1914 - 1918

La Grande Guerre dans les arts et les lettres

C'est un regard parfois singulier mais toujours sincère que les artistes et écrivains de l'époque posèrent sur la Grande Guerre. Enrôlés avec enthousiasme ou à contre-cœur, ils vécurent comme des soldats parmi d'autres cette expérience dévastatrice et en rapportèrent des images ou des mots qui frappent encore par leur force.

Otto Dix, La Guerre, 1929-1932, Dresde, Galerie Neue Meister.

Le traumatisme créateur

Capitale de l'avant-garde, Paris est en 1914 une énorme ruche cosmopolite dans laquelle s'épanouissent les créateurs.

Fernand Léger, Soldat à la pipe, 1916, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen. En agrandissement, Georges Braque, La Mandoline, 1914, Allemagne, Ulm Museum. Quelques mois auparavant, Marcel Duchamp avait remis en cause l’idée d’Art tandis que les cubistes continuaient à démolir les formes.

Le cinéma français était devenu le plus important au monde et en littérature, on discutait des phrases à rallonge de Proust et de la modernité d’Apollinaire. Et soudain, tout s’est arrêté. Il a fallu partir au front, laisser de côté la création.

Mais très vite le besoin de s’exprimer a repris le dessus : que ce soit pendant le conflit ou après, écrivains comme artistes ont fini par retrouver leur art pour confier leur ressenti. Il est vrai que le conflit contient dans sa violence-même l'obligation de réfléchir à un nouveau style pour témoigner, comme l’explique Fernand Léger pour lequel « Verdun autorise toutes les fantaisies picturales ».

Corps déstructurés, lignes fragmentées, omniprésence des machines... la guerre avait en effet de quoi nourrir les cubistes comme Georges Braque qui profita de sa convalescence pour approfondir sa réflexion sur son Art, ou comme Félix Vallotton qui créa un Verdun (1917) inattendu dans son œuvre.

Otto Dix, Les Joueurs de skat, 1920, Berlin, Neue Nationalgalerie.À l'opposé, certains artistes souhaitent non pas partir dans l'abstraction pour témoigner de ce qu'ils ont vécu mais montrer directement la destruction et ses conséquences sur l'Homme. C’est le cas d’Otto Dix, peintre allemand qui rapporta du front des images de cauchemar qu'il retranscrit sur la toile pour mieux tenter de les apprivoiser.

Pour cela il choisit le courant expressionniste qui lui permet après-guerre de laisser sa subjectivité déformer la réalité pour mieux représenter la réalité dans toute son abomination, comme on peut le voir dans ses œuvres comme le triptyque La Guerre (1929-1932) et surtout son célèbre Joueurs de skat (1920).

Félix Vallotton, L’Église de Souain en silhouette, 1917, huile sur toile, National Gallery of Art, Washington. En agrandissement, Félix Vallotton, Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz, 1917, Paris, musée de l'Armée.

Les plumes massacrées

Cependant, certains artistes, parmi les plus grands, n’ont pas participé à ce mouvement, comme Picasso qui a évité le front grâce à sa nationalité espagnole et qui en profite pour peindre des Arlequins... Le Maître n'a pas laissé la guerre s'inviter sur ses tableaux. Était-elle trop éloignée ?

C'est au contraire une véritable crise de conscience que connaît Henri Matisse, réformé pour raisons familiales. Dévoré par la culpabilité, il trouve refuge auprès de son chevalet : « Je crois remplir mon devoir de civil en travaillant le plus possible ». Fuir dans le travail...

Blaise Cendrars, Engagé volontaire, 1914. En agrandissement, Blaise Cendrars après son amputation, en uniforme de légionnaire avec ses décorations, 1916.Partis combattre la fleur au fusil pour les uns, la rage au cœur pour les autres, les écrivains ont été eux aussi durement touchés.

C'est Jean Cocteau le rêveur qui pense enfin tromper son ennui en participant au « grand bal », Louis Pergaud le pacifique qui veut prendre sa revanche sur « l'œuvre de 1793 », Blaise Cendrars l'étranger qui crée son propre centre de recrutement.

Très vite, c'est l'hécatombe. Le poète Charles Péguy est le premier à tomber à peine un mois après le début des combats. Quelques jours plus tard, c'est Alain-Fournier qui est porté disparu dans la Meuse. En avril 1915, c'est au tour du romancier, Louis Pergaud, dont on ne connaîtra certainement jamais les circonstances de la mort.

D'autres vont rester marqués dans leur chair : Blaise Cendrars devient poète manchot en 1915 après la perte de sa main droite, traumatisme qu’il analyse dans son texte La main coupée (1946).

Évoquons également la blessure à la tête de Louis-Ferdinand Céline qui lui valut une trépanation. Pour Guillaume Apollinaire, c'est un éclat d'obus qui précipite la fin du conflit. Trépané lui aussi, il devint une proie facile pour la grippe espagnole qui l'emporta en 1918, deux jours avant l'armistice.

Moi, poète, j'ai tué

Blaise Cendrars raconte ici comment il a été rattrapé par la guerre.
« J'ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleuses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématique, aveugle. Je vais braver l'homme. Mon semblable. Un singe. Œil pour œil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci, je saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre » (J'ai tué, 1918).

Publicité annonçant la publication du Feu d'Henri Barbusse en feuilleton dans L'Oeuvre, journal de Gustave Téry, 1916.

Raconter le cauchemar : un défi

Réorganisant leurs souvenirs, les auteurs vont livrer leur vision personnelle du conflit, estimant de leur devoir de témoigner de cette nouvelle forme de combat, faite de camaraderie, de boue et de métal.

Roland Dorgelès, Les Croix de bois, 1919, illustré par D. Charles Fouqueray pour les membres du Cercle Grolier, éd. 1925 puis par Paul Vigoureux, éd. Hachette, 1933.Parmi les nombreux romans ayant pour cadre la Grande Guerre, citons Le Feu d'Henri Barbusse, prix Goncourt 1916, dans lequel il attaque le militarisme pour mieux appeler au socialisme. Les Croix de bois (1919) de Roland Dorgelès est davantage un récit désabusé sur la nature humaine. Maurice Genevoix choisit quant à lui la veine réaliste pour donner naissance à Ceux de 14 (1949).

Le méridional Jean Giono préfère, dans son Grand Troupeau (1931), s'intéresser aux familles laissées au village. Cette approche très humaine est à l'opposé de celle choisie par Joseph Kessel dont L'Équipage (1923) joue sur la fibre épique en mettant en scène un groupe d'aviateurs.

Le soldat Céline en convalescence, 1915, Collection Louis-Ferdinand Céline. En agrandissement, le portrait de Guillaume Apollinaire à la tête bandée, 1916, Pablo Picasso, Paris, musée Picasso.Céline, lui, a créé pour son Voyage au bout de la nuit (1932) un des plus célèbres anti-héros de la littérature : Bardamu. Ne cessant de maudire « cet abattoir international en folie » qu'est la guerre, il traverse avec un désenchantement caustique les champs de bataille : « Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot ».

Comme Charles Péguy, qui écrivait « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle », Guillaume Apollinaire est parti au front comme un enfant qui découvre une nouvelle aventure. « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie » assure-t-il.

Rien ne semble pouvoir lui enlever son enthousiasme de gamin : « C'est épatant d'être militaire et je crois que c'est le vrai métier pour un poète [...] ». Le 17 mars 1916, un éclat d'obus met fin à son métier de militaire.

Dans la nuit qui crie

Publié dans le recueil Calligrammes, le poème « Désir » d'Apollinaire peint l'ambiance d'une nuit de veillée dans les tranchées.
« […]
Nuit violente et violette et sombre et pleine d’or par moments
Nuit des hommes seulement
Nuit du 24 septembre
Demain l’assaut

Nuit violente ô nuit dont l’épouvantable cri profond devenait plus intense de minute en minute

Nuit qui criait comme une femme qui accouche
Nuit des hommes seulement »

(« Désir », Calligrammes, 1918).

Train de mobilisés, 1914, France. En agrandissement, la gare de Verberie, dans l'Oise. Début du XXe siècle. C'est de cette gare que Louis Aragon a pris le train avec son régiment pour aller se battre au front, @cosmopolis, DR.

La guerre, si proche, si loin

Pour Louis Aragon et André Breton, cette expérience fait naître le désir de rompre avec les anciennes conventions, de « ruiner la littérature », de choquer cette bourgeoisie qui a appelé aux pires sacrifices.

Louis Aragon en uniforme, s .d. En agrandissement, Tristan Tzara, Jean Cocteau, vers 1924, Man Ray, Centre Pompidou.Ils commencent par se rallier au mouvement Dada lancé en 1916 par le suisse Tristan Tzara : « Nous voulons changer le monde avec rien […], nous voulons en finir avec la guerre avec rien ».

Finalement, les divergences artistiques et politiques entre créateurs donnent naissance en 1922 au surréalisme qui leur permet de fuir dans le rêve.

Pour certains auteurs de l'époque, la guerre ne fut qu'une parenthèse. Marcel Proust, de santé fragile, n'a pas été appelé au front mais il suivit de façon obsessionnelle la progression des combats.

La journaliste Colette, qui sur un coup de tête partit à Verdun rejoindre son mari, en rapporta des reportages de guerre avant de s’intéresser à la vie des petites gens à Paris.

Ces deux auteurs sont des témoins essentiels pour découvrir l’ambiance qui régnait à l’arrière et qu’évoque Raymond Radiguet dans son scandaleux Le Diable au corps (1923). Il y raconte l’infidélité d’une femme de soldat. Quelle honte ! Le résultat ne se fit pas attendre : quel succès !


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Publié ou mis à jour le : 2020-11-06 17:14:41
Maurice (21-11-2020 00:04:38)

Un mot sur l'écrivain oublié, dans le discours présidentiel pour l'entrée au Panthéon de Maurice Genevoix (tout comme D'Dorgelès et Barbusse d'ailleurs) et aussi dans ce texte fort intéressant... Lire la suite

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