La fascination des Français pour les États-Unis remonte à leur guerre d'indépendance il y a plus de deux siècles. Cette fascination a longtemps été partagée, de Franklin et Jefferson à Hemingway, Baker ou encore Kennedy.
C'est un peu moins vrai aujourd'hui : la France occupe au XXIe siècle une position mineure sur l'échiquier diplomatique en dépit de son siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU et de sa force de dissuasion.
Elle est surtout perçue comme un musée à ciel ouvert et un pays où il fait bon vivre, à l'égal de l'Italie. Chacun garde en mémoire l'éblouissement du président Trump lors du défilé du 14 juillet 2017, place de la Concorde.
Le président américain, d'origine allemande, se souvint-il alors de ce que la France est le seul de tous les grands États de la planète à n'avoir jamais été en conflit ouvert avec les États-Unis ?
Longtemps, la relation des Français pour les États-Unis s'est cantonnée à une sympathie de bon aloi. Jusqu'à la Grande Guerre, ils ont été perçus comme les enfants modèles de l'Europe qu'il importait de choyer.
C'est seulement en 1917 que les États-Unis s'imposent auprès des Européens, avec leur entrée effective dans la « guerre européenne » (ainsi les Américains qualifient-ils la Première Guerre mondiale). Ils ont alors cent millions d'habitants et sont devenus la première puissance économique mondiale.
« Je t'aime, moi non plus » (Serge Gainsbourg, 1967)
Après une brève tentation isolationniste entre les deux guerres mondiales, le pays accède en 1945 à un statut d'hyperpuissance jusque-là inégalé. Il n'y a que l'Union soviétique pour lui tenir tête et tempérer son hubris.
Dès lors, avec 6% de la population mondiale et environ le tiers du PIB (produit intérieur brut) mondial, les États-Unis vont jouir d'une écrasante suprématie économique, militaire, technologique et même culturelle, comparable à celle du Royaume-Uni au XIXe siècle.
Avant la guerre, les Français connaissaient de l'Amérique Buffalo Bill, Jack London, Charlot et le jazz. À la Libération, ils découvrent dans les bagages des GI's le chewing-gum, Coca-Cola, Marlboro, le western, etc. Ils ne tardent pas à se prendre de passion pour le rock'n roll : Elvis Presley se découvre très vite des émules dans la jeunesse française, lesquels peuvent comme Johnny adopter un nom à consonnance anglaise mais restent fidèles à la langue française.
Les Français adoptent également l'« american way of life ». C'est l'omniprésence de l'automobile, l'éclatement des villes au profit des lotisssements pavillonnaires et des supermarkets de banlieue, la mécanisation de l'agriculture, etc. C'est aussi le gaspillage d'énergie, le pillage des ressources naturelles et l'empoisonnement des sols agricoles.
Avec la conquête spatiale, puis le phénomène hippie, enfin l'émergence des nouvelles technologies de la Silicon Valley, l'attirance pour le modèle américain va se maintenir jusqu'au début du XXIe siècle malgré l'engagement malencontreux de Washington au Vietnam.
La France des « Trente Glorieuses » (dico) n'est pas déclassée pour autant. Très vite remise des destructions de la guerre ainsi que de la décolonisation, elle conserve de beaux restes de sa grandeur passée. Ses intellectuels et ses artistes font encore référence dans le monde entier. Ils font figure de « maîtres » pour leurs homologues américains.
Il n'est que de citer dans la philosophie et la littérature : Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Jacques Derrida, René Girard, Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel, Albert Camus, Marguerite Duras, etc. Les Français s'illustrent aussi dans la musique et les arts plastiques : Pierre Boulez, Pierre Soulages, Niki de Saint Phalle, Yves Klein, Édit Piaf, le photographe Henri Cartier-Bresson, etc.
Ajoutons que beaucoup de grands écrivains et artistes étrangers s'épanouissent dans la langue française et sous le ciel de Paris et de France. C'est le cas de Samuel Beckett, Cioran, Pablo Picasso, Marc Chagall, etc. Mais à l'inverse, c'est aux États-Unis que se révèle la sculptrice Louise Bourgeois... La mode française continue de séduire le monde entier avec Yves Saint-Laurent, Christian Dior ou encore Coco Chanel, créatrice du parfum N°5 dont une goutte suffit à habiller la nuit Marilyn Monroe !
Sans complexe, la France du général de Gaulle affiche ses distances avec les États-Unis. Le 7 mars 1966, le président de la République fait part à son homologue américain de sa décision de se retirer du commandement intégré de l'OTAN. Quelques mois plus tard, le 1er septembre 1966, devant cent mille personnes à Phnom-Penh (Cambodge), il sermonne les Américains et les adjure de quitter sans trop attendre le Vietnam.
Soucieux de cultiver sa différence, jamais il ne s'exprime en anglais ; mais par égard pour ses alliés, au Mexique comme en Allemagne, il lui arrive de prononcer par coeur des discours en espagnol ou en allemand (des langues qu'il ne pratique pas)...
Les étudiants français, les universitaires et la majorité de la classe politique se montrent eux-mêmes hostiles à la politique américaine, jugée impérialiste et oppressive : manifestations contre son engagement au Vietnam, soutien à Cuba et aux guerillas sud-américaines ainsi qu'à la « révolution culturelle » chinoise, etc.
Cet anti-américanisme déplaît au jeune Michel Sardou qui va devenir célèbre et s'attirer des critiques en chantant : « Si les Ricains n'étaient pas là... » (1967). Des essayistes de talent, Jean-Jacques Servan-Schreiber (Le Défi américain, 1967) et Jean-François Revel (Ni Marx ni Jésus, 1970), témoignent par ailleurs de leur intérêt pour la société américaine en gestation.
« Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux » (attribué à La Boétie)
Les années 1970 marquent un tournant dans l'Histoire humaine : crises démographique et économique dans les pays développés, crises géopolitiques au Moyen-Orient (guerre du Kippour, émergence de l'islamisme, guerre en Afghanistan) et en Extrême-Orient (liquidation du maoïsme), crise morale aux États-Unis avec la chute de Saigon...
La classe politique française est prise de vertige face au tourbillon planétaire. Prenant le contrepied de feu le général de Gaulle, le président Valéry Giscard d'Estaing juge que la France est désormais une puissance moyenne et doit se comporter comme telle. Son successeur François Mitterrand en prend acte et sacrifie une part de la souveraineté nationale (la monnaie) sur une formule lourde de sens : « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir » (20 mars 1987).
De fait, à partir de la fin des années 1980, la France rentre dans le rang. Sa voix se fait ténue dans les arts mais aussi dans l'industrie, les sciences et jusque dans la mode. Toutes les figures de la génération précédente disparaissent ou cessent de s'exprimer et l'on peine à identifier de nouvelles personnalités de dimension internationale : Luc Besson au cinéma, Philippe Starck dans le design, Michel Houellebecq en littérature, Emmanuel Todd dans les sciences humaines. Les deux prix Nobel de littérature attribués à la France en ce XXIe siècle ne font pas illusion : qui serait capable de les nommer ?...
Après quelques belles innovations pendant les « Trente Glorieuses », du bikini et du presse-purée (Moulinex) au TGV et au jeu vidéo (Ubisoft) en passant par la TVA (!), le Concorde et la carte à puce, les chercheurs français commettent encore de nombreuses inventions mais dont aucune n'a encore débouché sur une entreprise de dimension internationale. Le coeur artificiel Carmat (2013) est à la peine cependant que le robot Nao (2006) fait les beaux jours d'une entreprise japonaise qui l'a acheté. Dans le film d'animation, la créativité des studios français fait la fortune de leurs propriétaires américains...
Dans les salles de cinéma, dès les années 1980, les films américains font plus d'entrées que les films français et à partir de 2001, les distributeurs se dispensent de traduire les titres des films d'outre-Atlantique (The Revenant est distribué en France sous son titre originel !). C'est pour notre langue le début d'une lente descente aux enfers que n'avait pas anticipée le président Mitterrand quand il avait promu l'intégration européenne.
Dans les instances bruxelloises, le français et les autres langues du Vieux Continent s'effacent au profit d'un anglais de pacotille, le bruxellish, dont s'inquiète jusqu'au très européiste Jean Quatremer (Libération). Il ne s’agit pas d’un trait secondaire ! « La langue n’est pas neutre, rappelle le journaliste. Elle véhicule des valeurs et des concepts et, surtout, seule la langue de naissance permet de communiquer au plus près de sa pensée : ce n’est pas un hasard si un Américain, un Chinois ou un Japonais ne négocie jamais dans une autre langue que la sienne ».
Pourtant, oublieux de la finesse de De Gaulle et Mitterrand, le président de la République Emmanuel Macron se plaît à parler en toute occasion, y compris devant des publics non-anglophones, dans un anglais correct mais besogneux et dépourvu de la spontanéité propre à la langue maternelle. Il est imité bien évidemment par les fonctionnaires qui aspirent à une envergure internationale. Les administrations et les organismes publics s'y mettent également. Quant aux jeunes gens de la haute société, ils ne voient plus où est le problème : pour beaucoup d'entre eux, l'avenir se joue de facto aux États-Unis, dans ses universités, ses laboratoires de recherche et ses multinationales ; il passe bien évidemment par la maîtrise de l'anglo-américain.
Toujours à l'écoute des mouvements de fond de la société, les publicitaires manifestent dans le domaine linguistique une inventivité digne d'admiration. La banque de la Poste devient ainsi « Ma french bank » !... Personne, surtout pas le Conseil constitutionnel, ne s'avise de rappeler aux uns et aux autres l'article 2 de la Constitution auquel on a ajouté en 1992 l'alinéa : « La langue de la République est le français ».
Faut-il y voir une admiration sans bornes pour la culture américaine dans ce qu'elle a de meilleur... et de pire ? L'essayiste Jérôme Fourquet (Métamorphoses françaises, Seuil, 2024) n'est pas loin de le penser. La France, autrefois réputée pour sa gastronomie, est ainsi devenue le deuxième marché de la chaîne McDonald's. Ses enseignes éclairent jusqu'aux campagnes les plus reculées cependant que le hamburger figure sur la carte des plus grands restaurants. Mais la France est aussi le 2e marché du rap après les États-Unis et la chaîne Netflix impose sur les écrans ses codes cinématographiques.
Cela dit, si les prénoms inspirés des feuilletons américains tels Kevin, Jordan ou Jennifer ont chassé les Marie et Jean-Baptiste des registres d'état-civil, ils refluent aujourd'hui face à des prénoms plus exotiques tels Maël, Alba, Noah, Inaya, etc. En matière culinaire, les Français élargissent leur palette à la Terre entière : sushis, kebabs, etc., cependant que le couscous reste leur plat favori. La K-pop coréenne séduit les amateurs de rythmes davantage que Taylor Swift et les jeunes lecteurs plébiscitent les mangas d'inspiration japonaise. Réjouissons-nous d'y voir l'expression d'une ouverture sur le monde dans la plus pure tradition française !
Il est un domaine où le tropisme américain demeure toutefois plus prégnant que jamais : la politique. À gauche comme à droite, c'est outre-Atlantique que les acteurs de la vie politique vont désormais chercher leurs références : wokisme, « transectionnalité des luttes », Black lives matter, etc. Même Jean-Luc Mélenchon (LFI) ne s'avise plus de faire référence à Ugo Chavez et aux guérillas latino-américaines ! Depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, lequel se flattait d'être « Sarko l'Américain », les partis et la Constitution plagient aussi les pratiques américaines : limitation à deux des mandats présidentiels, discours annuel du président devant le Congrès, primaires pour la désignation des candidats des partis, etc.
Plus significatif que tout est le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN à l'initiative de Nicolas Sarkozy. Poussant le symbole jusqu'au bour, le président français en fait l'annonce le 7 novembre 2007 à Washington, devant le Congrès américain ! Il efface d'un coup l'ultime manifestation d'indépendance à l'égard de Washington : la dénonciation de l'invasion de l'Irak par Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac, le 14 février 2003, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies. Il prépare l'alignement de la France et du reste de l'Europe sur le Pentagone, dans sa volonté de briser le lien tissé entre la Russie et l'Europe occidentale. Ce projet se traduira dès le printemps 2008 par la proposition faite aux Ukrainiens et aux Géorgiens d'entrer dans l'OTAN. De proche en proche, il débouchera sur la tragédie actuelle.
Villes américaines
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Doc7438 (16-11-2024 09:52:25)
Prix Nobel français au XXIè siècle? Au moins 2, je crois (?) : JMG Le Clezio et A. Ernaux. Non?... Quant aux essais "littéraires" n'oublions pas "l'ami américain" de E. Branca qui démontre magis... Lire la suite
CROSJM (05-11-2024 17:31:37)
La soumission aux USA me semble plus de la responsabilité de l'Allemagne que de Mr Macron qui a plutôt poussé à une réaction européenne au niveau du soutien de l'Ukraine par exemple, en faisant ... Lire la suite
JM KAËS (03-11-2024 17:07:38)
Un grand merci et bravo à M. Larané pour cette petite démonstration de l’américanisation de la France comme de tous les pays occidentaux. La réponse à la question posée dans le titre de votre... Lire la suite