12 mai 1776

Le renvoi de Turgot

Le 12 mai 1776, le roi Louis XVI renvoie son ministre, Anne Robert Turgot.

Né en 1727, cet homme des  «Lumières» était l'ami du jeune Condorcet et du vieux Voltaire mais aussi des «physiocrates», disciples de François Quesnay et partisans du libéralisme économique («laissez faire, laissez passer !»). Il avait développé une pensée économique originale et d'avant-garde au fil de divers essais, dont Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766) qui allait inspirer l'ouvrage majeur d'Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations (1776).. 

Intendant de la généralité de Limoges, l'une des plus pauvres du royaume, de 1761 à 1774, Turgot avait pu mettre en pratique ses théories en stimulant l'activité locale par tous les moyens.

Désireux de se concilier le clan «philosophique», le roi fait appel à lui dans les semaines qui suivent son avènement, en juillet 1774. Turgot devient ministre de la Marine dans le gouvernement du ministre d'État Maurepas, avec en charge l'un des plus gros budgets de l'État, puis le 24 août 1774, il accède à la fonction primordiale de contrôleur général des finances.

D'emblée, dans une longue lettre écrite de Compiègne, le fougueux réformateur ose avertir le roi en ces termes : «Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté, de votre bonté même, considérer d'où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans».

Un État pauvre dans un pays riche

À la fin du XVIIIe siècle, en France, les impôts directs rapportent 190 millions de livres par an au Trésor.

Ils pèsent de façon écrasante sur les catégories les plus modestes (paysans) et sont détournés de multiples manières par les agents du roi.

C'est encore pire pour les impôts indirects. Le plus impopulaire est la gabelle. Cet impôt porte sur le sel, un condiment indispensable à la vie (conservation des aliments par salaison, assaisonnement...), dont l'État a le monopole de la vente.

Il rapporte 120 millions de livres par an aux fermiers généraux qui en font la collecte mais l'État n'en perçoit au final que 40 millions. Une partie de la différence va grossir la fortune personnelle des fermiers généraux.

Malgré ces prélèvements fiscaux importants, les caisses du gouvernement sont vides.

Une partie du budget est absorbée par les pensions des courtisans qui vivent grassement à la cour de Versailles autour du roi et des princes du sang. Au total pas moins de 15 000 personnes qui isolent le roi et le maintiennent dans l'ignorance de la situation du royaume.

La crise de l'État est d'autant plus paradoxale que la France est le pays le plus riche et le plus puissant d'Europe. Ses industriels, ses marins et ses négociants tiennent la dragée haute aux Anglais et aux autres Européens.

Un libéral avant l'heure

À son arrivée au ministère des Finances, Turgot découvre une situation périlleuse avec un déficit de 22 millions de livres assez important pour que son prédécesseur, l'abbé Terray, ait recommandé la banqueroute.

Turgot veut éviter cette solution par laquelle l'État se reconnaît incapable de rembourser ses créanciers, car elle ruinerait la confiance du public et rendrait impossible tout nouvel emprunt.

Il fait quelques économies en taillant dans les dépenses de la Maison du roi et en supprimant les corps de parade. Lui-même renonce à une partie des revenus que l'usage concède au contrôleur général des finances, notamment au «pot-de-vin» (sic) versé par la Ferme générale.

Mais comme cela est loin de suffire, il engage aussi des réformes audacieuses pour faire rentrer les impôts et libérer l'économie des entraves administratives.

Les spéculateurs manipulent le peuple

Un édit du 13 septembre 1774 met fin à «l'emprisonnement du blé» en supprimant les droits de douane intérieurs sur le commerce du blé et en introduisant la libre circulation du grain.

François-Philippe Charpentier, Le Fermier brûlé ou la famille pauvreIgnorant des principes de l'économie, le peuple croit cependant que cette liberté de circulation va aggraver les disettes. Une augmentation momentanée du prix du blé donne du crédit à ses craintes et provoque une série d'émeutes dans les villes, la «guerre des farines».

Cela commence sur le marché de Dijon où le gouverneur de la ville, méprisant, conseille aux mécontents d'«aller brouter l'herbe nouvelle» ! Le 2 mai, 8 000 manifestants envahissent même le château de Versailles. De son propre chef, le capitaine des gardes leur promet que le blé serait désormais à nouveau taxé et les manifestants se retirent. Le lendemain, les émeutes atteignent Paris. Turgot fait manoeuvrer les troupes du maréchal de Biron. 160 émeutiers sont arrêtés et deux malchanceux finissent sur la potence. L'un a 28 ans, l'autre 16. L'affaite émeut le roi lui-même.

Les amis du ministre soupçonnent les spéculateurs comme le richissime prince de Conti d'avoir manipulé les manifestants et de les avoir excités contre Turgot. En effet, leur fortune, provenant des limites à la circulation des grains, s'accroît lorsqu'ils provoquent ainsi artificiellement des pénuries localisées. Mais sans doute ces soupçons sont-ils sans fondement comme l'a montré Edgar Faure (La Disgrâce de Turgot, 1961), et l'on doit incriminer tout simplement l'exaspération d'un petit peuple désorienté par la concomitance entre un pain devenu hors de prix et l'abolition des règlements habituels qui pèsent sur le commerce des grains.

Turgot poursuit les réformes

En dépit de l'épreuve et d'une impopularité grandissante, le ministre n'en poursuit pas moins le train des réformes.

Le 5 janvier 1776, un édit supprime les corporations qui entravent la liberté d'entreprendre et l'initiative. Dans les semaines qui suivent, d'autres édits abolissent les corvées qui pèsent sur les paysans. Turgot prévoit de remplacer ces corvées destinées à l'accomplissement des travaux d'utilité publique par un impôt sur tous les propriétaires, la «subvention territoriale».

C'est un tollé chez les privilégiés qui ne supportent pas les Six Édits présentés au Conseil du Roi et en particulier le projet de subvention territoriale. Louis XVI cède à leur pression et prend le parti de renvoyer son ministre. La veille de son renvoi, celui-ci écrit au roi : «N'oubliez jamais, Sire, que c'est la faiblesse qui a mis la tête de Charles 1er sur un billot».

Necker et la fin des réformes

Sitôt Turgot parti, ses réformes sont balayées. Les corporations, qui freinent l'esprit d'entreprise sont rétablies... mais à titre facultatif. La corvée royale, qui permet de réquisitionner les paysans pour des travaux d'intérêt général, est aussi rétablie. Le projet d'impôt unique sur tous les propriétaires, dénommé subvention territoriale, passe à la trappe.

Joseph-Siffrein Duplessis, Portrait de Jacques Necker, 1781 (Palais de Versailles)Pour remplacer Turgot, le roi appelle à la direction générale du Trésor puis des finances Jacques Necker. Ce protestant genevois de 44 ans s'est enrichi dans la banque et son salon parisien est devenu un lieu de rendez-vous prisé de toute l'élite intellectuelle du temps. Lui-même s'est fait connaître par un Essai sur le commerce des grains où il a attaqué la politique de son prédécesseur et vanté les mérites d'une économie dirigée par l'État.

Au demeurant, Necker est aussi un philanthrope qui abolit la torture préalable destinée à obtenir les aveux. Avec sa femme, il fonde à Paris, rue de Sèvres, l'hôpital qui porte son nom, pour soigner les enfants malades.

Mais pour financer l'entrée en guerre de la France aux côtés des colons américains insurgés contre le roi d'Angleterre, Necker ne trouve rien de mieux que de lever des emprunts à taux élevé. Ces emprunts, en l'absence de réforme fiscale, accroissent de façon dramatique la dette de l'État. Pour trouver de l'argent et modifier l'assiette de l'impôt, Louis XVI va devoir convoquer les états généraux. Ce sont les prémices de la Révolution.

Camille Vignolle
Turgot vu par Marmontel

L'encyclopédiste et historiographe Jean-François Marmontel (1724-1799), proche de Voltaire, hostile à Rousseau et aux idées révolutionnaires, a écrit dans ses dernières années de volumineuses Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants (première édition en 1804).

Il y raconte de façon vivante les deux années chargées d'espoirs et de désillusions durant lesquelles Turgot exerça la charge de Contrôleur général des finance (ministre de l’Économie), du 24 août 1774 au 12 mai 1776.

Publié ou mis à jour le : 2022-05-11 17:17:27
Nicolas (14-05-2008 11:01:01)

Pour Fabienne, citation de Raymond Aron, (oui je n'ai pas le courage de réfléchir là, alors je cite): En France on ne fait jamais de réformes, juste une révolution de temps en temps. Puis il af... Lire la suite

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