L’histoire de l’Allemagne questionne, fascine et désoriente. L’historien Joseph Rovan inaugurait sa magistrale et incontournable Histoire de l’Allemagne en ces termes : « Une histoire de l’Allemagne ? Est-ce l’histoire d’un pays ou l’histoire d’un peuple qu’il s’agit d’écrire ? » Il nous faut entrer dans l’histoire d’un pays aux frontières géographiques mouvantes, d’un peuple en perpétuelle recherche de son identité et de son unité, d’un État et d’une nation qui auront tant de mal à coïncider.
L’Allemagne, un espace en perpétuel mouvement
La fluctuation de l’espace germanique est inscrite depuis le début au cœur même de l’histoire allemande, celle-ci étant le résultat de migrations à double sens. Pour désigner ce que nous appelons les « invasions barbares », c’est-à-dire l’entrée sur le territoire de l’empire romain des peuples d’Europe du Nord, survenue entre de 300 à 800 après Jésus-Christ, les Allemands utilisent le terme de Völkerwanderung (« Migration des peuples »). En l’an 500 de notre ère, après la défaite des Huns, le territoire de l’Allemagne actuelle se trouve habité par les Saxons et les Francs mais aussi par des peuples slaves.
La conversion au christianisme de Clovis, roi des Francs, marque le début de la progressive conversion des tribus germaniques qui se termine avec celle des Saxons sous Charlemagne. Au moment de son couronnement en l’an 800, son empire s’étend des côtes atlantiques à l’Elbe, la Pannonie et l’Italie du nord, et la couronne d’empereur qu’il reçoit du pape le place explicitement dans la continuité de l’empire romain.
Les différents et belliqueux partages qui seront effectués après sa mort divisent l’empire et tracent progressivement les frontières de ce que seront la France et l’Allemagne. Celle-ci émerge en 911 avec l'octroi de la couronne à Conrad de Franconie par les barons de la partie orientale de l'empire.
Si c’est sous le règne du premier roi de Germanie Henri Ier que la Francie Orientale est qualifiée d’« empire des Allemands » (le terme deutsch signifiant « populaire » puis désignant les hommes qui parlent cette langue), c’est son fils Otton Ier qui inaugure l’étroite alliance entre le trône et la papauté. Lorsqu'en 936, il devient roi de ce qu’on commence à appeler le royaume de Germanie, l’empire est composé de cinq grands duchés : le duché de Saxe, de Lorraine, de Franconie, de Souabe et de Bavière. Avec l’aide de l’Église, il s’engage dans la conversion des territoires slaves sur ses frontières orientales jusqu’à l’Oder.
Premier roi à être sacré empereur en 962, le règne d'Otton Ier inaugure l’étroite alliance entre le trône et la papauté. Cette date marque la naissance du Saint Empire romain. Cette entité reflète la double référence à une continuité avec l’empire romain et à la puissance d’une chrétienté dont les rois-empereurs se font les défenseurs. Il finira par disparaître en 1806.
L’extension des territoires du Saint Empire vers l’Est prend des airs de croisade dans laquelle les évêques, nommés par l’empereur, voient croître leur pouvoir et leurs terres. Ce n’est pas un hasard si la première épreuve de force entre l’empereur et le pape à la fin du XIe siècle, passée à l’histoire sous le nom de « Querelle des Investitures », tourne autour de la question : qui a le droit de nommer les évêques ? Cet épisode inaugure les luttes de pouvoir d’un jeu politique à trois entre le pape, l’empereur et les princes électeurs.
Lorsque Henri IV, de la dynastie des Saliens, se rend en robe de bure à Canossa en 1077 pour demander pardon au pape et sauver ainsi son pouvoir, il est loin de se douter que sa démarche s’inscrira à jamais dans la langue allemande. « Aller à Canossa » signifie « faire son mea culpa » dans des conditions humiliantes. Bismarck s’en souviendra huit cents ans plus tard. C’est également au creuset de la religion chrétienne, par l’entremise des Chevaliers Teutoniques, que se germanisent et se christianisent durant le XIIIe et le XIVe siècle les territoires slaves et baltes qui formeront le noyau de la future Prusse.
Mais entre-temps, la dynastie des Hohenstaufen avait donné deux empereurs, deux Frédéric, qui allaient, sur fond de querelles avec la papauté, se distinguer par la durée de leur règne et leur personnalité. Frédéric Ier Barberousse aura su à tel point redonner honneur et gloire, aussi bien sur un plan militaire qu’intellectuel au pays qu’il dirige, que le XIXe siècle, en mal de héros susceptibles de cimenter l’unité nationale, convoquera ce lointain ancêtre, disparu durant les croisades dans un fleuve d’Anatolie et censé revenir d’un long sommeil dans la grotte du Kyffhäuser, pour rétablir la grandeur de l’Allemagne.
Ou s’agit-il de l’autre Frédéric, Frédéric II, - l’imaginaire collectif finira par les confondre un peu - ? Empereur du Saint Empire, roi de Sicile, où il passe la plupart du temps, qualifié de « Stupor mundi », tant il impressionne par sa culture, son savoir et son indépendance. Excommunié par le pape, il part pourtant en croisade, négocie avec le sultan pour rendre aux chrétiens Jérusalem, où il se couronne roi.
Dans ce début du deuxième Moyen Âge où le conflit entre papauté et princes allemands reste persistant, s’impose alors la nécessité de codifier l’élection de l’empereur et l’organisation des pouvoirs dans ce Reich aux multiples entités. En 1356 entre en vigueur jusqu’à la fin du Saint-Empire la « Bulle d’Or », considérée comme la première constitution écrite de l’Allemagne.
Elle fixe les modalités d’élection du roi-empereur en désignant les princes électeurs séculiers (Kurfürst), à savoir les princes de Bohême, du Palatinat, de Saxe et du Brandebourg et les trois princes-archevêques de Cologne, Trêves et Mayence. En échange de leur soutien, l’empereur renonce à toute centralisation. Un mode d’organisation qu’on qualifierait aujourd’hui de fédéral se met en place avec un collège des princes-électeurs et une Diète d’Empire (le Reichstag).
Un « monstre »
Fait notoire : l’empereur s’émancipe à cette occasion définitivement de l’autorisation du pape. Mais cette organisation du pouvoir, soumise aux intrigues contradictoires des princes et des hommes d’Église qui n’ont de cesse d’affaiblir le pouvoir du souverain restera pesante. Le juriste et historien Samuel Pufendorf ira jusqu’à écrire en 1667 que « si l’on veut décrire le Reich allemand selon les règles de la science politique, nous n’avons d’autre choix que d’y voir une forme irrégulière qui ressemble à un monstre ».
Sans compter le rôle des villes qui s’organisent en ligues urbaines. La plus importante sera celle de la Hanse qui, de regroupement de défense des intérêts commerciaux deviendra au XIVe et XVe siècle une puissance militaire et politique. Elle ouvre l’Allemagne du Nord à la Russie, aux pays riverains de la Mer Baltique et à Londres.
C’est dans un contexte de négociation politique permanente entre les princes et l’empereur et dans un Saint Empire marqué par la grande peste et la crise de l’Église que s’enracine la démarche de Luther d’un retour aux sources de la foi. Les 95 thèses qu’il placarde le 31 octobre 1517 à Wittenberg n’ont pas pour objet d’établir une nouvelle doctrine.
Ce moine augustinien ne veut dans un premier temps que dénoncer les abus de l’Église de Rome dans le commerce des indulgences. Mais le contexte qui appelle au changement, la maturation théologique de Luther et la tournure politique que prennent les événements initient progressivement dans tout le Saint Empire des prises de conscience individuelles et des révoltes collectives désormais irréfrénables.
Luther proclame la liberté – du moins sur le plan spirituel - du chrétien, dénonce Rome comme la nouvelle Babylone, limite à trois le nombre de sacrements et appelle les princes à devenir les « évêques » de leurs territoires. Ils sont quelques-uns parmi ceux qui assistent à la défense de Luther, en 1521 devant le jeune empereur Charles Quint et le Reichstag, à comprendre l’ampleur des conséquences d’un tel geste de résistance.
Protégé des conséquences de son bannissement et de son excommunication par le prince-électeur de Saxe, Frédéric le Sage, Luther vit retiré à la Wartburg. Il offre alors à la culture allemande son plus grand trésor : une traduction de la Bible dans une langue allemande qui va permettre au plus grand nombre de retourner aux sources de la foi, selon la devise luthérienne : sola scriptura, sola fide. Celui qu’on surnommera le « rossignol de Wittenberg » inscrit le chant au centre de la prière et scelle ainsi définitivement les liens indissolubles entre la musique et le peuple allemand.
Pour certains cependant, comme Thomas Münzer, la liberté acquise ne doit pas se limiter au domaine spirituel mais se concrétiser politiquement dans la vie sur terre. Donnant un point d’ancrage théologique et un chef à des mouvements de jacquerie qui couvaient depuis longtemps, la Réforme initie la première révolution du monde germanique dans le cadre de la guerre des Paysans en 1525.
Mais les « douze articles de la paysannerie souabe » que certains historiens considèrent comme la « première déclaration des droits de l’homme » resteront lettre morte : le soulèvement est écrasé par les princes réunis dans la ligue souabe, avec finalement la bénédiction de Luther. Münzer est exécuté : sa mémoire sera honorée par Marx et Engels, puis par le gouvernement de RDA (République démocratique allemande) qui y verra la première lutte des classes allemande.
Mais il restait aux princes encore une partie à jouer : celle contre l’empereur Charles Quint qui cherche à limiter les pouvoirs d’une Église territoriale des princes obtenus grâce à leur victoire contre les paysans. Ce combat acharné entre les princes de la ligue de Smalkalde, appelés pour la première fois « protestants », et l’empereur aboutit à un compromis, la Paix d’Augsbourg en 1555 : Cujus regio, ejus religio. Les deux confessions catholique et luthérienne sont mises sur un pied d’égalité : les princes concentrent dans leurs mains pouvoir temporel et pouvoir spirituel et décident de la religion de leurs sujets. C’est la fin d’une certaine unité de l’Empire telle qu’elle exista au Moyen Âge.
C’était sans compter sur la force de la Contre-Réforme qui se développe suite au Concile de Trente et qui gagne progressivement le Saint Empire. La polarisation entre catholiques et luthériens bloque de plus en plus le fonctionnement des institutions impériales. Deux camps se forment : en 1608, l’Union, qui se rassemble autour du prince-électeur calviniste du Palatinat, Frédéric IV, auquel fait face en 1609 la Ligue, autour du duc de Bavière. Un climat de guerre de religion s’installe au sein de l’Empire... Il suffit alors d’une étincelle pour déclencher une guerre qui va durer Trente Ans.
La « diagonale de la destruction »
La défenestration de deux fonctionnaires de l’Empire à Prague puis, un an plus tard, l’élection du prince-électeur de Palatinat et chef de la Ligue, Frédéric V, comme roi de Bohême, aux dépens du futur empereur Ferdinand II, ardent défenseur de la Contre-réforme, provoque la réaction de ce dernier qui proclame « préférer un pays dévasté à un pays maudit ». Soutenu par la Bavière et l’Espagne, il défait Frédéric V qu’on nommera désormais le « roi d’un hiver », au cours de la bataille de la Montagne Blanche et efface par là-même la Bohême de la carte jusqu’en 1918.
Avec l’alliance de La Haye qui unit le Danemark, l’Angleterre, les Pays-Bas et quelques princes protestants en 1625 et la déclaration de guerre du Danemark à l’empereur, la guerre est entrée dans sa phase européenne. La religion et la politique s’y mêlent parfois de manière complexe et surprenante avec la France qui soutient à l’extérieur le camp protestant tout en le combattant sur le plan intérieur.
Ni les défaites des uns, ni les atrocités des guerres ne parviennent à y mettre un terme. À la guerre contre le Danemark suit la guerre contre la Suède, puis la guerre contre la France. Il faudra ensuite quatre ans et d’innombrables allers et retours entre Osnabrück et Münster pour que l’on parvienne enfin à une paix de Westphalie en 1648 qui modifie sensiblement la carte de l’Europe et marque la fin des guerres de religion.
Le Saint Empire en ressort cependant exsangue, dévasté matériellement et culturellement, plus morcelé que jamais avec des princes qui deviennent de plus en plus indépendants face à un empereur affaibli. L’Allemagne, balafrée du Sud-ouest au Nord-est par ce que les historiens appelleront « la diagonale de la destruction » gardera des traces profondes d’avoir été le champ de bataille de l’Europe. Sous la surveillance de la France, la paix signe le morcellement du Saint Empire.
Dans ce patchwork d’États, de principautés, de monarchies, de duchés, chacun va s’employer durant la fin du XVIIe siècle à panser ses plaies... Peu nombreux étaient ceux qui auraient alors pensé que la Prusse, guère plus étendue avant la Guerre de Trente Ans que la Saxe ou la Bavière, serait en un siècle aussi puissante que la France et l’Angleterre.
La principauté électorale du Brandebourg, auquel s’adjoint en 1618 le duché de Prusse, a malgré ses destructions gagné quelques territoires avec la paix de Westphalie. Ses souverains successifs, en prenant modèle sur la France, s’emploient à unifier leurs terres, à centraliser l’administration et à mettre sur pied une force militaire importante.
Par sa politique stratégique d’accueil des huguenots dans le cadre de l’Edit de Potsdam promulgué en 1685, Frédéric-Guillaume Ier assure à la Prusse une richesse inestimable, celle d’hommes et de femmes qui contribuent à l’essor économique en amenant avec eux plus de 46 nouveaux métiers. À la mort de celui qu’on nommera le « Grand électeur » et qui aura régné près de 50 ans, la Prusse, considérablement transformée, est devenue un État fort, aussi bien financièrement que militairement, et respecté de ses voisins.
Son fils, Frédéric III, devient en 1701 roi de Prusse sous le nom de Frédéric Ier. Il prend lui aussi modèle sur la France, mais pour en imiter les fastes de la cour et la richesse culturelle. Le budget de l’État en pâtira mais, avec la fondation de l’Académie des Beaux-Arts et de l’Académie des sciences, Berlin devient une capitale qui gagne le surnom d’Athènes sur la Spree.
Abhorrant tous les arts libéraux pour ne garder que celui de la guerre et de la chasse, n’envisageant comme musique que celle de l’obéissance qui fait « danser ces sujets à son sifflet », son fils, Frédéric Guillaume Ier, surnommé le « roi-sergent », introduit à la cour ses vertus que l’on qualifiera plus tard de « prussiennes » : la discipline, voire l’autodiscipline, le sens du devoir, le travail et une certaine forme d’ascèse au quotidien.
Consacrant 60 à 70% des dépenses de l’État au domaine militaire, ce souverain absolu fait de l’armée prussienne la quatrième d’Europe, se gardant pourtant de toute déclaration de guerre.
Son fils, Frédéric II, fuira l’éducation sévère, voire cruelle de son père, qui fera exécuter son meilleur ami Kate devant ses yeux, et il se réfugie dans les arts et les lettres, converse avec Voltaire, écrit sa détestation de la langue allemande et définit en Roi-Philosophe le monarque comme « le premier serviteur de l’État ». Berlin résonne sous son règne des débats d’esprits éclairés par la philosophie des Lumières. Les lois sur les écoles instituent l’instruction obligatoire de 5 à 13 ans.
La révolution par le haut
Selon la célèbre formule, « chacun doit trouver son salut à sa manière », on y est fort tolérant pour toutes les religions envisagées uniquement dans leur utilité sociale, dans une société marquée par la puissance de la noblesse terrienne. La Prusse devient un État où le droit respectera un code en vigueur jusqu’en 1899 et où la justice est séparée de l’administration. Mais l’armée n’est pas en reste et ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir ce roi-philosophe devenir un des plus grands chefs militaires, ce qui lui vaudra son surnom de Frédéric le Grand.
Ce fin stratège est le premier à comprendre que la seule autre vraie menace qui guette la Prusse est l’Autriche. Les deux premières guerres menées avec l’aide de la France contre l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche rapportent à la Prusse la Silésie. Il ne devra qu’à son génie militaire et à un peu de chance de pouvoir mettre fin à la dernière, la guerre de Sept ans, par une paix de Hubertsbourg en 1763 qui, cette fois-ci, n’a pas apporté grand-chose à la Prusse, si ce n’est l’épuisement et la lassitude d’une population d’un pays au bord de la faillite. La Prusse ne s’en sera pas tout à fait remise lorsqu’arrivera la vague des guerres révolutionnaires, puis napoléoniennes.
Avec la Révolution française, la France devient un élément incontournable de la réflexion des Allemands sur leur régime politique et leur identité. Elle marquera durablement de son empreinte les États de la Rive gauche du Rhin occupés par la France. Considérée au début comme la mise en pratique des idées de l’Aufklärung, la Révolution est d’abord accueillie avec enthousiasme et fait figure de modèle. Mais la Terreur, les guerres de coalition, puis les défaites allemandes détournent la majorité des élites politiques et du peuple allemand de toute velléité révolutionnaire – et par voie de conséquence de la République.
On préfère désormais réfléchir en amont à faire des réformes pour éviter les révolutions. C’est ce que comprennent les deux grands réformateurs de la Prusse, le baron von Hardenberg et le chancelier von Stein, qui ont le courage politique de passer outre l’humiliation que Napoléon inflige à la Prusse par le traité de Tilsit en 1807 pour s’inspirer de la France et mettre en place les outils administratifs, militaires, politiques et intellectuels d’une « révolution dans le bon sens du terme » autrement dit, d’une révolution par le haut.
L’empreinte de Napoléon va être décisive pour l’ensemble du Saint Empire. La paix de Lunéville signée en 1801 qui attribue la rive gauche du Rhin à la France, puis le recès d’Empire en 1803 qui médiatise et sécularise un grand nombre de territoires – 3 millions de sujets changeront de souverains et 122 États disparaitront de la carte –, puis enfin la constitution de la Confédération du Rhin en 1806 qui regroupe dans une alliance défensive jusqu’à 38 États allemands, restructurent de manière considérable le Saint Empire.
Berlin
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