Adam Smith (1723 - 1790)

La Richesse des Nations

Le 9 mars 1776 est publié à Glasgow, en Écosse, un ouvrage d'apparence aride, Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations (en abrégé La Richesse des Nations).

Son auteur est lui-même un vieux garçon de 53 ans aux moeurs austères, ancien professeur de philosophie morale de l'Université de Glasgow, déjà connu comme l'auteur d'une aussi volumineuseThéorie des sentiments moraux (1759). C'est aussi un conférencier apprécié de ses étudiants et un homme des « Lumières ».

Malgré ces prémices peu engageants (ou à cause d'eux), la postérité va ériger Adam Smith en fondateur de la science économique moderne. Quant à La Richesse des Nations, elle va devenir le miroir dans lequel aimeront à se reconnaître les entrepreneurs de l'ère industrielle, la nôtre.

André Larané

Un professeur très ordinaire

Adam Smith est né en 1723 à Kircaldy, en Écosse. Orphelin de père, il est enlevé par une bohémienne à l'âge de trois ans... et heureusement retrouvé dans un bois voisin.

Portrait d'Adam Smith (1723-1790) par un artiste inconnu, connu sous le nom de portrait Muir d'après la famille qui le possédait autrefois, vers 1800, Édimbourg, Galerie nationale d'Écosse..Il publie un recueil de poèmes à 25 ans et décroche un peu plus tard une chaire de logique avant de glisser vers celle de philosophie morale à l'Université de Glasgow. Il entretient une relation d'amitié déférente avec David Hume, célèbre penseur écossais de douze ans son aîné, dont il partage le détachement à l'égard de la religion officielle.

Dans la Théorie des sentiments moraux, il s'interroge sur la façon dont les êtres humains forgent leur jugement sur ce qui est bien ou mal. L'ouvrage recueille un succès immédiat en Europe. Il est aujourd'hui occulté par La Richesse des Nations mais n'en demeure pas moins essentiel à la compréhension de la pensée de Smith.

En 1763, Adam Smith quitte l'Université et entreprend son premier et unique voyage en Europe, comme tuteur d'un jeune noble. Ce « Grand Tour » lui donne l'occasion de rencontrer les sommités du « Siècle des Lumières », malgré sa médiocre connaissance du français, la langue des salons du XVIIIe siècle. Il voit ainsi François Quesnay à Paris, et même le vieux Voltaire, près de Genève.

Sa rencontre avec Quesnay et ses disciples « physiocrates » sera sans doute décisive dans la gestation de sa pensée, même s'il s'éloigne assez vite de leurs thèses relatives à la prépondérance de l'agriculture sur l'industrie.

Peut-être Smith a-t-il aussi rencontré Anne-Robert Turgot. Intendant de la généralité de Limoges et ami des physiocrates,

Turgot est un penseur dont l'intelligence, l'originalité et l'audace s'exprimeront en 1766 dans un court opuscule dont le titre annonce le chef d'oeuvre d'Adam Smith : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. Outre la proximité du titre, on découvre dans cet essai plusieurs idées que développera aussi Adam Smith dans l'ouvrage qu'il publiera dix ans plus tard : partage des tâches dans l'industrie, distinction entre coûts de production et prix du marché, etc. Mais personne n'a encore établi de filiation entre les deux ouvrages.

C'est à l'été 1764, lors de son passage à Toulouse, que, se mourant d'ennui, Adam Smith entame l'écriture de La Richesse des Nations. De retour chez lui, il en achève la rédaction et le publie enfin. Puis il devient commissaire des douanes...

Par un curieux paradoxe, ce partisan du libre-échange et de l'économie de marché est dès lors conduit à appliquer les lois protectionnistes votées par le Parlement britannique ; qui plus est, ce prophète de l'ère capitaliste et du règne du profit lègue à sa mort, le 17 juillet 1790, tous ses biens à des entreprises caritatives.

La révolution d'Adam Smith

Adam Smith est pétri de la pensée des « Lumières », qui place l'individu au coeur des préoccupations et se pique de tisser des liens entre les aspirations individuelles et les comportements sociaux. C'est une nouveauté radicale par rapport à la pensée médiévale qui voyait la société et l'individu subordonnés aux préceptes divins ou à l'autorité hiérarchique.

Dans le domaine économique, les « Lumières » mettent à mal le mercantilisme. Selon cette doctrine en vogue au XVIIe siècle, la seule chose qui importe en matière d'économie est d'accroître la quantité de numéraire (métaux précieux) en circulation dans le pays.

L'apparition de la machine à vapeur de James Watt (1769) et les débuts de la révolution industrielle portent un coup fatal à cette doctrine et ouvrent la voie au libéralisme moral d'Adam Smith, lequel, soulignons-le, est aussi éloigné du néolibéralisme de ce début du XXIe siècle que le socialisme scandinave l'était du socialisme soviétique.

- La division du travail :

Adam Smith assiste au décollage économique de la Grande Bretagne. Le premier, il comprend l'importance de la division du travail, fondement de l'industrie moderne : « Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse, et de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail » (Livre Premier, chapitre premier, La Richesse des Nations).

Lui-même illustre le phénomène par l'exemple d'une manufacture d'épingles : un homme seul, si habile soit-il, est incapable de fabriquer une épingle ; mais si toutes les étapes élémentaires de la fabrication sont réparties entre autant d'hommes, ceux-ci peuvent ensemble, sans talent particulier, en produire un grand nombre à un coût tout à fait raisonnable... Encore faut-il pouvoir vendre toutes ces épingles ! Cela implique une zone de chalandise aussi étendue que possible, donc la réduction des droits de douane et le libre-échange.

Règne de la loi et intérêt général

L'économiste a aussi le privilège de naître à l'aube de la démocratie politique, dans un État qui respecte les droits individuels (l'Habeas Corpus date de 1689) et la liberté d'expression, où les citoyens se plient à la loi commune.

La Grande-Bretagne a ainsi pu se développer parce que ses lois imposaient le respect des contrats entre individus. D'autre part, elles ne permettaient pas que des décisions arbitraires de la puissance publique ou de tout autre puissance viennent entraver les initiatives des particuliers.

Ces lois orientent l'intérêt particulier de chacun dans le sens de l'intérêt général...

Baignant dans cet environnement protodémocratique, Adam Smith en tire son plus fameux concept, celui de la « main invisible », lequel doit beaucoup, il est vrai, à un petit texte irrévérencieux publié un demi-siècle plus tôt par un médecin, Bernard Mandeville : La Fable des Abeilles, vices privés, bénéfices publics.

Selon cette fable, le vice (s'enrichir et dépenser à tout va) génère la prospérité générale au contraire de la vertu (vivre chichement). Encore faut-il, précise l'auteur, qu'il y ait un État qui réprime les excès...

La « main invisible »

Au départ du concept de « main invisible », il y a l'idée morale (ou plutôt amorale) que chacun, sous toutes les latitudes et dans toutes les couches de la société, est guidé par son intérêt personnel : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leur intérêt. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage » (Livre Premier, chapitre 2, La Richesse des Nations).

Dans une société libérale comme l'est la Grande-Bretagne du temps d'Adam Smith, un entrepreneur sert la collectivité sans en avoir conscience, tout en travaillant pour son profit personnel : « En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler » (Livre 3, chapitre 3, La Richesse des Nations).

Le moraliste Adam Smith, indifférent en matière religieuse, emploie ici l'expression « main invisible » de façon quelque peu ironique, en référence à la « main de Dieu » que les prédicateurs chrétiens de son temps ont toujours à la bouche. Contrairement à un contresens contemporain, que l'on retrouve tant chez les néolibéraux que chez les néomarxistes, la « main invisible » n'est pas un pur esprit. C'est une métaphore qui désigne un ensemble de règles sans lesquelles il n'y aurait pas de vie sociale ou tout bonnement de civilisation. 

Pour qu'il y ait production et échanges, il faut en premier lieu que le boucher, le marchand de bière et le boulanger soient assurés de produire de la viande, de la bière et du pain sans être dépouillés à un moment ou un autre par des malfrats ; il faut aussi que la monnaie reçue de leurs clients soit de bon aloi, convertible et échangeable contre d'autres biens. Si Adam Smith n'explicite pas davantage ces préalables, c'est qu'ils lui paraissent évidents, naturels et couler de source dans la Grande-Bretagne de la fin du XVIIIe siècle.

Les Anglais et leurs voisins d'outre-Manche ont mis en place au cours du dernier millénaire des États forts et redoutés qui imposent à tous de manière relativement équitable le respect de la loi (rule of law). Cette loi commune (common law) est elle-même fondée sur des lois et coutumes stables et éprouvées, sanctifiées par le temps. Cet État fort et ces lois stables et consensuelles génèrent la confiance en ses concitoyens et en l'avenir sans laquelle il n'est pas concevable de produire et commercer.

- Rapports entre maîtres et ouvriers :

Lucide, Adam Smith constate l'inéquité qui prévaut en son siècle entre les maîtres et les ouvriers, les seconds étant impuissants à faire valoir leurs revendications : « C'est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres, donner le moins qu'ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.
Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l'avantage dans le débat, et imposer forcément à l'autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu'elle l'interdit aux ouvriers. Nous n'avons point d'actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. »
(Livre I, Chapitre 8 : Des salaires du travail).

Cette situation a pu s'améliorer à la fin du XIXe siècle avec la légalisation des syndicats et du droit de grève. Cela dit, ces droits sont devenus vains au XXIe siècle avec un libre-échange qui permet aux patrons de mettre en concurrence les travailleurs de toute la planète et de casser ainsi les salaires (sans comprendre qu'ils cassent aussi la demande qui est le ressort de l'activité).

- Le marché :

Dans son premier livre comme dans son second, Adam Smith fait des comportements individuels le moteur de la vie sociale. Il ne sert à rien à la puissance publique de vouloir les ignorer ou les contraindre. Il faut les orienter au mieux de l'intérêt général en usant de lois incitatives (flatterie, intérêt).

En cela, Adam Smith se distingue de la majorité de ses suiveurs, qui assimilent l'être humain à un homo aeconomicus sans âme.

C'est le cas de Karl Marx, pour qui toute la vie sociale et politique est subordonnée à l'« Économique » (facteurs de production), aussi bien que des économistes néolibéraux de ce début du XXIe siècle, qui idolâtrent le « Marché » et voient dans une concurrence libre et sans contrainte la clé du bonheur universel.

Pour Adam Smith, le marché est ce que les hommes veulent qu'il soit. Il est vertueux dans une société vertueuse et mafieux dans une société mafieuse. Chaque individu agit selon ses capacités dans le sens le plus favorable que lui indique la société. À Kinshasa ou Palerme, dans un État délétère, l'individu talentueux cherche fortune dans le crime. À Vancouver ou Stockholm, dans un État respectueux de la loi, il se tourne vers la création d'une entreprise de services avec pignon sur rue.

En ce début du XXIe siècle, à l'heure de la mondialisation néolibérale, que reste-t-il de cette pensée des « Lumières » ? Est-elle dépassée ?


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Conan Doyle (1859-1930)
Publié ou mis à jour le : 2024-04-15 07:26:56
pierre (06-03-2017 15:12:27)

c'est bien de rappeler l'origine conceptuelle du capitalisme avec Adam Smith. Il faudrait faire egalement un article sur Ricardo.. Bon de rappeler egalement que l'interet individuel agregé a d'autres... Lire la suite

Linaura Catalina (06-03-2017 10:56:10)

et moi je dirais que le LIBERALISME et le système économique libérale, ont AUJOURD HUI des connotations inscrites dans une réalité sauvage, d'où un éventail très large des sens et non des plus... Lire la suite

Garr (08-03-2012 23:53:47)

Citer éternellement Marx et Keynes n'est pas suffisant. J'aimerais vous voir vous intéresser à Walter Eucken, contemporain de Keynes que l'université française préfère oublier (il est allemand)... Lire la suite

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