L'effroyable tragédie

Une nouvelle histoire de la campagne de Russie

Marie-Pierre Rey (Flammarion, 390 pages, 24 euros,  2012)

L'effroyable tragédie

Professeur d’histoire russe à la Sorbonne, Marie-Pierre Rey s’adresse à tous les publics avec ce récit très vivant de la campagne de Russie (1812), agrémenté aussi de nombreuses illustrations.

Par une démarche inédite, l’historienne nous fait vivre la campagne du côté de la Grande Armée comme du côté russe, en exploitant les sources officielles mais aussi les carnets moins connus des soldats et simples témoins. Les aspects humains prennent le pas sur les considérations tactiques et stratégiques et l’on ne s’en plaindra pas.

Marie-Pierre Rey montre Napoléon et le tsar Alexandre 1er s’épiant l’un l’autre et préparant la guerre sans le dire.

Napoléon promet à Alexandre de combattre quiconque voudrait restaurer le royaume de Pologne mais n’exclut pas de le restaurer lui-même. Le tsar prépare de son côté, en secret, une alliance à revers avec le prince héritier de Suède qui n’est autre que l’ancien maréchal d’Empire Bernadotte…

Dans l’entourage de l’Empereur des Français, les avertissements ne manquent pas. Le plus troublant est celui de Fouché qui, en avril 1812, lui écrit : « Quels que soient vos succès, les Russes vous disputeront pied à pied ces contrées difficiles où vous ne trouverez rien de qui alimente la guerre. Tandis que vous aurez à combattre, la moitié de votre armée sera employée à couvrir des communications trop faibles, interrompues, menacées et coupées par des nuées de Cosaques. Sire, je vous conjure, au nom de la France, au nom de la gloire, remettez l’épée dans le fourreau : Songez à Charles XII. »

Mais Napoléon est aveuglé par sa gloire : « Ma destinée n’est pas accomplie ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois ; il faut que je fasse de tous les peuples d’Europe le même peuple, et, de Paris, la capitale du monde. Voilà, Monsieur le duc, le seul dénouement qui me convienne. »

Ainsi, comme une tragédie grecque s’engage la campagne de Russie. Mais au final, ce sont plusieurs centaines de milliers d’hommes (et de femmes) qui seront victimes de l’hybris ou la démesure du héros.

Marie-Pierre Rey fait volontiers parler les acteurs de la campagne, avec, du côté français, une sympathie particulière pour le baron Larrey, chirurgien en chef de la Grande Armée, qui s’épuise à la tâche. Mais elle s’attache surtout à dépeindre les généraux tsaristes et le tsar lui-même. Ils sont tous francophones et francophiles de cœur, attachés à la France des Lumières, mais au fil des épreuves témoignent d’un patriotisme de plus en plus acéré.

Elle fait apparaître la profonde humanité du jeune tsar de 35 ans à travers ses lettres à sa sœur Catherine. Le souverain est conscient de ses limites comme chef de guerre et accepte rapidement de déléguer le commandement en chef de l’armée. Mais il prend aussi conscience de l’écrasante responsabilité qui pèse sur ses épaules en tant que représentant suprême de la patrie.

Dans un premier temps, Alexandre 1er souhaiterait prendre l’initiative de la guerre et porter celle-ci en Allemagne pour épargner son pays. Mais il se rallie bientôt à la stratégie du général Barclay de Tolly, son ministre de la Guerre, appelé à prendre le commandement en chef de l’armée : refuser à Napoléon toute bataille frontale et se retirer devant lui en pratiquant la tactique de la terre brûlée, autrement dit en brûlant au passage tous les vivres, les villages et les villes.

Dès les premiers de l’invasion, après le 24 juin 1812, cette tactique douloureuse porte ses fruits. À Vilnius, Vitebsk et Smolensk, la Grande Armée ne trouve que ruines et désolation. Les chaleurs caniculaires de l’été continental se font cruellement sentir. Tandis que sur le retour, les survivants devront affronter les rigueurs du « général Hiver » avec des températures inférieures à -20°C.

Après la perte de Smolensk, l’état-major russe et l’opinion publique, qui acceptent mal la tactique de la terre brûlée, obtiennent le remplacement de Barclay de Tolly par le vieux Koutouzov. Marie-Pierre Rey ne ménage pas ses critiques à l’égard de ce général auquel la postérité et notamment le romancier Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, attribueront tous les mérites de la victoire sur Napoléon. Incompétent, corrompu, libidineux… Son seul atout est d’être un excellent communiquant.

Comme la Grande Armée approche de Moscou, Koutouzov lui offre à Borodino, sur la Moskova, la bataille frontale qu’elle attendait. Les Français et leurs alliés (la Grande Armée compte une majorité de soldats des pays vassaux de la France) restent maîtres du terrain et peuvent quelques jours plus tard entrer à Moscou.

Mais, grâce à une erreur tactique de Napoléon, qui a refusé d’engager la Garde impériale au moment le plus crucial, Koutouzov a pu retirer son armée en bon ordre. Refusant de défendre Moscou, il conduit le gouverneur de la ville, Rostopchine au sacrifice suprême : abandonner la vieille capitale à l’ennemi en l’incendiant après l’avoir vidée de ses richesses et de ses habitants.

Installé au Kremlin, Napoléon ronge son frein avant de comprendre qu’il n’a rien à espérer du tsar. Il se résigne à prendre le chemin du retour.

Marie-Pierre Rey raconte les pillages des Français à Moscou et rappelle la consigne laissée par Napoléon lui-même de détruire après son départ les monuments encore intacts de la ville et le Kremlin lui-même.

Le retour s’engage dans les pires conditions qui soient, par le même chemin que l’aller car Napoléon compte sur les réserves de vivres et les garnisons laissées de place en place. Ici viennent des témoignages plus poignants que les autres : traînards capturés par les Cosaques et livrés à une mort atroce par les moujiks, soldats affamés dévorant leurs frères d’armes à peine morts… Sans oublier le sort misérable des chevaux que détaille Marie-Pierre Rey. Ils étaient 160.000 à la traversée du Niémen en juin. Ils ne sont plus que quelques milliers à la traversée de la Bérézina.

Marie-Pierre Rey rappelle aussi que les souffrances sont partagées par les troupes russes qui harcèlent la Grande Armée sans jamais lui donner le coup de grâce, ce que l’état-major reproche de plus en plus vivement à Koutouzov. En définitive, Napoléon, après avoir échappé plusieurs fois de justesse à la mort ou à la capture, trouvera moyen de regagner Paris et de reprendre la lutte pour trente mois de plus.


Voir : La campagne de Russie, du Niemen à la Moskova

Publié ou mis à jour le : 10/06/2016 09:42:47

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