17 juin 2023. La Cité nationale de l’Histoire de l’immigration a été ouverte en octobre 2008 à l’initiative du président Jacques Chirac. Bien qu’installé dans le superbe Palais de la Porte Dorée, un bijou de l’Art déco à l’entrée du bois de Vincennes (Paris), ce musée n’a jamais trouvé son public. Il a donc été rénové de fond et comble pour rouvrir en fanfare ce 17 juin 2023 en se donnant pour mission rien de moins que « présenter au public les apports positifs de l’immigration en France. »
Propagande hier, aujourd’hui et demain
« Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Empire colonial est l’objet d’une propagande de plus en plus intense. Conçu par l’architecte Albert Laprade pour l’Exposition coloniale de 1931, le Palais de la Porte Dorée doit donner une traduction à la fois monumentale, pérenne et pédagogique de l’idée du « salut par l’Empire, » lit-on dans une plaquette officielle du nouveau musée (Images des colonies au Palais de la Porte Dorée, 2023).
La fin de la plaquette a de quoi surprendre : « Aujourd’hui, le Palais de la Porte Dorée abrite (…) le Musée national de l’histoire de l’immigration qui, à travers ses collections, ses expositions et sa programmation, présente au public les apports positifs de l’immigration en France. » L’immigration en France aurait-elle donc des apports négatifs que l’on voudrait cacher ?
Les universitaires à l’origine du projet accusent régulièrement les historiens d’antan d’avoir réduit l’Histoire de France à un « roman national ». Ils se sont élevés précédemment contre un amendement à l'article 4 de la loi du 23 février 2005 en faveur des rapatriés et des harkis qui stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » Leur critique était fondée car l’Histoire n’a pas à se faire juge. Mais voilà que ces universitaires tombent dans le même travers en revendiquant une Histoire de l’immigration politiquement orientée.
De fait, la visite du musée nouvelle manière confirme nos appréhensions. L'Histoire s'en trouve trahie de plusieurs manières : par des omissions, par des approximations, par des comparaisons hasardeuses et également par des hors-sujet. Grâce à quoi il est possible d’affirmer une chose et son contraire ou de démontrer qu’il fait jour à minuit.
La nouvelle muséographie du Palais de la Porte Dorée a été inspirée par l'historien Patrick Boucheron et le démographe François Héran, tous deux professeurs au Collège de France, sous l'autorité de Pap Ndiaye, directeur du palais de la Porte Dorée de février 2021 à mai 2022. Ils ont souhaité montrer que l’immigration est constitutive de l’Histoire de France. C'est une façon de banaliser l’immigration des dernières décennies en la présentant comme le prolongement naturel des migrations antérieures.
Que dire des autres pays européens qui sont également affectés depuis peu par une immigration de masse ? L’Espagne, l’Angleterre, l’Italie, la Suède ou encore l’Allemagne n’ont jamais connu d’immigration notable avant la fin du XXe siècle. Ces pays ne se rebellent pas pour autant contre ce phénomène inédit, contraire à leur Histoire et leur culture. Ils s'en accommodent, le reconnaissent pour ce qu'il est et lui trouvent d’autres raisons qui les conduisent à s’en accommoder. N’eut-il pas été préférable d’examiner ces raisons plutôt que de nier la singularité du phénomène et d’inventer une prétendue continuité historique proprement française ?
Migrations d'hier et d'aujourd'hui
La visite du musée illustre la fragilité de la thèse selon laquelle la France serait de toute éternité un « pays d'immigration ». Elle se déroule de façon académique mais aussi brouillonne et parcellaire, suivant une succession d'événements relatifs au droit des étrangers et à l'entrée des étrangers en France au cours des trois derniers siècles (1685-1983). Les oublis sont toutefois nombreux ; rien par exemple sur les cent mille Alsaciens-Lorrains qui ont rejoint la France après l'annexion de leur terre par l'Allemagne en 1871 ; rien sur les artistes de la Belle Époque ou la France « black blanc beur » de 1998. Quant au XXIe siècle, il ne fait l'objet d'aucune analyse. Faut-il y voir la gêne des historiens face à un mouvement migratoire sans précédent ?
Patrick Boucheron, qui a ramené l’histoire de l’immigration à douze dates-pilier, fait débuter la visite en 1685 seulement, avec d’une part la révocation de l’Édit de Nantes et l’expulsion des protestants, d’autre part la promulgation d’un droit relatif aux lointaines îles à esclaves plus tard qualifié de « Code noir ». Il s’agit de deux faits qui, curieusement, n’ont rien à voir avec une quelconque immigration en France même.
Qui plus est, cette date fondatrice intervient à un moment où la France est déjà solidement constituée comme nous le montrons par ailleurs, avec en gestation tous les principes caractéristiques de sa culture et de son identité : égalité de droits entre les hommes et les femmes, loi commune applicable à tous, distinction de la raison et de la foi, séparation de l’Église et de l’État, langue littéraire de haute tenue, etc.
Ces acquis de la France sont à mettre au crédit des quarante générations qui ont bâti la communauté nationale depuis dès avant l’An Mil, en étroite communion avec le reste de l’Europe. Ce grand brassage médiéval a forgé la civilisation européenne (« unie dans la diversité » selon la devise du Conseil de l’Europe). Il est illustré par les échanges de princesses, chaque dynastie ayant à cœur de s’unir par le mariage à ses rivales potentielles pour limiter les conflits. Il se poursuit jusqu’à nos jours avec les échanges d’étudiants et la circulation des hommes et femmes d’affaires.
Mais ce brassage et cette fécondation croisée pluriséculaires, sur lesquels le musée de l'immigration se montre muet, n’ont rien à voir avec l’immigration de masse qui affecte aujourd’hui tous les pays européens et occupe les esprits.
Les publicitaires auxquels le musée de la Porte Dorée a confié sa promotion ont réalisé un « coup » comme ils en ont l’habitude, en travestissant la réalité (voir l’affiche ci-contre). Les médias et les réseaux sociaux sont tombés dans le panneau à pieds joints en dénonçant à qui mieux mieux la qualification d’étranger associée à Louis XIV. De fait, ce qualificatif est tout à fait anachronique et faux. Les souverains étaient tous apparentés par leurs gènes… de même que tous les Européens (note). Les uns et les autres n’étaient pas moins conscients d’appartenir à la communauté au sein de laquelle ils vivaient.
Le plus drôle est que le musée ne fait à aucun moment allusion aux mariages royaux. Son affiche et sa campagne de promotion sont en décalage total par rapport à sa thématique.
L’invention de l’étranger
La deuxième date-pilier de Patrick Boucheron est 1789. La Révolution donne forme au sentiment national. L’étranger désignait auparavant quiconque habitait au-delà de la ligne d’horizon. Il devient désormais l’antonyme du citoyen. S’il fait le choix de vivre en France, il peut devenir pleinement citoyen dans des conditions très réglementées (décret Target du 30 avril 1790). Les étrangers engagés aux côtés des révolutionnaires, tels Thomas Paine et Anacharsis Cloots, seront récompensés l’un par la prison, l’autre par la guillotine.
Les aléas politiques conduisent nombre de Français à choisir l’émigration. En retour, par la suite, les révoltes dans différents pays européens dont la Pologne, l’Espagne et l’Italie, conduisent la France à accueillir nombre de réfugiés politiques. Tout cela participe du brassage inhérent à l'aire de civilisation européenne.
Le 21 avril 1832, le gouvernement édicte la première loi sur les réfugiés. C’est l’amorce du droit d’asile dans une Europe embrasée par les soulèvements révolutionnaires et nationaux.
En même temps, la France, en avance sur ses voisins, connaît un très sévère ralentissement de sa croissance démographique. Dès le milieu du XIXe siècle, le renouvellement des générations n’est plus assuré et cette « grève des berceaux » conduit les chefs d’entreprise à faire appel à des travailleurs des pays frontaliers tels que la Belgique, la Suisse ou l'Italie, sans compter la Pologne.
Les étrangers sont à peine 380 000 au recensement de 1851 (1% de la population) et 1,1 million (3% de la population) en 1886, dont plus de 420 000 sont nés en France.
Cette immigration frontalière ne va pas sans mal ni tensions. Un tiers seulement des Italiens font souche dans le pays.
Le drame d’Aigues-Mortes, en 1893, revient ad nauseam dans la prose contemporaine pour illustrer la « xénophobie » française et le musée de la Porte Dorée n’échappe pas à ce travers. La réalité de ce drame, ce sont des travailleurs de Vénétie obligés de travailler en équipe avec des « trimards » locaux (vagabonds). Les premiers sont payés au rendement, les seconds à la journée. Pour ne rien arranger, les Italiens vivent pieusement en famille. Les voilà donc agressés et massacrés aux cris de « Mort aux Cristos » par une racaille inculte et jalouse dont la conscience politique ou nationale est absolument nulle.
Sous la IIIe République, la classe politique et l’opinion acceptent de plus en plus mal que les enfants nés d’étrangers échappent aux servitudes de la conscription. Aussi, par la loi du 26 juin 1889, les parlementaires déclarent-ils français dès sa naissance, sans possibilité de renonciation, « tout individu né en France d’un étranger qui y est lui-même né ». C’est l’émergence du « droit du sol » qui est donc à l’origine destiné à donner des soldats à la France.
Par un fait surprenant, le musée occulte l’arrivée à Paris, à la « Belle Époque », de nombreux artistes et écrivains de toute l’Europe qui vont contribuer à l’aura de la République française. Il ne dit mot non plus de l’accueil d’intellectuels et artistes afro-américains après la Grande Guerre, parmi lesquels bien sûr Joséphine Baker. Rien sur Romain Gary (« Je n'ai pas une seule goutte de sang français mais la France coule dans mes veines ») et bien d’autres.
Le musée préfère s’étendre sur les mesures de défiance à l’égard des étrangers dans l’entre-deux-guerres et sur la xénophobie supposée des classes populaires.
Le traitement de Picasso est symptomatique. Attiré comme bien d’autres par la Ville-Lumière, le jeune peintre a vu son talent très vite reconnu. Quand arrive la guerre en 1914, il se garde de se faire naturaliser comme son ami Apollinaire car il n’a aucune envie de partir dans les tranchées. C’est seulement à 60 ans, en avril 1940, pendant la « drôle de guerre », qu’il dépose une demande de naturalisation. Elle lui est refusée en raison de sa sympathie supposée pour l’URSS, alors associée à Hitler ! Faut-il y voir une manifestation de xénophobie comme le musée de la Porte Dorée le laisse entendre ?
Une approche francocentrée du présent
La fin du parcours, dédiée à la période récente, est convenue et totalement dépourvue d’historicité. Elle s'en tient à la présentation de quelques sondages et à la mise en avant de quelques parcours de migrants ordinaires. Par rapport à l’ancienne muséographie, on peut relever le remplacement de la valise en carton de l’immigré portugais par le sac de couchage de l’immigré bulgare.
Notons le singulier contresens illustré par ce sac de couchage : il a appartenu à Nikolaï, un Rom de Bulgarie venu en France en 2009. Après plusieurs années d'errance, le jeune homme a pu entrer dans l'administration parisienne. Nikolaï est donc un ressortissant de l'Union européenne et s'il a fui son pays, c'est en raison des discriminations qu'y subissent encore les Roms en dépit des principes constitutionnels que le gouvernement bulgare est censé respecter. Le sac de couchage n'a donc rien à voir avec les migrations d'aujourd'hui ; il illustre simplement, si l'on peut dire, l'incapacité de l'Union européenne à faire appliquer le droit à l'intérieur de ses frontières.
Aucune précision statistique n'est apportée sur les flux migratoires. Aucune perspective historique non plus. Il est ainsi écrit sans plus de précision que « la France est de fait une société multiculturelle » sans que soit précisée la portée de ce concept qui faisait horreur à la totalité de la classe politique il y a seulement vingt ans...
Sont énoncées toutes les mesures destinées dans la deuxième moitié du XXe siècle à freiner l’immigration de peuplement. Autour de la date-pilier de 1983, qui rappelle la « Marche des Beurs », sont évoqués aussi les faits divers violents et parfois tragiques relatifs à la difficile intégration des nouvelles communautés étrangères.
On peut regretter que ne soient pas exposées également les dispositions prises par les partis conservateurs au pouvoir, en France comme en Allemagne, pour recruter des travailleurs étrangers (Maghrébins, Turcs, etc.) avec le but avoué de faire pression sur les salaires, au grand dam de la gauche sociale et du parti communiste.
On peut surtout s’étonner de l’absence de référence au retournement capital de 1973-1974. Cette année-là est marquée par la fin des « Trente Glorieuses » en France. Mais pour les démographes, elle se signale par-dessus tout par :
• La chute brutale de la fécondité en-dessous du seuil de renouvellement de la population dans la plupart des pays européens.
• Un solde migratoire qui devient positif en Europe pour la première fois depuis au moins un millénaire (le Vieux continent accueille davantage d'immigrants que ne partent d'émigrants).
Les deux phénomènes démographiques sont indubitablement liés. Ils vont s’amplifier l’un et l’autre en 2015 avec d’une part un nouvel effondrement de la fécondité et un solde naturel négatif dans la plupart des pays, d’autre part une immigration clandestine désormais hors contrôle (note).
Cet oubli met en lumière l'un des travers les plus dommageables du musée de l'Immigration : son approche strictement francocentrée d’un phénomène migratoire qui affecte toute l’Europe et n’a pas de précédent dans l’Histoire par sa nature et son ampleur. Un comble pour des universitaires qui se flattent de leur ouverture à l’Histoire mondiale.
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Voir les 21 commentaires sur cet article
Jean-Paul Demoule (26-06-2023 08:10:19)
Je remercie André Larané d’accepter le débat sur ce point. Je rappellerai néanmoins qu’il n’y a aucun rapport entre les colonisations du 19ème siècle, conquêtes militaires violentes ayant... Lire la suite
JOJO (23-06-2023 13:06:37)
Comme d'habitude on se cache derrière son petit doigt pour ne pas reconnaitre une lâcheté politique que l'on essaie de masquer par la propagande. L'Allemagne des année 35 avait un expert en la mat... Lire la suite
Jean-Paul Demoule (22-06-2023 16:52:48)
Depuis quelques temps, je m'interrogeais sur une certaine dérive "droitière" d'Hérodote, dont je suis pourtant un fidèle lecteur. Le compte rendu très tendancieux du livre de Hervé Le Bras "Il n... Lire la suite