Francs, Vandales, Burgondes, Alamans, Ostrogoths, Wisigoths... Qui sont ces hommes venus d’ailleurs dont le nom évoque pour beaucoup la terreur ? Comment se sont-ils installés en Europe ?
Les Romains fréquentent depuis longtemps ceux qu’ils appellent les Barbares. Certains vivent même sur leur territoire. Au IIIe siècle, la confrontation devient plus problématique. L’Empire vient d’atteindre son ampleur maximale. Après deux cents ans de stabilité, de richesse et de conquêtes, il se trouve soudain sur la défensive par rapport aux populations voisines. Les empereurs usent tour à tour de force et de conciliation pour maintenir tant bien que mal les équilibres régionaux.
L’arrivée des Huns vient bouleverser cette géopolitique fragile, en constante adaptation. Des groupes entiers délogés de leurs territoires font pression sur les frontières du Danube (375) puis du Rhin (407). Ils s’établissent avec armes et bagages. Rome n’a plus les moyens de maîtriser la situation. Province après province, l’empereur d’Occident perd de son autorité. Il finit par être déposé (476). Au Ve siècle, de nouveaux royaumes émergent dans une Europe en recomposition. C’est une période complexe d’effondrement et de création, de trouble et de conversion qui annonce un monde nouveau.
Revue Codex, 2000 ans d'aventure chrétienne, octobre 2019, trimestriel, #13.
Cet article est tiré du dossier « les Barbares - Des grandes invasions au baptême de Clovis », Codex #13, octobre 2019, 15 euros.
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1 Un mot inventé par les Grecs ?
Pour les Grecs, le monde se partage en deux : il y a le monde civilisé avec les hommes qui parlent grec, et tout le reste, peuplé de « Barbares ». Ce mot évoque à l’oreille la prononciation lourde et confuse de ceux qui baragouinent une langue rudimentaire : bar-bar-bar... Une onomatopée aux consonances péjoratives car la langue grecque est considérée comme l’outil qui permet de penser, raisonner, philosopher. Ceux qui ne la maîtrisent pas sont incapables de parvenir à un haut degré de civilisation.
Bien sûr, les Grecs entretiennent des relations commerciales ou diplomatiques avec les étrangers mais cette ligne de démarcation culturelle demeure. Quelques penseurs originaux, comme Hérodote, envisagent pourtant qu’il puisse exister une « sagesse barbare ».
Les Romains sont d’abord associés aux « Barbares ». En 146 av. J.-C., quand ils commencent à dominer la Grèce, leur participation aux jeux Olympiques prend valeur de symbole.
Les Romains affirment leur appartenance à la civilisation, dans la fusion des deux cultures. Ils reprennent à leur compte le terme de « Barbares » pour désigner les autres, c’est-à-dire les peuples qu’ils n’ont pas encore vaincus. Cette puissance conquérante nourrit une ambition universaliste.
Son destin est de couvrir tout l’espace habité, l’oikoumène, pour y porter la loi. Cependant, la réalité impose des limites aux prétentions de Rome.
L’Empire connaît son expansion maximale à la fin du IIe siècle ap. J.-C. Les frontières se stabilisent et se fortifient face au Barbaricum, cette terre inexplorée peuplée de tribus dangereuses, notamment au nord et à l’est de l’Europe. La Perse est le voisin des provinces orientales.
2 Le pragmatisme des Romains ?
L’Empire romain est une machine à intégrer de nouvelles populations, au fur et à mesure de ses conquêtes territoriales. Pour sa sécurité, il doit aussi maintenir un équilibre avantageux avec les groupes qui subsistent par-delà ses frontières. Comment éviter qu’ils deviennent une menace ?
La force militaire s’avère bien utile pour punir et prévenir les incursions. Mais elle ne peut suffire en raison de son prix et de la longueur du limes. Il faut donc composer avec ces voisins, en évitant surtout qu’ils s’allient entre eux.
La politique romaine dispose de plusieurs moyens d’action :
• L’empereur entretient des liens privilégiés avec certaines tribus frontalières, par exemple sur les bords du Rhin, quitte à verser des subsides à leurs chefs. En échange, ces « clients » se tiennent tranquilles, voire contribuent à la protection de la zone.
• L’armée embauche des mercenaires appréciés pour leur talent militaire. Cette pratique existe depuis Jules César mais elle devient massive à partir du IVe siècle. Les soldats se fixent sur le territoire et épousent des Romaines. On les appelle les « barbares impériaux ».
Les chefs fournissent des généraux de premier plan (Stilicon, Aetius). L’avantage ? Dans un climat politique instable, ces hommes d’origine étrangère ne représentent pas une menace pour l’empereur car ils ne trouveraient aucun appui pour conquérir le pouvoir.
• Rome installe des Barbares sur son territoire pour cultiver les terres vacantes. Les cantonnements de paysans-colons se multiplient à partir du IVe siècle. Certains se composent de tribus vaincues réduites en esclavage (« barbares déditices »), d’autres de groupes d’hommes libres (« lètes »). L’intérêt ? Cela ne coûte pas cher, tout en valorisant des régions dévastées ou dépeuplées.
Ces pratiques contribuent à brouiller l’opposition binaire entre Romains et Barbares pour dessiner des identités plus complexes.
3 L’arrivée des Huns complique encore le jeu ?
Depuis le milieu du IIIe siècle, Rome est passée du statut de puissance dominante à celui de puissance menacée. L’échiquier des équilibres régionaux s’avère redoutable. Le monde romain compte plusieurs fronts extérieurs, en raison de l’étendue de l’Empire, et parfois intérieurs, à cause d’une instabilité politique chronique qui nourrit les ambitions des usurpateurs.
Les dirigeants romains peuvent utiliser un groupe barbare contre une faction adverse en cas de guerre civile, ou contre un autre groupe barbare aux intentions belliqueuses, dans une succession d’alliances et de conflits. Ils parviennent tant bien que mal à sauvegarder la cohérence de l’Empire.
En 375, l’irruption d’un nouvel acteur vient bouleverser ce jeu subtil. Probablement issus d’Asie centrale, les Huns remontent le long du Danube, délogeant des populations affolées qui se dirigent vers le grand voisin romain, avec leurs guerriers. En 376, l’empereur Valens accorde aux Goths de s’installer au sud du fleuve contre la mise à disposition de troupes. C’est le premier foedus, un traité conclu avec un peuple entier, d’où le nom de « barbares fédérés ».
Cette politique permet d’acheter la paix à moindre coût. Les Huns attaquent aussi les provinces orientales (actuelle Turquie), puis la région des Balkans, conduisant à la partition définitive de l’Empire entre Orient et Occident en 395. Les destins de Rome et de Constantinople se séparent.
Les Huns remettent la pression à l’ouest. En 407, ils lancent des raids dévastateurs en direction du Rhin. Par effet domino, les Alains, les Vandales et les Suèves sont repoussés vers la Gaule. Cette fois, l’Empire n’a plus les moyens de faire face. Il cède du terrain dans un climat d’anarchie. Des groupes importants commencent à s’installer dans les régions abandonnées ou accordées par foedus.
En 418, les Wisigoths obtiennent de s’établir en Aquitaine. En 419, les Vandales passent en Espagne puis conquièrent l’Afrique (429-439). Cet événement marque un tournant. L’Empire d’Occident perd ses provinces les plus riches. Les recettes fiscales diminuent drastiquement, rendant difficile toute contre-offensive.
Malgré des périodes de répit, Rome ne réussit pas à reprendre l’initiative. L’empereur n’a plus de pouvoir direct, sauf en Italie et en Provence. Il est déposé en 476, au terme d’un processus au long cours.
4 Grandes invasions : mythe ou réalité ?
« La fin de l’Antiquité ne vit pas le déversement massif d’une horde de barbares chevelus au sein d’un empire aux mœurs policées », écrit Sylvie Joye dans L’Europe barbare. « La plupart des chercheurs ne considèrent plus qu’un grand nombre d’individus aurait pénétré subitement dans l’ancien empire, que ce soit de façon belliqueuse ou non. » Depuis longtemps, des particuliers ou de petits groupes venus de l’extérieur s’étaient installés, et en partie romanisés. On estime qu’ils auraient représenté 5% de la population.
À partir de la fin du IVe siècle, un changement d’échelle intervient avec l’arrivée de « super-groupes ». Difficile d’avancer des chiffres. Bruno Dumézil rappelle que le groupe des Vandales, l’un des rares pour lequel nous possédions quelques données, aurait compté 80 000 individus, dont 15 à 20 000 guerriers. Au même moment, l’Empire compte sans doute plus de cinquante millions d’habitants. Peut-on parler de « grandes invasions » pour cette époque ?
L’expression n’est pas neutre. Elle a été forgée au XIXe siècle dans des pays latins qui correspondent à l’ancien Empire romain (la France, l’Italie, l’Espagne). En face, les Allemands, qui se considèrent comme les descendants des « Germains », préféraient parler de Völkerwanderungen, la migration des peuples. Tout est une question de point de vue ! Aujourd’hui, les historiens évitent d’utiliser ces termes pour souligner l’originalité et la complexité du phénomène.
Les barbares n’avaient probablement aucune intention de détruire l’Empire romain. Ils voulaient profiter des avantages d’un espace riche et paisible, ce qui ne les empêche pas de semer parfois la violence, notamment au Ve siècle. Ces minorités ont engendré d’importantes transformations culturelles et politiques quand elles ont pris le pouvoir sur la population, du fait de la dissolution de l’autorité impériale.
5 Des peuples en formation ?
Le XIXe siècle a adoré les Barbares. Dans le contexte de la montée en puissance des nationalismes, chaque peuple se cherche des ancêtres. Alors pourquoi se priver des mythologies romantiques Des tribus de guerriers impétueux auraient conquis des terres sur les décombres de l’Empire romain, donnant naissance aux pays de l’Europe contemporaine.
Cette passion a laissé des marques dans l’imaginaire collectif. En réalité, les Barbares n’ont pas toujours été des peuples constitués : Francs, Burgondes, Alamans, Germains, etc. Ce sont les Romains qui leur ont donné les noms sous lesquels nous les connaissons, laissant croire à leur existence immuable. Dans les années 1960, l’historien R. Wenskus a mis au point le modèle de l’ethnogenèse : il contestait l’idée de groupes biologiquement et culturellement homogènes.
Pour lui, les peuples barbares se seraient formés par agrégation, autour d’un « noyau de traditions » (langue, religion, etc.). Un processus séduisant à l’heure de l’immigration et des défis de l’intégration. Aujourd’hui, certains chercheurs pensent que la formation de ces peuples se serait faite par reconnaissance autour d’un chef, à la faveur des contacts avec l’Empire romain.
Des personnalités fortes émergent en zone frontalière. Elles prennent de l’importance dans le jeu politique et obtiennent la gestion de territoires entiers grâce à un rapport de force favorable.
Les royaumes barbares s’établissent au Ve siècle, dans une farouche concurrence. Quand l’inimaginable se produit, la chute de l’Empire romain d’Occident, ils assument plus (Francs, Wisigoths, Ostrogoths) ou moins (Vandales, Alamans) une part de son héritage, voire l’ignorent (Anglo-Saxons). À partir du VIe siècle, les nouvelles puissances commencent à écrire leur histoire. Elles construisent leur identité. Elles se donnent un destin.
6 Une christianisation rapide ?
Autour de l’an 300, l’Empire romain compte entre 5 et 10 % de chrétiens. Ils se trouvent surtout dans les villes et les provinces orientales, composant une mosaïque de communautés. À partir de la conversion de Constantin, la jeune religion bénéficie du soutien des empereurs, de la reconnaissance de son existence (313) à l’interdiction des cultes païens (391).
Malgré les efforts du pouvoir, cette politique coercitive ne parvient pas à créer l’unité religieuse. Le paganisme demeure présent, surtout dans les campagnes. Et le christianisme apparaît multiple, notamment en raison des divisions théologiques. C’est une période de construction pour les dogmes de la foi.
En 325, le concile de Nicée condamne l’arianisme, une doctrine qui considère que le Christ n’est pas égal à Dieu le Père. En 381, le concile de Constantinople rejette l’homéisme qui propose sur le sujet une solution de compromis : un Père presque égal au Fils. Cette variante séduit bien des adeptes.
Au Ve siècle, les souverains des royaumes barbares qui s’établissent en Europe et au nord de l’Afrique sont pour la plupart homéens : Ostrogoths, Wisigoths, Vandales, etc. Ils ont pu être touchés par le message chrétien qui place les hommes sur un pied d’égalité, faisant sauter la distinction entre Romains et Barbares. Leur conversion est un moyen de paraître civilisés, adoptant une religion de prestige, sans s’aligner sur la doctrine officielle, défendue par les empereurs et les élites romaines. Seuls les Francs restent païens.
Vers 500, le baptême de Clovis est un tournant. Le roi préfère le christianisme catholique à la doctrine homéenne. Les autres suivront. À la fin du VIIe siècle, la majeure partie de la population européenne est baptisée, y compris dans les royaumes anglo-saxons. Des missions débutent en Germanie. Bientôt, l’Europe ne connaît qu’une seule religion : le christianisme catholique. Comment expliquer une mutation aussi rapide ?
Bruno Dumézil récuse l’idée d’une conversion par la force même s’il met en évidences des pressions plus subtiles. Le rôle des évêques et des élites laïques apparaît majeur. Les souverains s’investissent pour unifier une population disparate et sacraliser leur pouvoir. L’universalisme chrétien crée un monde nouveau où différents royaumes peuvent coexister dans une civilisation commune.
7 Comment connaissons-nous les Barbares ?
Question redoutable... D’abord, nous ne savons quasiment rien de ces groupes avant qu’ils entrent en contact avec l’Empire romain. Que se passe-t-il dans les siècles précédents D’où viennent-ils Quelles trajectoires ont-ils suivi Comment vivaient-ils À quoi ressemblaient leurs religions Les sources écrites n’existent pas. L’archéologie livre des traces ténues.
Pour la période courant du Ier au IVe siècle, les fouilles menées dans les terres germaniques montrent un accroissement démographique, une amélioration des techniques agricoles, la création de villages, le développement de la métallurgie puis l’apparition d’un artisanat de luxe. L’écriture runique voit le jour mais les textes à notre disposition proviennent essentiellement des Romains et des « Barbares impériaux ».
Ils offrent un certain point de vue que les historiens nous ont appris à considérer avec une distance plus critique. À partir du Ve siècle, l’établissement des royaumes barbares apparaît mieux documenté par des lettres, des chroniques, des recueils de lois, des histoires, etc. L’archéologie s’avère aussi très dynamique avec d’importantes découvertes réalisées ces dernières années comme les tombes d’aristocrates francs mises au jour à Saint-Dizier en 2002 ou le trésor du Staffordshire en Angleterre en 2009.
En s’appuyant sur ces différents éléments, les historiens tentent de comprendre ces temps troubles, conscients qu’ils y projettent aussi les questions d’aujourd’hui, par exemple celle de l’identité de l’Europe. Ils ne sont pas toujours d’accord entre eux. Par exemple, quel est le rôle exact des Barbares dans la fin du monde antique Ont-ils provoqué la chute de l’Empire romain d’Occident ou bien les structures se sont-elles affaissées pour des raisons internes Les débats restent ouverts. Ils montrent une recherche en action.
L'Antiquité tardive
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