C'est un regard parfois singulier mais toujours sincère que les artistes et écrivains de l'époque posèrent sur la Grande Guerre. Enrôlés avec enthousiasme ou à contre-cœur, ils vécurent comme des soldats parmi d'autres cette expérience dévastatrice et en rapportèrent des images ou des mots qui frappent encore par leur force.
L’insouciance brisée
Ils avaient tout pour réussir, à commencer par l’essentiel : le talent. Être artiste ou écrivain au début de 1914, c’est vivre à une époque où tout semble permis en matière de création. C’est un monde d’échanges, de discussions, d’expérimentation.
Capitale de l'avant-garde, Paris est une énorme ruche cosmopolite dans laquelle s'épanouissent des créateurs de tous horizons. Quelques mois auparavant, La Roue de bicyclette de Marcel Duchamp avait remis en cause l’idée même d’Art tandis que Picasso et ses compères cubistes continuaient à démolir les formes.
Le cinéma français, qui en entrant dans l’ère industrielle était devenu le plus important au monde, faisait le succès de Max Linder ou des Fantômas de Louis Feuillade.
En littérature, on discutait d’un certain Proust dont les phrases ne finissaient pas, on évoquait le mot « modernité » pour tenter de définir le style d’Apollinaire. Un bel optimisme, une envie de printemps régnait sur le monde des arts jusque dans les meubles puisque c’était l‘époque de l’Art nouveau et de ses courbes sensuelles.
Et soudain, tout s’est arrêté. Il a fallu partir au front, se donner d’autres priorités, laisser de côté la création. Mais pas pour longtemps : que se soit pendant le conflit ou après, écrivains comme artistes ont fini par retrouver leur art pour s’exprimer.
Avec leurs propres outils, pinceau ou plume, ils sont devenus témoins, prenant la parole au nom de tous ceux qui n’avaient pas les moyens de raconter la guerre, leur guerre.
Le coup d’arrêt
Alors qu’ils profitaient d’un vent de liberté, la guerre a en effet vite rattrapé ces différents groupes novateurs. En quelques mois ils voient leurs contacts s'éloigner, leurs contrats annulés et leur inspiration devenir dérisoire.
Cet étouffement de la modernité fait le bonheur de certains critiques qui voient là une bonne occasion de mettre fin à l'influence scandaleuse de ces peintres qui ne savent qu'aligner les carrés et déformer les silhouettes.
À bas le cubisme qui n'a fait que nuire à l'esprit français ! N'affirme-t-on pas, faussement d'ailleurs, qu'il vient d’Allemagne ? Pour les autorités, rien ne vaut des œuvres de style classique, même si leur soi-disant réalisme se refuse à montrer une guerre « sale ».
Les mots d'ordre : ne pas choquer et faire vibrer la fibre patriotique avec des symboles forts. Vive les Marianne exaltées et les caricatures des « boches » !
Entré au service de la propagande, Raoul Dufy est l'un de ceux qui tirent leur épingle du jeu en fondant en 1915 au Havre une société de création d'images patriotiques. Lui qui avait été tenté par le cubisme aurait pu mettre son talent au service de la « section de camouflage » créée la même année. Finalement, ces adeptes de la géométrie peuvent être utiles !
La guerre ? Quelle guerre ?
En fait, les autorités n'ont guère de souci à se faire : rares sont en effet les artistes qui cherchent à rendre compte de la guerre. Ce silence des peintres et sculpteurs peut s'expliquer par la difficulté de rendre compte d'un conflit à la dimension inédite, par la concurrence de la photographie ou la conviction qu'ils n'ont pas les moyens de traduire ce qu'ils ont vu.
Pour ceux qui veulent continuer à travailler, le poids de la culpabilité se fait d'autant plus ressentir qu'on leur fait comprendre que leurs petits problèmes de couleur sont bien antipatriotiques et fort éloignés des préoccupations du peuple.
Certains vont quand même poursuivre leurs recherches, comme Picasso auquel la nationalité espagnole a évité le front et qui en profite pour peindre des Arlequins... Il est en effet étonnant de constater que le Maître, qui ne cessait alors de correspondre avec Apollinaire ou Braque, en plein conflit, n'a pas laissé la guerre s'inviter sur ses tableaux. Était-elle trop éloignée ?
On peut aussi considérer son engagement dans le projet du ballet Parade, aux côtés de Jean Cocteau, comme une façon de se libérer des tensions qui l'étranglent.
Mais la réalisation est mal accueillie par beaucoup de critiques qui reprochent aux deux hommes trop de légèreté. Marcel Duchamp, installé aux États-Unis après avoir été réformé pour faiblesse cardiaque, ne peut lui aussi échapper aux remarques acides : comment peut-il s’amuser avec des urinoirs (Fontaine, 1917) pendant qu’on se bat pour le pays ?
C'est au contraire une véritable crise de conscience que connaît Henri Matisse, réformé pour raisons familiales. Dévoré par la culpabilité, il trouve refuge auprès de son chevalet : « Je crois remplir mon devoir de civil en travaillant le plus possible » (Lettre à Walter Pach, 1915). Fuir dans le travail...
Finalement on peut se demander si les deux amis, inventeurs de l'art moderne, n'ont pas eu la même réaction ?
Le traumatisme créateur
Le conflit contient aussi dans sa violence-même l'obligation de réfléchir à un nouveau style pour témoigner, comme le montre l'expression « Académie du cubisme » employée par Fernand Léger.
Mobilisé comme brancardier, Fernand Léger va multiplier non seulement les dessins sur le front mais aussi se servir de la guerre pour s'interroger sur l'Art : « Il y a dans ce Verdun des sujets tout à fait inattendus et bien faits pour réjouir mon âme cubiste. Par exemple, tu découvres un arbre avec une chaise perchée dessus. Les gens sensés te traiteront de fou si tu leur présentes un tableau composé de cette façon. Pourtant il n'y a qu'à copier. Verdun autorise toutes les fantaisies picturales » (Lettre à Louis Poughon).
Corps déstructurés, lignes fragmentées, omniprésence des machines... la guerre avait en effet de quoi nourrir le cubisme. Envoyé lui aussi au front dès les premières semaines, le mitrailleur Georges Braque est atteint un an plus tard par un éclat d'obus qui le plonge dans le coma. Trépané, démobilisé, il se remet au travail, profitant de la « parenthèse de la guerre » pour reprendre ses recherches sur le cubisme en se consacrant à la nature morte.
C'est aussi vers ce même mouvement artistique que se tourne Félix Vallotton pour créer son Verdun (1917) : trop vieux pour être mobilisé, le peintre nabis s'inspire ici d'images d'actualité pour produire un tableau unique dans son œuvre, censé répondre à ces questions : « Que représenter dans tout cela ? Peut-être les théories encore embryonnaires du cubisme s’y pourront-elles appliquer avec fruit ? »
Cette réflexion se prolongera avec notamment le futurisme italien qui mettra en avant, à l'instar de Gino Severini, machines, mouvement et vitesse.
L'horreur dans le fond des yeux
À l'opposé, certains artistes souhaitent non pas partir dans l'abstraction pour témoigner de ce qu'ils ont vécu mais montrer directement la mort, la destruction et ses conséquences sur l'Homme.
Le représentant le plus célèbre de ce courant est Otto Dix, peintre allemand qui, lui aussi, vécut les horreurs du front. Il en rapporta des images de cauchemar qu'il retranscrit sur la toile pour mieux tenter de les apprivoiser : « Je me faufilais dans mes rêves à travers des ruines dans les tranchées et boyaux. Il fallait que je me débarrasse de tout cela ».
Pour « s'en débarrasser », il choisit le courant expressionniste qui lui permet après-guerre de laisser sa subjectivité déformer la réalité pour mieux représenter la réalité dans toute son abomination. Il commence par accentuer les déformations jusqu'à aller vers la caricature (portefeuille La Guerre, 1924) avant de multiplier les détails macabres sous l'influence des chairs meurtries représentées par le peintre de la Renaissance Mathias Grünewald (triptyque La Guerre, 1929-1932).
Avec son célèbre Joueurs de skat (1920), Otto Dix livre une œuvre emblématique transformant l'atrocité des corps mutilés de ses trois gueules cassées en représentation grotesque des conséquences de la guerre.
La publication en 1924 d'un portefeuille de 50 eaux-fortes intitulé La Guerre, inspiré des Désastres de la guerre de Francisco Goya, est l'occasion pour Otto Dix de s'exprimer sur sa démarche :
« J’ai bien étudié la guerre. Il faut la représenter d’une manière réaliste pour qu’elle soit comprise. L’artiste travaillera pour que les autres voient comment une chose pareille a existé. J’ai avant tout représenté les suites terrifiantes de la guerre. Je crois que personne d’autre n’a vu comme moi la réalité de cette guerre, les déchirements, les blessures, la douleur. […] C’est que la guerre est quelque chose de bestial : la faim, les poux, la boue, tous ces bruits déments. C’est que c’est tout autre chose. Tenez, avant mes premiers tableaux, j’ai eu l’impression que tout un aspect de la réalité n’avait pas encore été peint : l’aspect hideux. La guerre, c’était une chose horrible, et pourtant sublime. Il me fallait y être à tout prix. Il faut avoir vu l’homme dans cet état déchaîné pour le connaître un peu » (Entretien avec Otto Dix, 1961, cité par Éva Karcher dans Otto Dix, 1992).
Les plumes massacrées
Si le monde de l'Art a été ébranlé par la guerre, le milieu littéraire, de son côté, a été très durement touché. Il est vrai qu'ils sont nombreux à être partis combattre, la fleur au fusil pour les uns, la rage au cœur pour les autres.
C'est Jean Cocteau le rêveur qui pense enfin tromper son ennui en participant au « grand bal », Louis Pergaud le pacifique qui veut prendre sa revanche sur « l'œuvre de 1793 », Blaise Cendrars l'étranger qui crée son propre centre de recrutement.
Ajoutons ceux qui ne veulent pas être laissés de côté comme Georges Bernanos le cavalier qui, réformé, se porte volontaire pour un régiment de dragons. Très vite, c'est l'hécatombe. Le poète mystique Charles Péguy est le premier à tomber, touché d'une balle en plein front, à peine un mois après le début des combats.
Quelques jours plus tard, c'est Alain-Fournier qui est porté disparu dans la Meuse. Son corps ne sera retrouvé que 77 ans plus tard dans une fosse commune. En avril 1915, c'est au tour d'un autre romancier, Louis Pergaud. A-t-il été victime de tirs français sur l'hôpital allemand où il avait été transporté ? On ne le saura certainement jamais.
D'autres vont rester marqués dans leur chair : on connaît la tragédie de Blaise Cendrars devenu poète manchot en 1915 après la perte de sa main droite, celle qui écrivait. Cette « main coupée » donnera le titre d'un texte autobiographique dans lequel il racontera son expérience au front.
Maurice Genevoix recevra trois balles, dans le bras et la poitrine, aux Éparges en 1915. Henri de Montherlant, lui, reviendra avec des éclats d'obus dans les reins tandis que Jean Giono sera gazé. Évoquons également la blessure à la tête de Louis-Ferdinand Céline qui lui valut une trépanation.
Pour Guillaume Apollinaire, c'est un éclat d'obus qui précipite la fin du conflit : « Et naguère, au temps des lilas, l'Éclat tempêta dans mon crâne ». Trépané lui aussi, il resta très fragile et devint une proie facile pour la grippe espagnole qui l'emporta en 1918, deux jours avant l'armistice.
Dans ce court texte écrit de la main gauche juste après la guerre puis illustré par Fernand Léger, Blaise Cendrars raconte comment il a été rattrapé par la guerre.
« Il faut nettoyer ça.[...] Me voici l’eustache [couteau] à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes se crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. La merveilleuse activité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la terre on ne travaille que pour moi. […] Et voilà qu'aujourd'hui j'ai le couteau à la main. L'eustache de Bonnot. "Vive l'humanité !" Je palpe une froide vérité sommée d'une lame tranchante. J'ai raison. Mon jeune passé sportif saura suffire. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité. J'ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l'homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci, je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre » (J'ai tué, 1918).
Raconter : un défi
À priori, un écrivain a les armes les plus efficaces pour raconter cette guerre. Mais face à l'indicible, nombre de ces plumes aguerries se sont retrouvées intimidées. Comment mettre en mots ces images, ces bruits, ces odeurs ? La grande majorité choisit la fiction, plus propre à reconstituer ambiances et faits authentiques.
Réorganisant leurs souvenirs, les auteurs vont livrer leur vision personnelle du conflit, estimant de leur devoir de témoigner de cette nouvelle forme de combat, faite de boue et de métal. On est loin des récits épiques d'autrefois visant à glorifier des héros. Les héros, ici, ce sont les simples soldats, les camarades.
Parmi les nombreux romans ayant pour cadre la Grande Guerre, citons Le Feu d'Henri Barbusse, prix Goncourt 1916, plaidoyer qui se veut pédagogique en attaquant le militarisme pour mieux appeler au socialisme.
Avec une intrigue similaire, les aventures d'une escouade en 1915, Les Croix de bois (1919) de Roland Dorgelès est davantage un récit désabusé sur la nature humaine. Maurice Genevoix choisit quant à lui la veine réaliste en s'appuyant sur ses carnets de guerre pour témoigner dans cinq livres, réunis sous le titre Ceux de 14.
De l’autre côté des frontières
Côté allemand, deux écrivains ont marqué la littérature de guerre : dans À l’Ouest rien de nouveau (1929), Erich Maria Remarque traduit sa vision d’un simple soldat, pacifiste, qui s’attache à raconter la guerre dans toute son horreur, quitte à jouer sur le pathos et multiplier les clichés. Gros succès populaire, il est à l’opposé d’Orages d’acier (1920) d’Ernest Jünger, récit autobiographique qui se veut froid, impartial.
Un peu plus au sud c’est Gabriele d’Annunzio, le grand poète italien, qui prend à 51 ans la plume pour se réjouir de sa mobilisation : « Je ne suis pas un lettré de l’espèce ancienne, avec une calotte et des pantoufles. Je suis un soldat, moi ». Il sera donc pilote tout en poursuivant ses mondanités à Venise mais son patriotisme et ses actions d’éclat lui permettront de sortir de la guerre avec l’image d’un héros.
Ernest Hemingway avait tout pour devenir lui aussi un héros : sa jeunesse et son enthousiasme qui lui permettent, à force d’obstination, d’incorporer la Croix-Rouge italienne. Gravement blessé en juillet 1918, il s’inspira de son séjour dans un hôpital milanais pour écrire un grand roman d’aventures où se mêlent guerre et d’amour, L’Adieu aux armes (1929).
Voix dissonantes
Raconter des combats semble, pour un romancier, le meilleur moyen de rendre compte de la guerre. Ce ne fut pourtant pas l’avis de tous, à commencer par Jean Giono qui, dans son Grand Troupeau (1931), ne se contente pas de dépeindre le front mais s'intéresse aussi aux familles laissées derrière, au village. Cette approche très humaine est à l'opposé de celle choisie par Joseph Kessel dont L'Équipage (1923) joue sur la fibre épique en mettant en scène un groupe d'aviateurs.
Ce roman de grands sentiments a certainement déplu à Céline qui, lui, a créé pour son Voyage au bout de la nuit (1932) un des plus célèbres anti-héros de la littérature : Bardamu. Ne cessant de maudire « cet abattoir international en folie » qu'est la guerre, il traverse avec un désenchantement caustique les champs de bataille, raillant l'état-major, ridiculisant le patriotisme, observant avec un pessimisme profond ses contemporains.
Son style parlé, teinté d'argot, va pour longtemps marquer la littérature : « Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière ».
Bardamu, simple soldat et narrateur de Voyage au bout de la nuit, se plaint de son général, avec un style très personnel...
« Allez donc le chercher son Barbagny [village où devait se trouver le régiment] dans la fin d'un monde ! Il aurait fallu qu'on sacrifiât pour le retrouver son Barbagny au moins un escadron tout entier ! Et encore un escadron de braves ! Et moi qui n'étais point brave et qui ne voyais pas du tout pourquoi je l'aurais été brave, j'avais évidemment encore moins envie que personne de retrouver son Barbagny, dont il nous parlait d'ailleurs lui-même absolument au hasard. C'était comme si on avait essayé en m'engueulant très fort de me donner l'envie d'aller me suicider. Ces choses-là on les a ou on ne les a pas. […]
Cette gueule d'état-major n'avait de cesse dès le soir revenu de nous expédier au trépas et ça le prenait souvent dès le coucher du soleil. On luttait un peu avec lui à coups d'inertie, on s'obstinait à ne pas le comprendre, on s'accrochait au cantonnement pépère tant bien que mal, tant qu'on pouvait, mais enfin quand on ne voyait plus les arbres, à la fin, il fallait consentir tout de même à s'en aller mourir un peu ; le dîner du général était prêt » (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932).
Mettre le cauchemar en vers
« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle » (« Eve »).
Lorsqu'il écrit ces vers, en 1913, Charles Péguy ignore bien sûr qu'il va sous peu faire partie de ceux qu'il honore.
Comme lui, Guillaume Apollinaire est parti au front sans appréhension, ravi comme un enfant qui découvre une nouvelle aventure. « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie / Avec ses chants ses longs loisirs » (« Adieu du cavalier ») assure-t-il en 1918, fasciné par l'ambiance de son régiment d'artillerie.
Bon camarade, il prend le temps d'écrire lettres, poèmes, calligrammes tout en continuant à jouer avec les mots : « J'ai tant aimé les Arts que je suis artilleur »... Rien ne semble pouvoir lui enlever son enthousiasme de gamin : « C'est épatant d'être militaire et je crois que c'est le vrai métier pour un poète [...]. Je deviens d'une brutalité merveilleuse ».
Devenu brigadier, en 1915, il fanfaronne moins : « On en a la nausée, les boyaux, les trous d'obus, les débris de projectiles et les cimetières ». Le 17 mars 1916, un éclat d'obus met fin à son métier de militaire.
L'approche de la guerre est bien différente chez Blaise Cendrars qui, d'engagé volontaire, est devenu un témoin sans indulgence :
« Je t’ai rogné les ailes, ô mon front explosible
Et tu ne veux pas du képi
Sur la route nationale
400 mille pieds battent des étincelles aux cliquetis des gamelles
Je pense
Je passe
Cynique et bête
Puant bélier » (« Shrapnells », 1914).
C'est cependant en prose, avec le texte de La Main coupée, que le poète amputé rédigera des années plus tard (1946) son œuvre la plus intense sur son expérience.
Publié dans le recueil Calligrammes, le poème « Désir » d'Apollinaire s'attache à peindre l'ambiance d'une nuit de veillée dans les tranchées, avant l'attaque.
« […] Entends la terre véhémente
Vois les lueurs avant d’entendre les coups
Et tel obus siffler de la démence
Ou le tac tac tac monotone et bref plein de dégoût
Je désire
Te serrer dans ma main Main de Massiges
Si décharnée sur la carte
Le boyau Gœthe où j’ai tiré
J’ai tiré même sur le boyau Nietzsche
Décidément je ne respecte aucune gloire
Nuit violente et violette et sombre et pleine d’or par moments
Nuit des hommes seulement
Nuit du 24 septembre
Demain l’assaut
Nuit violente ô nuit dont l’épouvantable cri profond devenait plus intense de minute
en minute
Nuit qui criait comme une femme qui accouche
Nuit des hommes seulement »
(« Désir », Calligrammes, 1918).
La cassure surréaliste
Pour Louis Aragon, tout jeune étudiant en médecine, la guerre est celle des corps martyrisés qu'il tente de sauver sur le front des Ardennes.
Avec son camarade d'études, André Breton, il tirera de cette expérience une volonté de rompre avec les anciennes conventions, de « ruiner la littérature » comme l'exprimera leur acolyte Paul Éluard, lui aussi infirmier militaire. Il faut mettre fin à l'idée de rationalisme qui a envoyé à une mort absurde des milliers d'hommes, il faut choquer cette bourgeoisie qui a demandé sans honte les pires sacrifices.
Les trois amis vont vite se reconnaître dans le mouvement Dada qu'a lancé en 1916 le suisse Tristan Tzara : « Nous voulons changer le monde avec rien […], nous voulons en finir avec la guerre avec rien ». Mais cette recherche du néant n'est pas au goût de tous.
En 1922, Breton et Aragon, auxquels s'est joint Philippe Soupault, rompent avec Tzara pour fonder le surréalisme qui revendique le pouvoir de création, met en avant le rôle de l'inconscient et demande un engagement politique.
C'est toute une génération qui, traumatisée par les horreurs de la guerre, s'est lancée dans l'aventure d'un cataclysme artistique pour mieux apprivoiser ses images de mort en fuyant dans le rêve.
Ce poème de Louis Aragon rend hommage aux soldats qui, comme lui, prirent le train pour rejoindre le front.
« […] Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous faite de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous baillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt
Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri »
(Le Roman inachevé, 1956).
La guerre de loin
Pour certains auteurs de l'époque, la guerre ne fut qu'une parenthèse. C'est le cas par exemple de Marcel Proust qui, de par sa santé fragile, n'a pas été appelé au front mais qui suit de façon presque obsessionnelle, depuis son lit, la progression des combats.
Faute d'y participer, il se fait témoin de l'ambiance du Paris de 1916 qu'il décrit dans Le Temps retrouvé, mais ne fera pas de la guerre un thème majeur de son œuvre, en grande partie pourtant publiée une fois la paix retrouvée. Pendant ce temps, François Mauriac, réformé, se morfond en apportant son aide à l'hôpital de Toul avant de rejoindre Salonique où il attrape le paludisme.
Colette, elle aussi, aurait bien aimé en voir un peu plus. N'est-elle pas journaliste ? C'est d'ailleurs avec cette casquette qu'elle part en 1915 à Verdun rejoindre son mari. Elle en rapportera des reportages de guerre qui seront publiés dans Le Matin.
Mais Colette, c'est aussi un regard sur la vie parisienne des années de conflit, sur les petites gens de l'arrière : « Il faut dire, il faut chanter leur courage, leurs mérites inattendus, leurs vertus toutes neuves qui fleurissent nombreuses et sans effort. Il faut les louer toutes, et celles qui “font quelque chose”, et celles qui ne font rien. Rien qu’attendre quelqu’un. Espérer, croire, qui ne font rien, sinon se taire, manquer de presque tout et ne pas le dire ».
S’il était trop jeune pour s’enrôler, Raymond Radiguet sut parfaitement mettre à profit la guerre pour se lancer en littérature. Son premier roman en effet, Le Diable au corps (1923), raconte l’infidélité d’une femme de soldat amoureuse d’un adolescent. Scandale ! Quel manque de respect pour nos combattants ! Le résultat ne se fit pas attendre : le livre eut un succès fou !
Dans Le Temps retrouvé, le baron de Charlus fait part de son étonnement face à la disparition subite de certaines de ses connaissances...
« C’est, du reste, une étrange chose, ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu’il prenait par moments. J’entends des gens qui ont l’air très heureux toute la journée, qui prennent d’excellents cocktails, déclarer qu’ils ne pourront aller jusqu’au bout de la guerre, que leur cœur n’aura pas la force, qu’ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu’ils mourront tout d’un coup, et le plus extraordinaire, c’est que cela arrive en effet. Comme c’est curieux ! Est-ce une question d’alimentation, parce qu’ils n’ingéreront plus que des choses mal préparées, ou parce que pour prouver leur zèle ils s’attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait ? Mais enfin j’enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt » (Le Temps retrouvé, 1927).
Bibliographie
La Grande Guerre des écrivains, d'Apollinaire à Zweig, textes choisis et présentés par Antoine Compagnon, éd. Gallimard (Folio Classique) 2014,
« Ceux de 14. Les Écrivains de la Grande Guerre », Le Figaro (hors-série), novembre 2020,
Claude Pommereau, Claire Maingon et Guillaume Picon, Écrivains et artistes face à la Grande Guerre, 2014, Beaux-Arts éditions.
Livres et documents
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Maurice (21-11-2020 00:04:38)
Un mot sur l'écrivain oublié, dans le discours présidentiel pour l'entrée au Panthéon de Maurice Genevoix (tout comme D'Dorgelès et Barbusse d'ailleurs) et aussi dans ce texte fort intéressant... Lire la suite