Daniel Lefeuvre et François Villeneuve débattent sur ce qui fait l'Histoire et leur métier. Peut-on s'élever au-dessus des enjeux idéologiques du moment ?
Lois mémorielles (loi Gayssot sur le négationnisme, loi Taubira sur l'esclavage, loi Vanneste sur la colonisation)... L'Histoire a fait irruption dans l'actualité avec un pamphlet sur Napoléon, la non-commémoration d'Austerlitz, la mise en accusation d'un historien auquel on a reproché de contester certains postulats de la loi Taubira sur l'esclavage, le vote d'une loi prescrivant la manière d'enseigner l'histoire de la colonisation ! Et bientôt peut-être une loi pénalisant la négation du génocide arménien.
Autour des lois mémorielles, l'Association des Journalistes Scientifiques de la Presse d'Information (AJSPI), Sophie Laurant (Le Monde de la Bible) et André Larané (Les Amis d'Hérodote) ont organisé le 27 avril 2006, à Paris, une rencontre avec deux historiens :
- Daniel Lefeuvre, professeur à Paris 8 - Saint-Denis, spécialiste de la colonisation et de l'Algérie et auteur d'un essai décapant : Pour en finir avec la repentance coloniale (Daniel Lefeuvre est décédé en 2013),
- François Villeneuve, professeur à Paris 1, spécialiste de l'archéologie du Proche-Orient.
Question : Commençons par un thème polémique entre tous, la colonisation. Positive ? Négative ?
Daniel Lefeuvre : Si l'on s'entient aux chiffres et aux faits, la colonisation menée par la France en Afrique du Nord et en Afrique noire n'a guère profité à l'économie de la métropole dans son ensemble. Le charbon et le coton, principales importations de l'époque, ne devaient rien aux colonies. Le phosphate marocain, pour l'exportation duquel fut construit le port de Casablanca, était subventionné et revenait 40% plus cher à la France que le phosphate d'autres provenances. Et la principale contribution de l'Empire était le vin, concurrent du vin produit en abondance par la métropole !
François Villeneuve : On voit par ces exemples que le travail de l'historien est avant tout de faire connaître les faits et les chiffres à partir de matériaux disponibles. L'historien étudie ces matériaux à la manière de n'importe quel ingénieur ou scientifique et il s'efforce d'en tirer des résultats vérifiables. A chacun ensuite de se faire son opinion.
Question : Peut-on distinguer dans ces matériaux le vrai du faux ou de l'incertain ?
Daniel Lefeuvre : Là est toute la difficulté de notre métier. Prenons le cas de la tragique manifestation du 17 octobre 1961. Les historiens évaluent le nombre de victimes entre 50 et 300. Mais le premier chiffre m'apparaît comme le plus proche de la réalité parce qu'il repose sur un décompte précis. La différence vient de l'imprécision des témoignages après coup, des exagérations (on surévalue le nombre de corps qui ont pu dériver sur la Seine jusqu'aux écluses), des insuffisances des enquêtes (on assimile à des victimes des personnes qui ont préféré disparaître dans la nature)...
Question : Comment ressentez-vous les interpellations actuelles des historiens par l'opinion publique ?
François Villeneuve : Ce qui me met mal à l'aise aujourd'hui, c'est que l'on sollicite les historiens dans des débats qui relèvent de la morale. Il n'est pas bon que l'Histoire soit ainsi polluée par des questions morales. Est-il franchement opportun de se demander si la colonisation a servi ou non les intérêts de la métropole ? Fut-elle bonne ou mauvaise ? Là n'est pas la question. Elle a existé. C'est tout.
Question : L'historien peut-il s'exonérer de la sensibilité de son époque ?
Daniel Lefeuvre : L'historien travaille toujours sur les domaines qui intéressent la société de son temps. Et il peut difficilement échapper à la construction de la mémoire collective, comme l'a montré Georges Duby dans son remarquable ouvrage sur Le dimanche de Bouvines. Mais tout en étant en phase avec son époque, il se doit d'être aussi objectif que possible... À ce propos, on peut s'interroger sur la compétence de certains auteurs qui se qualifient d'historiens et se servent de concepts de notre époque, comme le «crime contre l'humanité», pour porter une appréciation morale sur des faits passés...
Prenons le mot «racisme» : je suis stupéfait que l'on utilise ce concept comme s'il n'avait pas de contenu historique. Quand un historien dit: «la colonisation repose sur le racisme», sans préciser le sens qu'il donne à ce concept (hiérarchisation des races comme au XIXe siècle ou simple constat de l'existence de différentes typologies humaines comme auparavant), il introduit une confusion prétexte à tous les dérapages.
Question : Cela vaut-il aussi pour l'antijudaïsme ?
François Villenveuve : Sans aucun doute. Les historiens continuent de s'interroger sur l'apparition de ce phénomène et en discernent les prémices dans l'Antiquité païenne. Aussi est-il pour le moins hasardeux de l'associer à la naissance du christianisme.
Daniel Lefeuvre : J'insiste. Les concepts n'ont pas le même sens selon l'époque et le contexte. Je me souviens de la surprise de mes élèves du collège, dans mes premières années d'enseignement, quand je leur expliquais qu'en Grèce, il n'y avait pas de «démocratie» sans impérialisme ni esclavage. On était loin de la démocratie comme nous l'entendons aujourd'hui.
Question : Les historiens nous mentent-ils ou nous cachent-ils des choses ?
François Villeneuve : Ah, la théorie du complot ! Le problème avec les faits du passé, c'est que le public a régulièrement l'impression de les découvrir alors qu'on n'a jamais cessé d'en parler dans les milieux concernés (enseignement, recherche...). Cela vient de ce qu'à un moment donné, la connaissance de ces faits se banalise et cesse de faire l'actualité. Le grand public s'en désintéresse et les oublie... jusqu'au jour où ils ressurgissent pour une raison ou une autre. Il en va ainsi de la gnose et de l'«Évangile de Marie-Madeleine», relancés par la publication de Da Vinci Code.
Question : L'État a-t-il le droit d'intervenir en matière d'Histoire ?
Daniel Lefeuvre : Certes. Dans certaines limites. Je lui reconnais parfaitement le droit de définir la place de l'Histoire dans l'enseignement ainsi que de fixer les dates commémoratives. Ce qui me pose problème, c'est que le législateur dise aux historiens (comme à toute autre catégorie de chercheurs) ce qu'ils doivent enseigner, chercher et trouver. On tombe là dans le «lyssenkisme», en référence à un savant soviétique de l'époque stalinienne qui considérait que la génétique était en contradiction avec les fondements du marxisme-léninisme et donc forcément fausse...
Cela dit, on admet volontiers que des sujets comme la traite négrière n'ont pas tout le temps eu la place qu'ils méritaient dans nos manuels d'Histoire mais les auteurs et les enseignants ont réagi dans les dernières décennies sans qu'il soit besoin d'une loi.
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