avantagées hétérogènes réside le noyau de la noblesse européenne du futur ».
On retrouve ici l’idée d’un élargissement de la caste nobiliaire qui structurait la Kakanie. Sans adhérer à la démocratie mais en rompant le tabou antisémite kakanien,
En mai 1939, durant un voyage aux États-Unis, lors d’une conférence sur « L’Europe de demain », Richard de Coudenhove-Kalergi résume sa doxa européenne, cette fois débarrassée de ses oripeaux eugénistes, malvenus à l’heure où le nazisme menace l’Europe.
On retrouve dans cette conférence le rappel de principes humanistes et pacifistes alors menacés ainsi que de nombreux autres principes imprégnés de l’esprit « post-kakanien » comme l’idée de « reconstruire, après la guerre, une Europe unie, une Europe égale où les peuples et les races seraient égaux et non humiliés comme dans le Traité de Versailles ».
Il s’agit aussi de « mettre fin à la souveraineté illimitée des États d’éviter cette anarchie européenne à trente États » tout en créant une Europe « qui ne soit pas fondée uniquement sur une coopération économique et une unité monétaire [et] possédant une force armée commune ». Bref, « une fédération européenne qui remplacerait la Société des Nations » à laquelle s’ajoute une « mystique européenne [dont les] racines sont à chercher dans la culture classique européenne, la foi chrétienne et la conception de l’honneur des chevaliers médiévaux ».
Cette pensée européenne fédéraliste n’est pas en contradiction avec les survivances de la Kakanie. Même au point de vue de l’organisation économique dans la mesure où la zone de libre-échange, l’union douanière, la libre circulation intérieure, la monnaie et la frontière extérieure commune sont autant de caractéristiques de l’ancien empire austro-hongrois. À quelques nuances près cependant.
On ne peut ainsi comparer la « Habsbourg Treue », expression du loyalisme dynastique de la foi en les Habsbourg, au dogme bruxellois de la « concurrence libre et non faussée ».
D’autant qu’au fil des années, à la différence de l’Union européenne d’aujourd’hui largement ouverte au monde parfois même à ses dépens, l’Autriche-Hongrie s’effaça des échanges mondiaux. Tel un empire continental, elle en vint à exploiter sur son propre territoire ses colonies slaves et roumaines (note).
L’empreinte de la Kakanie dans les paysages et de sa bureaucratie dans les esprits
L’héritage kakanien s’inscrit fortement dans le paysage. Si le style éclectique des édifices publics de la Troisième République marque les agglomérations françaises tout comme le style néo-roman rhénan wilhelmien est manifeste de l’Alsace-Moselle (voir la gare de Metz) à la Pologne occidentale, le cachet François-Joseph imprègne toujours les paysages urbains de l’Europe centrale et d’une partie de l’espace balkanique.
Bâtiments administratifs, casernes, gares et immeubles bourgeois portent la marque indéniable de l’ancien empire des Habsbourg, de Trieste la latine à l’Ouest et Brasov la roumaine à l’Est. De Cracovie la polonaise au Nord jusqu’à la bosniaque Sarajevo au Sud coexistent minarets, édifices ottomans et constructions semblables à celles des autres villes de l’ex-Empire.
L’empreinte dans les esprits et l’organisation sociale n’est pas moindre. L’écrivain triestin Claudio Magris considère que « la société mittel-européenne [de l’époque de la Double Monarchie) a trois facettes : supranationalité, bureaucratie et joie de vive ».
Plus que le cosmopolitisme ou l’opérette viennoise, la tradition bureaucratique est la plus prégnante. À tel point qu’on a pu voir dans l’atmosphère cauchemardesque de l’œuvre de Kafka, avec ses personnages déracinés en prise avec des forces supérieures anonymes, une réminiscence de la Kakanie. Bien avant que le terme ne soit inventé par Musil !
Cette tradition bureaucratique a subsisté dans les États qui ont succédé à l’Autriche-Hongrie avec des cadres « locaux » formés sous l’Empire. Les pays du « socialisme réel » de l’époque communiste (1945-1989) n’ont fait que la reprendre et l’amplifier.
L’Union européenne dont on moque la frénésie normative l’aurait-elle aussi intégrée ? Eurostat, l’Office Statistique de l’Union, apparaît comme le digne successeur des annuaires statistiques de l’Autriche-Hongrie, jugés les meilleurs au monde avant 1914. En dépit de leurs ambiguïtés concernant les appartenances nationales et religieuses, quitte à en créer de toutes pièces tels les Ruthènes (note).
Ces ambigüités se retrouvent dans les directives européennes concernant les langues et appartenances régionales. Ce qui n’est pas sans susciter un malaise dans les États-nations unifiés, la France, en premier lieu.
Si l’on se moque volontiers des difficultés à faire avancer des initiatives et des projets dans l’Union européenne, la situation n’a rien à voir avec l’immobilisme de la Kakanie.
Cet immobilisme n’était pas lié à la seule lourdeur bureaucratique mais à une situation structurelle dans laquelle chaque avancée institutionnelle était à hauts risques du fait que l’empire, formé de deux royaumes et de douze nationalités, reposait sur un équilibre aussi subtil que fragile. Aussi, il convenait de ne toucher à rien.
La perspective du suffrage universel dans le royaume de Hongrie aurait à elle seule fait écrouler l’édifice en cassant le monopole électoral d’une noblesse d’Ancien Régime garante de la fidélité à l’Empereur.
L’archiduc Charles, qui succède à François-Joseph en novembre 1916, souhaiterait convertir l’empire au fédéralisme mais le contexte politique et surtout militaire (on est au cœur de la Grande Guerre) ne permet pas d’y songer.
Cette vision fédéraliste sera néanmoins régulièrement mise en avant par les nostalgiques de la Kakanie, estimant qu’elle aurait pu sauver la construction des Habsbourg… comme par les fédéralistes européens qui en font un modèle d’avenir.
Dans cet esprit, Otto de Habsbourg-Lorraine (1912-2011), petit-neveu direct de François-Joseph et fils aîné de Charles Ier, a suivi la tradition familiale.
Il est devenu député européen de la CSU bavaroise, puis a succédé à Richard de Coudenhove-Kalergi à la tête du Conseil de l’Europe en 1972. Il a ardemment pris fait et cause en faveur du projet européen comme de son élargissement vers l’Europe centrale puis vers l’Ukraine dès la « Révolution orange » de 2004. Ce qui le reliait à son cousin, le sulfureux aventurier Guillaume de Habsbourg (1895-1948) qui avait épousé dès 1918 la cause nationaliste ukrainienne.
En juillet 2011, ses obsèques se déroulèrent dans la plus pure tradition. Il fut inhumé dans la crypte de la chapelle impériale viennoise en présence des représentants des États successeurs et des monarques régnants ou déchus d’Europe centrale et des Balkans. Ce jour-là, Kakanie, Union européenne et Vatican se sont réunis dans l’hommage au dernier empereur.
L’Autriche-Hongrie est « l’État catholique par excellence, le plus puissant rempart de la religion [...] plus solide champion de l’Église dans la lutte contre les orthodoxes », expliquait le pape Pie X élu en 1903 et qui mourra en août 1914 au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Prélat vénitien, pétri de phobie envers les Slaves de l’Adriatique, il avait couronné son pontificat avec le Congrès eucharistique de Vienne. En pleines guerres balkaniques (1912) culmine alors « l’agressivité antiserbe de l’empire agonisant », selon les termes d’un diplomate français, Joseph de Fontenay, attaché d’ambassade français à Budapest de 1906 à 1914. (Annie Lacroix-Riz, « Le Vatican, l’Europe et le Reich », Armand Colin, 2010).
Son successeur Benoît XV, connu pour sa note pontificale : « Aux chef des peuples belligérants », publiée en août 1917, reste sur la même ligne. Publiée quatre mois après l’entrée en guerre des États-Unis, sa note sera froidement reçue par les gouvernements de l’Entente. Considérée comme « proposant une paix allemande, basée sur le statu quo », selon les termes de l’Ambassadeur de France à Washington.
Quand le conflit s’achemine vers la défaite des Empires centraux, la diplomatie vaticane se démène en tentatives de sauvetage de l’Autriche-Hongrie. Le cardinal Federico Tedeschini, substitut à la Secrétairerie d’État du Vatican, voit dans les soulèvements nationaux qui fracturent l’Empire, « un mouvement essentiellement maçonnique en vue de la destruction du trône des Habsbourg et [...] un nouveau coup porté contre le Saint-Siège ». Il qualifiera les Traités d’après-guerre de « Paix de vengeance », argument qui fera flores en Allemagne et dans les pays vaincus.
Il faut attendre l’échec des deux tentatives de restauration de Charles Ier de Habsbourg sur le trône de Hongrie, en 1920 et 1921, pour que le Saint-Siège accepte le statu quo en Europe centrale et balkanique.
Trois décennies et une seconde guerre mondiale plus tard, on constate le rôle majeur de la mouvance démocrate-chrétienne dans le processus de construction de l’Union européenne. Un courant qui s’est associé à la social-démocratie même s’il est difficile d’apparenter le SPD allemand et la SFIO française de la fin des années 1950 à l’« austro-marxisme » de l’époque Kakanienne. Comme dans l’Empire bicéphale déclinant avec le Parti Chrétien Social et le Parti Ouvrier Social-Démocrate, si ces deux courants se combattent parfois, ils restent les piliers historico-politiques du système européen.
Vos réactions à cet article
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Doc7438 (20-06-2024 08:04:38)
Il me semble dommage que ne soit pas évoqué ici le rôle du monde maçonnique dans l'évolution dans Empires Centraux puis la "construction européenne"... Même si c'est peut-être hors sujet (ce d... Lire la suite
Dettai (06-06-2024 15:06:44)
Petite correction : "Brasov la roumaine" -> Jusqu’au début du XXe siècle, Bra?ov eut une population germanophone majoritaire et roumaine minoritaire.