1774-1776

Turgot vu par Marmontel

Jean-François Marmontel est un écrivain, poète, encyclopédiste, historiographe... bref un homme des Lumières, né à Bort-les-Orgues, près d'Ussel, le 11 juillet 1723, mort à Habloville, près de Gaillon, le 11 décembre 1799. Honoré par l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse, protégé de Voltaire, hostile à Rousseau et aux idées révolutionnaires, il écrit dans ses dernières années de volumineuses Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants (première édition en 1804).

Il y raconte de façon vivante les deux années chargées d'espoirs et de désillusions durant lesquelles Turgot exerça la charge de Contrôleur général des finance (ministre de l’Économie), du 24 août 1774 au 12 mai 1776.

Voici le texte, extrait du tome 3 de l’édition de 1891.

Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants (1804)

(...)  On avoit donné à Louis XV l’abbé Terray pour un ministre habile. Vingt ans d’exercice au Palais, au milieu d’une foule de plaideurs mécontens, l’avoient endurci à la plainte ; il ne l’étoit guère moins au blâme, et il se croyoit obligé par état d’être en butte à la haine publique. Maurepas l’éloigna, et mit à sa place Turgot, également recommandé par ses lumières et ses vertus. Celui-ci sentoit vivement que la réduction des dépenses, l’économie des revenus et des frais de perception, l’abolition des privilèges onéreux au commerce et à l’agriculture, et une plus égale distribution de l’impôt sur toutes les classes, étaient les vrais remèdes qu’il falloit appliquer à la grande plaie de l’État, et il le persuadoit sans peine à un roi qui ne respiroit que la justice et l’amour de ses peuples ; mais bientôt Maurepas, voyant que cette estime et cette confiance du jeune roi pour son nouveau ministre alloient trop loin, fut jaloux de son propre ouvrage, et s’empressa de le briser.

Dans un pays où tant de monde vivoit d’abus et de désordres, un homme qui portait la règle et l’épargne dans les finances, un homme inflexible au crédit, incorruptible à la faveur, devoit avoir autant d’ennemis qu’il faisoit de mécontens et qu’il en alloit faire encore. Turgot avoit trop de fierté et de candeur dans le caractère pour s’abaisser aux manèges de cour : on lui trouva de la roideur, on lui attribua des maladresses ; et le ridicule, qui, parmi nous, dégrade tout, l’ayant une fois attaqué, Maurepas se sentit à son aise pour le détruire. Il commença par écouter, par encourager d’un sourire la malice des courtisans. Bientôt lui-même il avoua que, dans les vues de Turgot, il entroit plus de l’esprit de système que du solide esprit d’administration ; que l’opinion publique s’était méprise sur l’habileté de ce prétendu sage ; qu’il n’avoit dans la tête que des spéculations et des rêves philosophiques, nulle pratique des affaires, nulle connoissance des hommes, nulle capacité pour le maniement des finances, nulles ressources pour subvenir aux besoins pressans de l’État ; un système de perfection qui n’était pas de ce monde et n’existoit que dans les livres ; une recherche minutieuse de ce mieux idéal auquel on n’arrive jamais ; et, au lieu des moyens de pourvoir au présent, des projets vagues et fantastiques pour un avenir éloigné ; beaucoup d’idées, mais confuses ; un grand savoir, mais étranger à l’objet de son ministère ; l’orgueil de Lucifer, et, dans sa présomption, le plus inflexible entêtement.

Ces confidences du vieillard, divulguées de bouche en bouche pour les faire arriver à l’oreille du roi, avoient d’autant plus de succès qu’elles n’étaient pas absolument dénuées de vraisemblance. Turgot avoit autour de lui des hommes studieux, qui, s’étant adonnés à la science économique, formoient comme une secte, estimable sans doute quant à l’objet de ses travaux, mais dont le langage emphatique, le ton sentencieux, quelquefois les chimères enveloppées d’un style obscur et bizarrement figuré, donnoient prise à la raillerie. Turgot les accueilloit et leur témoignoit une estime dont ils faisoient eux-mêmes trop de bruit en l’exagérant. Il ne fut donc pas difficile à ses ennemis de le faire passer pour le chef de la secte, et le ridicule attaché au nom d’économistes rejaillissoit sur lui.

D’ailleurs il était assez vrai que, fier de la droiture de ses intentions, Turgot ne se piquoit ni de dextérité dans le maniement des affaires, ni de souplesse et de liant dans ses relations à la cour. Son accueil était doux et poli, mais froid. On était sûr de le trouver juste, mais inflexible dans ses principes ; et le crédit et la faveur ne s’accommodoient pas de la tranquillité inébranlable de ses refus.

Quoiqu’en deux ans, par le moyen des réductions et des économies, il eût considérablement diminué la masse des anticipations dont le Trésor étoit chargé, on trouvoit encore qu’il traitait en maladie chronique l’épuisement et la ruine des finances et du crédit. La sagesse de son régime, ses moyens d’amélioration, les encouragemens et les soulagemens qu’il donnoit à l’agriculture, la liberté rendue au commerce et à l’industrie, ne promettoient que des succès lents et que des ressources tardives, lorsqu’il y avoit des besoins urgens auxquels il falloit subvenir. Son système de liberté pour toute espèce de commerce n’admettait dans son étendue ni restriction ni limites ; et, à l’égard de l’aliment de première nécessité, quand même cette liberté absolue n’auroit eu que des périls momentanés, le risque de laisser tarir pour tout un peuple les sources de la vie n’était point un hasard à courir sans inquiétude. L’obstination de Turgot à écarter du commerce des grains toute espèce de surveillance ressembloit trop à de l’entêtement. Ce fut par là que son crédit sur l’esprit du roi reçut une atteinte mortelle.

Dans une émeute populaire qu’excita la cherté du pain en 1775, le roi, qui avoit pour lui encore cette estime dont Maurepas était jaloux, lui donna toute confiance, et lui laissa tout pouvoir d’agir. Turgot n’eut pas la politique de demander que Maurepas fût appelé à ce conseil secret où le roi se livrait à lui, et, de plus, il eut l’imprudence de s’engager hautement à prouver que l’émeute était commandée. Le Noir, lieutenant de police, fut renvoyé sur le soupçon d’avoir été d’intelligence avec les auteurs du complot. Il est certain que le pillage des boutiques de boulangers avoit été libre et tranquille. L’émeute avoit aussi une marche préméditée qui sembloit accuser un plan ; et, quant au personnage à qui Turgot l’attribuoit, je n’oserois pas dire que ce fût sans raison. Dissipateur nécessiteux, le prince de Conti, plein du vieil esprit de la Fronde, ne remuoit au Parlement que pour être craint à la cour ; et, accoutumé dans ses demandes à des complaisances timides, un respect aussi ferme que celui de Turgot devoit lui paraître offensant. Il était donc possible que, par un mouvement du peuple de la ville et de la campagne, il eût voulu semer le bruit de la disette, en répandre l’alarme, et ruiner dans l’esprit du roi le ministre importun dont il n’attendoit rien. Mais, qu’il y eût plus ou moins d’apparence dans cette cause de l’émeute, Turgot n’en put donner la preuve qu’il avoit promise ; ce faux pas décida sa chute.

Maurepas fit entendre au roi que cette invention d’un complot chimérique n’était que la mauvaise excuse d’un homme vain, qui ne vouloit ni convenir ni revenir de son erreur ; et que, dans une place qui demandoit toutes les précautions de l’esprit de calcul et toute la souplesse de l’esprit de conduite, une tête systématique, entière et obstinée dans ses opinions, n’était pas ce qu’il lui falloit.

Turgot fut renvoyé (mai 1776), et les finances furent livrées à Clugny, lequel parut n’être venu que pour y faire le dégât avec ses compagnons et ses filles de joie, et qui mourut dans le ministère, après quatre ou cinq mois d’un pillage impudent, dont le roi seul ne savoit rien. Taboureau prit sa place, et, en honnête homme qu’il était, il s’avoua bientôt incapable de la remplir. On lui avoit donné pour second, sous le titre de directeur du Trésor royal, un homme dont lui-même il reconnut la supériorité. Sa modestie honora sa retraite. Et, en qualité de directeur général des finances, Necker lui succéda (...).

Extrait établi par Jean-Marc Simonet
Publié ou mis à jour le : 2018-11-27 10:50:14

Aucune réaction disponible

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net