Mœurs et civilités

Restons polis !

« Dis bonjour à la dame », « mais mouche ton nez », « ne parle pas la bouche pleine » ! Ces exhortations, on les a tous entendues et répétées à notre tour. Elles font partie des bases de notre politesse, cet art du savoir-vivre qui nous permet de lisser la vie en société. Ces règles ont fortement évolué au fil du temps, et le maroufle d'hier n'est plus celui d'aujourd'hui.

C'est pourquoi nous vous invitons, courtoisement et seulement si vous le voulez bien, à un petit rappel sur l'histoire de nos chers « fais pas ci, fais pas ça »... De quoi oublier notre époque qui a criminalisé la bise et la poignée de mains...

Isabelle Grégor

Louis Léopold Boilly, Réunion de 35 têtes d'expression, 1825, Tourcoing, musée des Beaux-Arts.

Oups, pardon !

On ne saura jamais quel est le premier Sapiens qui s'est excusé après avoir écrasé le pied de l'un de ses congénères. Mais il n'est aucun doute que dès les premières civilisations, la politesse est au centre des rapports sociaux.

Bas-relief de Persépolis, montrant une audience royale, Téhéran, musée national. Le roi (au centre) reçoit un baiser de la main de l'un de ses courtisans (à droite).En Égypte, dès le plus jeune âge, l'enfant se doit d'apprendre à respecter parents et supérieurs. « Comment vas-tu ? Puisses-tu être vivant ! Mes yeux sont aussi grands que Memphis tellement j'aspire à te voir... » (cité dans le Dictionnaire de la civilisation égyptienne) : les formules sans fin que les scribes intégraient à leur courrier sont une preuve amusante de l'importance des marques d'obligeance.

C'est aussi à cette époque que l'on trouve l'origine de cette étrange coutume, la bise : « Lorsque deux Perses se croisent en chemin, voici par quoi l’on peut reconnaître qu’ils sont du même rang : au lieu de prononcer des formules de politesse, ils s’embrassent sur la bouche ; si l’un d’eux est d’un rang quelque peu inférieur, ils s’embrassent sur les joues ; si l’un d’eux est de naissance très inférieure, il se met à genoux et se prosterne devant l’autre » (Hérodote, L’Enquête, Ve siècle av. J.-C.).

Attention cependant à ne pas en faire trop : les Mésopotamiens, eux-mêmes fort distingués, pouvaient devenir très soupçonneux devant une urbanité tape-à-l’œil, comme le montre ce traité de médecine : « S'il prononce sans cesse des paroles de salutation : il souffre de la maladie de la parure » (Traité akkadien de diagnostics médicaux, cité par Audrey Heckel). Entre politesse et flagornerie, il y a un fossé qu'on ne peut en aucun prix franchir !

Valérien aux pieds de Shapur Ier, IIIe siècle, Naqsh-e Rostam, Iran.

Politesse, civilité ou courtoisie ?

On peut être poli sans être courtois, faire preuve de civilité sans être poli... Tâchons d'y voir plus clair ! Au bas de l'échelle se situe la civilité consistant à se montrer bon citoyen (« civis » en latin), c'est-à-dire à respecter les mœurs de sa collectivité. Si vous adoptez un comportement plus raffiné, vous voilà entré dans la politesse, ce contrôle sur soi-même qui a participé, selon Norbert Elias, à la mise à l'écart collective de la violence et donc au développement des civilisations.
Puis imaginons que vous viviez dans une cour du Moyen Âge : il vous faut devenir un bon courtisan, certes bien élevé mais aussi plein d'élégance, notamment vis-à-vis de l'adversaire... et du sexe faible. Vous atteignez alors un niveau de raffinement qui vous vaudra bien de la reconnaissance puisque vous avez su vous éloigner de cet état de grossièreté qui rend les rapports sociaux si difficiles. Sans rituels communs, pas de société !
Nous avons besoin de la politesse pour mettre un peu d'huile dans les rouages, pour faciliter notre intégration, montrer que l'on connaît les codes et que l'on appartient bien au même monde, aussi réduit soit-il. C'est ainsi qu'on ne rendra pas visite habillé de la même manière à son chef et à sa grand-mère bien-aimés, que l'on pourra faire la bise à l'une et pas à l'autre. Si une grande part d'hypocrisie et d'artificialité est indispensable pour faire tenir debout l'édifice, la politesse reste un des meilleurs outils que l'on ait trouvés pour simplement apprécier de vivre ensemble.

La philosophie du rot

La dexiosis, vous connaissez ? Pourtant c'est un geste que l'on pratique tous les jours depuis fort longtemps puisqu'il est déjà signalé du côté de chez Homère. Et oui, Achille et Ménélas se saluaient en se serrant la main ! Rien de tel pour montrer que ladite menotte n'est pas crispée sur une arme.

Peintre d'Achille, Cratère, vers 450 av. J.-C., Londres, British Museum.Et ce n'est pas la seule marque de politesse que nous aient léguée les Grecs si l'on en croit les règles rappelées par Platon : « pour la jeunesse garder le silence en présence des vieillards, un silence approprié ; les faire asseoir ou se lever pour leur céder sa place » (La République, IVe siècle av. J.-C.). La règle est simple : pas de bon citoyen sans douceur dans les comportements.

Plus étonnant, le fameux « À vos souhaits ! » que l'on adresse à un éternueur ne serait pas sans lien avec la croyance que cette manifestation physique est un message que les Dieux nous font passer. Étudiez le « atchoum ! » de votre voisin : vous connaîtrez son avenir (mais gardez-vous à distance aussi longtemps que rode le coronavirus)…

Attention, cette croyance n'est pas sans soulever des débats hautement philosophiques, comme le rappelle le sage Aristote : « Pourquoi les émissions des autres gaz, comme le pet et le rot, ne sont-elles pas considérées comme sacrées, et l'éternuement l'est-il ? » (Problèmes, IVe siècle av. J.-C.).

Bonne question, n'est-ce pas ? D’autant qu’il est des civilisations où le rot, par exemple, est une marque positive de reconnaissance à l’égard de son hôte.

Le Banquet de Platon, deux tableaux d'Anselm Feuerbach peints en 1869 et en 1874. La première version se trouve au musée d'art de Karlsruhe. La seconde à la Galerie nationale de Berlin. Alcibiade (à gauche) fait son entrée ivre et légèrement vêtu, tandis que son hôte, Agathon, couronné de lauriers, l'invite à s'asseoir.

Gymnastique cochonne

Chez les Romains aussi, il serait étonnant de répondre dans ces conditions un sympathique « Que Jupiter vous conserve ! ».

Statues des Tétrarques, début IVe siècle, basilique Saint-Marc, Venise.Antoine, maître de cavalerie de César, aurait dû se méfier de l'importance accordée à la maîtrise de soi dans sa société : il fut condamné à mort pour avoir laissé échapper un malencontreux rot en plein Sénat. On ne saura jamais s'il a aggravé son sort en adressant à ses juges ce que les poètes appelaient un « doigt infâme », version minimaliste du bras d'honneur mais à la connotation sexuelle toujours claire.

Nos ancêtres les Romains savaient aussi faire preuve d'originalité : il n'y avait par exemple rien de plus chic pour un invité de bonne famille que de demander, au milieu d'un bon repas, une bassine pour vomir. Voilà une façon inattendue de remercier de l'abondance de nourriture et de remplacer le trou normand !

Ce n'est pas du goût de tout le monde : « Ils vomissent pour manger, et mangent pour vomir » se plaint Sénèque (Consolation à ma mère Helvia, Ier siècle). Cette coutume va en effet à l'encontre du principe du « ne quid nimis » (« rien de trop ») qui réglait les rapports sociaux. Un simple « ave » ou « salve » suffisait à saluer une connaissance que l'on n'hésitait pas à accompagner aux latrines pour poursuivre la conversation.

Difficile aujourd'hui d'imaginer ce type de politesse et nous serions bien gênés s'il nous fallait suivre le vieux principe de tout homme bien élevé : « À Rome, fais comme les Romains ».

Les mots magiques

C'est un trio incontournable, bien connu de ceux qui accueillent le public : « Bonjour, merci, au revoir ! » Apparu au XIIIe siècle, le premier est là pour nous rappeler que la politesse est aussi une façon de montrer sa bienveillance, à moins d'être un Harpagon qui préfère « prêt[er] le bonjour » (Molière, L'Avare, 1668). Il est temps de se séparer ? C'est l'heure du « Bonne journée », version féminine du précédent qui, étonnamment, renvoie à une situation contraire. On peut lui préférer le banal « Au revoir ! » qui appelle à une nouvelle rencontre et est bien plus optimiste que le définitif « Adieu ! » Passons sur les « À plus ! » et autres « À tout' ! » adoptés au choix par les personnes pressées ou paresseuses.
Quant au « merci » (« salaire, récompense » en latin), à une époque où les échanges se faisaient sans argent, il a d'abord été employé pour supplier son bienfaiteur de ne pas avoir à donner de contrepartie à son cadeau.
Le voici qui logiquement est devenu l'équivalent de « Pitié ! », sens que l'on rencontre toujours dans les expressions « Dieu merci ! », « tenir quelqu'un à sa merci » ou « être sans merci ». Cette idée de menace se retrouve dans le « Pardon ! » puisqu'il vient de « perdonner vie », c'est-à-dire « faire grâce à un condamné ». N'oubliez pas, la prochaine fois que vous vous excuserez, que votre « Pardonnez-moi ! » est une supplique pour garder la vie sauve !

Valve de miroir en ivoire, scènes courtoises, XIVe siècle, Paris, musée du Louvre. L'agrandissement montre le e Miroir de l'humaine salvation, anonyme, XVe siècle, Chantilly, musée Condé.

Fini de jouer !

« Merci la gueuse. Tu es un laideron mais tu es bien bonne ». Incongrue, cette réplique du film Les Visiteurs (1993) ? Pas tout à fait.

Le Moyen Âge est loin d'être une époque de goujats, comme le prouve la publication de conseils à la fois inspirés de Cicéron ou Sénèque et marqués par l'idéal monastique de la maîtrise de soi. Et surtout, c'est à partir du XIe siècle que naît la courtoisie qui met en avant l'attention portée à autrui, notamment aux femmes, et qui donnera naissance à notre galanterie.

Alexander Bening, miniature du Bréviaire Grimani, 1515-1520, Venise, Biblioteca Marciana.Toutefois, ce sont les humanistes de la Renaissance qui vont faire avancer d'un grand pas les bonnes manières. En 1530, Érasme publie un traité considéré comme le premier traité du savoir-vivre. Ronfler, bâiller, grimacer...

Sa Civilité puérile (1530) dresse la liste des mauvaises habitudes à fuir pour domestiquer ses plus bas instincts et rompre avec l'animalité. Fini les doigts dans le nez ! Il faut lutter contre son corps, le cacher et prendre une nouvelle distance avec l'autre.

À ce jeu, c'est l'Italie qui sert une fois de plus de modèle, cette Italie où les jeunes gens de bonne famille vont faire leur apprentissage. À leur retour, quelle surprise face à la bonhomie et la familiarité de manières d'un François Ier ! Mais l'Italie va remettre de l'ordre dans tout cela sous l'autorité de Catherine de Médicis.

À la cour des Valois, les gauloiseries rabelaisiennes laissent place à une belle maîtrise de soi et de son corps qu'on épile, amincit et parfume par respect pour son interlocuteur. Voyez comme je me fais beau pour vous, comme j'ai un joli langage !

Quelques conseils bienvenus

Le chapitre « De la décence et de l'indécence du maintien » de La Civilité puérile d'Érasme marque un tournant dans l'instauration de nos rituels de politesse. En voici quelques extraits, à suivre à bon escient !
« Il est indécent de regarder en ouvrant un œil et en fermant l'autre ; qu'est-ce, en effet, autre chose que se rendre borgne à plaisir ? Laissons cela aux thons et à certains artisans. […]
Avoir la morve au nez, c'est le fait d'un homme malpropre ; on a reproché ce défaut à Socrate le Philosophe. Se moucher dans son bonnet ou sa veste est d'un paysan, dans son bras ou son coude, d'un marchand de poisson ; il n'est pas beaucoup plus poli de le faire dans la main, si la morve tombe sur la veste. Il est de recueillir les saletés du nez dans un mouchoir, en se détournant un moment si l'on est avec des supérieurs. Si en se mouchant dans les doigts quelque chose tombe à terre, il faut l'écraser aussitôt avec le pied. […] Il est ridicule de faire passer sa voix par le nez ; c'est bon pour les joueurs de cornemuse et les éléphants ; froncer le nez, c'est l'affaire des bouffons et des baladins. […]
Détourne-toi pour cracher, de peur d'arroser et de salir quelqu'un. [...]
Si tu as envie de vomir, éloigne-toi un peu : vomir n'est pas un crime. Ce qui est honteux, c'est de s'y prédisposer par sa gloutonnerie »
(Érasme, La Civilité puérile, 1530).

Claude Gillot, Les Deux carrosses, 1707, Paris, musée du Louvre.

Délicates dentelles

Au XVIIe siècle, les salons commencent à dicter leurs lois. Ces dames n'étaient pas appelées « Précieuses » pour rien ! Elles n'acceptent de côtoyer que des « honnêtes hommes » associant dans une même harmonie l'être et le paraître. De la distinction, que diable ! Adieu le « nez », bienvenue aux « écluses du cerveau ».

Joseph Durcreux, Autoportrait, le bâillement, 1783, Los Angeles, Getty Center. L'agrandissement donne à lire un extrait de La Civilité française, 1789, coll. part.Il faut dire que l'exemple vient d'en haut, Louis XIV ayant décidé de mener à la baguette son armée de courtisans. Il est désormais par exemple inconcevable de bâiller ou rire à gorge déployée, ce serait mettre en défaut le couple royal qui a une dentition déplorable.

Mais les recommandations ont leurs limites, et on peine à faire reculer la déplorable habitude de cracher ou se soulager dans les lieux publics. La Galerie des Glaces en sait quelque chose, elle qui doit refuser le public une journée par semaine pour le grand nettoyage !

Quelques années plus tard, les dentelles sont toujours là mais désormais le pire manque d'élégance est le manque d'esprit. Les Lumières doivent briller en société, mais point trop n'en faut, comme le remarque Jean-Jacques Rousseau.

Il n'est pas question que son personnage d'Émile cède à l'hypocrisie de la politesse qui révèle et accentue les différences sociales : « sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne ; sans cesse on suit les usages, jamais son propre génie » (Jean-Jacques Rousseau, Émile, 1762).

Pour commencer, adoptons le tutoiement en famille. Cette drôle d'idée est reprise par l'assemblée révolutionnaire de la Convention. Elle va jusqu'à interdire totalement le « vous » ainsi que les « monsieur/madame », remplacés par le révolutionnaire « citoyen/ne ». Il s'agit désormais de faire preuve de civilité et non plus de politesse, trop connotée Ancien Régime.

La politesse ? Beurk !

Claude Simonin, Le Vrai portrait de M. de Molière en habit de Sagnarelle, XVIIe siècle, Paris, BnF.Fin observateur de son temps, Molière s'est bien entendu penché sur le cas de la politesse, fort à la mode au XVIIe siècle. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Alceste ne l'apprécie guère.
« Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée »
(Molière, Le Misanthrope, 1666).

Crinoline, ses dangers et ses difficultés, 1850, Londres, museum of London.

Tout va très bien, Madame la Marquise

Cette antipolitesse généralisée ne survivra pas à Thermidor et au retour des courtisans sous le Directoire. Napoléon Ier n'hésite pas à prendre conseil auprès de Mme de Genlis, la Nadine de Rothschild de l'époque et future gouvernante de Louis-Philippe. La politesse, comme le roi, se fait « bourgeoise » pour aider cette nouvelle couche de la société à se distinguer du peuple.

Gavarni et Grandville, Comment on se salue à Paris dans Le Diable à Paris, 1845.Attention désormais aux fautes de goût, en particulier vestimentaires, qui peuvent détruire à jamais une réputation : impossible de sortir sans gants, avec des bijoux trop coûteux ou pire, « en cheveux » comme les prostituées. Et lorsqu'on met le nez dehors, on préfère éviter ces lieux où les règles de la civilité ont toujours du mal à survivre : les transports. Gare en effet à la promiscuité, aux crinolines écrasées et aux coups de canne !

Dans la bonne société, élevée à la lecture des manuels d'Usages du monde de la baronne Staffe, rien ne fait plus peur que le ridicule. C'est donc tout à fait étrange que ce soit à ce moment-là que naisse une toute nouvelle mode pour saluer : le baisemain.

Gustave Courbet, Bonjour, monsieur Courbet, 1854, Montpellier, musée Fabre.

Le début du XXe siècle adore cette « contorsion pénible autant que disgracieuse » (Aline Raymond, Le Savoir-vivre, 1909). D'abord vue comme une sympathique curiosité soi-disant inspirée du temps des mousquetaires, elle s'impose face à la poignée de main virile qui broie les délicats doigts de ces dames, dégantées bien sûr.

L'uniformisation des mœurs invite la politesse dans les différentes couches de la société et tous les enfants commencent à partager les mêmes notions élémentaires de maintien. Enfin, presque tous : entendant « Madame la marquise est servie », la pauvre Bécassine s'écrit : « Madame la marquise seulement ? Et nous autres, quand est-ce qu'on mangera ? » (Caumery et Pinchon, L'Enfance de Bécassine, 1913).

Honoré Daumier, Comment on devient grand mathématicien, (détail), Album des Professeurs et Moutards, 1845-1846, Paris, BnF.

Jurer comme un roi

Quels étaient les jurons préférés de nos souverains ? En voici un petit échantillon.
« Charles IX [jurait] Par le jour D. Louis XII, Le Diable m'emp... François Ier, Foi de gentilhomme. Charles IX blasphémait sans crainte. On a cru que Dieu en punition de cet horrible vice n'avait pas donné une longue vie à ce Prince, qui d'ailleurs avait de très grandes qualités. Ce furent les Italiens les plus grands blasphémateurs du monde qui introduisirent ces diaboliques excès dans la Cour de France.
Henri IV jurait Ventre-Saint-Gris. On aurait de la peine à trouver ce Saint dans aucun de nos martyrologes […] ; les gouverneurs de Henry IV, lorsqu'il était encore fort jeune, craignant qu'il ne se laissât aller à blasphémer comme les autres, lui permirent de jurer Ventre-Saint-Gris, mot qui ne signifie rien du tout.
Le feu roi Louis XIII ne jurait jamais. Louis le Grand ne jure point, et a banni de la Cour les juremens et les blasphèmes »
(M. de Vigneul-Marville, Mélange d'Histoire et de littérature, 1700).

Janine Niepce, Enfant assis sur une voiture, 1957. L'agrandissement montre Gaston Lagaffe, Franquins, s.d.

Plus de chichi !

La Grande Guerre sonne la fin de la récréation : à l'égalité des tranchées doit succéder celles des comportements. Un peu de simplicité, que diable !

Alain-Fournier, Politesse, affiche, 1940-1944. L'agrandissement présente la campagne de la RATP, 2015 : Restons civils sur toute la ligne.Chapeaux et cannes partent peu à peu au fond des placards en compagnie des gants qui s'effacent face à la mode du shaking hand (« poignée de main ») revenue d'Angleterre.

L'époque veut de la vitesse et non plus des salamalecs sans fin. Le savoir-vivre bourgeois n'a plus sa place comme le rappellent de façon tonitruante les artistes de l'époque, surréalistes en tête : « Merdre ! » (Alfred Jarry, Ubu roi, 1896).

La montée des totalitarismes, hostiles aux traditions bourgeoises, va accélérer cet appauvrissement tandis que l'on constate une simplification des rapports dans les familles, largement amplifiée ensuite par le phénomène de Mai 68.

L'enfant-roi prend le pouvoir et l'on ne se risquerait pas à lui interdire de mettre les coudes sur la table. Mais si le ridicule ne tue plus, les mufles sont toujours là et ont même trouvé de nouveaux modes d'expression : automobile, cigarette, téléphone portable, internet...

Conscients des dégâts que peuvent causer ces manques de civilité, les législateurs se sont vus obligés de s'en mêler pour rappeler la notion de respect. La politesse serait-elle ringarde ? Si un président de la République peut se permettre un « casse-toi pov’con ! », pourquoi devrions-nous perdre notre précieux temps à retenir la porte de l'ascenseur pour notre voisin ?

Cartes du Jeu du savoir-vivre, Fernand Nathan, années 60.

N'oublions pas que la politesse reste un outil de vie en société mais aussi un marqueur social : adopter ou méconnaître tel ou tel comportement vous classe automatiquement dans certaines catégories. Sans être à cheval sur les principes et adepte des « petites filles modèles » de la comtesse de Ségur, n'oublions pas que « la politesse coûte peu et achète tout » (Montaigne, Pensées diverses, 1580).

René Goscinny et Morris, vignette extraite de Ma Dalton, 1971. L'agrandissement montre la vignette de l'album Tintin et les Picaros, Hergé,1976.

Screugneugneu !

Ma Dalton ne cesse de le répéter : pas de gros mots ! Sinon, gare au lavage de la bouche au savon ! Pourtant son cher fils Averell ne fait que reprendre une habitude certainement aussi vieille que le langage : à Rome on trouve de fort belles métaphores (« pâture à corbeaux ! »), souvent animalières (« ver de terre ! ») ou potagères (« tubercule enterré ! »), voire bien sûr scatologiques (« que les oiseaux chient sur ta tête ! »).
On pourrait citer d'autres exemples, essentiellement à connotation sexuelle, mais on n'en trouve pas la traduction dans le Gaffiot... Avec l'arrivée du christianisme, les choses s'aggravent puisqu'on parle désormais de « péché de langue ».
Si les très populaires « foutre ! » (de fuetere, avoir des rapports) et « merde ! » (de merda, fiente) sont déjà là, ils sont accompagnés dès le Moyen Âge de toute une ribambelle d'obscénités parfois étranges : « baveux », « culvert » (plouc), « gargouilleux »... Mais au XVIe siècle, on ne plaisante plus : tout ce qui risque de porter atteinte à la religion est proscrit. Qu'importe ! La Renaissance, Gargantua en tête, aime jurer et remplace pour quelque temps ses « nom de Dieu ! » par des « ventrebleu ! » et autres « palsambleu », altérations de « par le ventre » et « par le sang de Dieu » !
Avec les années, les sanctions se durcissent et pour éviter l'arrachage de la langue le XVIIe siècle remplace son « je renie Dieu » par un exotique « jarni », le « putain » (du latin « puant ») par l'inoffensif « punaise ». Le XVIIIe siècle s'amuse à en rire et collectionne les expressions truculentes pour divertir ses salons au point de créer un nouveau genre littéraire, le genre « poissard », censé imiter le peuple des halles. Les lettrés du XIXe siècle préfèrent les ignorer, indifférence qui rend d'autant plus incroyable le retour des mots fleuris chez les auteurs du siècle suivant. Louis-Ferdinand Céline, Michel Audiard mais aussi bien sûr Frédéric Dard et Hergé ont enrichi avec ingéniosité notre vocabulaire grossier, vocabulaire qui, on ne peut que le déplorer, ne se renouvelle plus guère. Crotte de bique !

Bibliographie

« Les Bonnes et les mauvaises manières », Historia n°19, sept-octobre 2014,
Frédéric Rouvillois, Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, éd. Flammarion, 2006,
Frédéric Rouvillois, Dictionnaire nostalgique de la politesse, éd. Flammarion, 2016,
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, éd. Calmann-Lévy, 2002.


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Publié ou mis à jour le : 2020-05-10 11:49:46

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