Dans le trouble qui est le sien, la France en a oublié de commémorer, ne serait-ce qu'un peu, le 400e anniversaire de Corneille. Dommage ! Car l'auteur du Cid et de Cinna ou la Clémence d'Auguste en aurait remontré à nos puissants, empêtrés dans leurs médiocres combines, au risque de faire perdre à la nation sa place dans le petit peloton des démocraties heureuses.
Il y a 400 ans, le 6 juin 1606, naissait à Rouen Pierre Corneille, l'un des géants de la littérature française, mémorable observateur de l'âme humaine, aussi habile dans la comédie que dans la tragédie (certains critiques n'excluent pas qu'il soit même l'auteur de plusieurs pièces attribuées à son cadet et ami Molière).
Nous lui devons l'adjectif cornélien, qui désigne les tiraillements entre la passion et le devoir. Il est vrai que ces tiraillements ne tourmentent plus les puissants qui nous gouvernent, tout occupés qu'ils sont par la préservation de leurs places, l'accroissement de leur fortuneet la protection de leurs amis et pairs.
Est-ce là la seule raison pour laquelle les Français ont complètement passé sous silence le quadricentenaire de Corneille ? Ou faut-il y voir aussi la secrète rancune des collégiens et ex-collégiens astreints à réciter Don Diègue : «O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !» ? Serait-ce que les médias sont saturés de commémorations ? Mais il y a quelques semaines, ils ont su célébrer avec faste le 30e anniversaire de la défaite des Verts sur un stade allemand. Alors, pourquoi pas le triomphe du Cid ?...
Oh, sans doute ne fallait-il pas compter sur des festivités joyeuses comme en ont connues nos amis anglais et espagnols autour des 200 ans de Trafalgar et des 400 ans de Don Quichotte... Mais enfin un minimum de mobilisation eut été le bienvenu pour rappeler à chaque Français qu'il a l'honneur d'être le dépositaire de l'une des plus belles et plus riches littératures du monde.
On se serait bien contentés d'une soirée spéciale à la télévision, d'une représentation exceptionnelle du Cid à la Comédie-Française, d'un discours du chef de l'État sous la Coupole de l'Institut et d'une petite fête à Rouen, sous la présidence du maire de la ville et de notre ministre des affaires culturelles.
Oublier Corneille me paraît grave, plus grave peut-être que de renier Austerlitz, car c'est tourner le dos à ce qui fait notre bien commun, à nous Français, à savoir une langue et une culture que nous envient - ou nous enviaient- les autres nations.
Cette langue et cette culture, forgées pendant des siècles à la Cour et dans les salons parisiens, sont de merveilleux outils auxquels nous devons d'avoir pu bâtir un pays prospère et heureux, ce qui ne va pas de soi. Ils nous permettent d'exprimer des idées complexes et nuancées; ils nous ouvrent à la diversité du monde. Grâce à eux, nous pouvons dialoguer, rester soudés et progresser ensemble dans un monde sans compassion pour les faibles.
Y renoncer au profit d'une sous-culture mondialisée et d'un pauvre mélange de basic english et de sabir reviendrait à aborder les compétitions du futur aussi nus et désarmés que les ressortissants des pays andins ou africains... Triste inconséquence alors que tant de gens dans le monde, moins chanceux que nous-mêmes, cherchent à surmonter leur déficit de culture en valorisant jusqu'à l'outrance leur identité religieuse.
Forte de sa culture et de son Histoire millénaires, la France offre l'exemple d'un pays où il fait bon vivre dans l'ensemble, où l'on travaille avec efficience tout en jouissant des belles choses de la vie à travers une activité associative intense...
Pourtant, si l'organisme est sain, la tête est malade. La France est à la dérive, comme un bateau sans capitaine, sans port d'attache et sans port de destination. La faute en revient en premier lieu sans doute à nos représentantsqui, dans le désir de pérenniser leurs places et leurs privilèges, évitent ce qui nous unit, le débat démocratique autour de l'intérêt général, et flattent ce qui nous divise, les revendications corporatistes et communautaristes...
Le phénomène s'est spectaculairement aggravé ces dernières années après l' élection par défaut le 5 mai 2002 d'un président de la République en complet déphasage avec l'opinion, puis avec le désaveu massif de la classe dirigeante par le référendum du 29 mai 2005 sur la Constitution européenne, enfin avec le spectable grandguignolesque d'un gouvernement de pieds-nickelés qui casse semaine après semaine les institutions dont il s'est attribué la charge.
Au lieu de rendre la parole au peuple en démissionnant comme dans toute démocratie qui se respecte, président, ministres et députés ont préféré poursuivre leurs palinodies comme si rien ne s'était passé. Ils s'accrochent à leurs postes «comme des moules à leur rocher» quitte à ruiner l'autorité de l'État et ce que la France conserve d'influence en Europe.
Le début de la campagne pour l'élection présidentielle de mai 2007 montre qu'ils n'ont pour la plupart rien appris ni rien retenu de leurs déconvenues. A gauche, l'un des «éléphants» du parti socialiste (Jack Lang) propose rien moins que d'écarter du débat public les thèmes qui fâchent : immigration et sécurité. Belle leçon de courage et de démocratie !
Un autre, bon technicien de l'économie (Dominique Strauss-Kahn), assure que le futur président ne devra s'occuper de rien d'autre que du chômage, de la précarité et de la croissance économique. Comme si ces maux ne puisaient pas leurorigine dans nos faiblesses sociales, politiques et culturelles! C'est comme si un Trissotin soignait la fièvre de son patient par des bains d'eau froide en ne recherchant pas les causes profondes du mal...
A droite, le favori (Nicolas Sarkozy) a parié sur l'émiettement de la société française. Au lieu d'un discours rassembleur, il préfère s'adresser à chaque catégorie en particulier. Aux couches populaires fragilisées par l'incertitude économique et l'effondrement de l'autorité publique, il promet fermeté, sanctions, «retour à l'ordre»... Mais aux islamistes, il promet une renégociation de la loi de 1905 sur la laïcité ; aux tiermondistes, il accorde desrégularisations massives d'immigrés clandestins et pourquoi pas ? le droit de vote pour les étrangers ; aux «bourgeois-bohême» le mariage homosexuel; aux terroristes corses, un référendum sur mesure (rejeté par la population) etc etc.
Aux souverainistes, il affirme être opposé à l'entrée de la Turquie (et du Kurdistan) dans l'Union européenne mais, chef du parti majoritaire, il se garde de censurer le gouvernement lorsque celui-ci entérine le projet d'adhésion. Champion de la sécurité, il impose aux maires de nouvelles responsabilités dans le contrôle des populations, mais voilà que quelques chiens agressent des enfants et il retire aussitôt aux mêmes maires leurs responsabilités concernant le contrôle des chiens dangereux etc etc.
Les choses en sont au point que les jeunes générations ont oublié quel grand pays était le leur. Sermonnées par les «élites» qui fustigent à tout va les témoignages de la grandeur passée, elles ne font plus vraiment la différence entre la France et un pays de l'hémisphère sud, prospérité matérielle mise à part.
Siles échéances électorales sont respectées, souhaitons que la France se donne un(e) Président(e) avec une vision raisonnablement ambitieuse de la Nation. Souhaitons-le pour nous-même, pour nos enfants et... pour le vieux Corneille.
Vos réactions à cet article
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MOUNIER (19-08-2006 10:17:23)
Bonjour, Encore un constat du déclin de notre influence et en premier de notre langue: je viens de consulter le site de la bibliothèque vaticane, www.vatlib.it, les deux seules langues proposées... Lire la suite
Monique Selva (14-08-2006 17:40:46)
Quel désolant et bien réel constat. Comment ne pas souscrire à votre analyse devant cette parodie de politique marketing que mènent nos dirigeants sans ambition pour leur pays mais avec le s... Lire la suite
J.DURIVAULT (03-08-2006 11:43:58)
Je souscris entièrement au triste constat dressé par M. Larané. Je reviens d'un séjour de deux mois en Grèce où je réside une partie de l'année. Je suis accablé par la lente,inexorable et c... Lire la suite
M Merlaud (23-07-2006 12:41:35)
J'ai savouré la lettre de Monsieur André Larané, tout simplement par la justesse de ses sentiments et comme lui, nous sommes malheureusement témoins d'une "mutation non désirée" de notre cher Pa... Lire la suite
mazars (13-07-2006 15:02:40)
Je n'en dirais pas plus car vos propos sont très pertinents,et hélas la décadence n'apporte pas de commentaires.Bravo pour cette éclairage.
Amicalement
PANTALACCI Simon (13-07-2006 11:04:38)
Oui, Adieu Corneille et Bonjour Le moule made in USA Corneille oublié, Molière, Fenelon, Bossuet, le Grand Génie Français s'éteint, mais c'est ainsi depuis un 12 Novembre 1970. De Gaulle mort,... Lire la suite
Jean-Christophe Derré (12-07-2006 23:34:18)
Bravo pour votre édito. Et oui la France va mal. Est-ce la seule faute de sa classe politique? Certe non! On a les hommes politiques qu'on mérite. Si les citoyens étaient moins sensibles à la dé... Lire la suite
Sabrina PICARD (29-06-2006 11:57:15)
Oui, Corneille est aujourd'hui moins connu des élèves que le chanteur qui porte le même nom. Mais, avant d'être celle des politiques, la faute n'est-elle pas aussi celle des parents et plus encore... Lire la suite
Rodolphe Clauteaux (27-06-2006 11:20:01)
Cher Monsieur Larané. Cela fait maintenant plusieurs années qu'une partie des "éphémérides" que publie chaque mois L'Itinérant, que j'ai créé il y a douze ans, et que je continue d'animer, so... Lire la suite
Rebecca Oualid (25-06-2006 10:19:00)
Bonjour, Là, je suis sans voix... mais où va donc la France ??? De là à oublier de fêter l'anniversaire de la naissance de Corneille ! Je trouve cela choquant, maladroit, stupide et pathétiqu... Lire la suite
Ferasouder (20-06-2006 22:14:02)
Nous sommes en pleine déliquescence et nous le devons en grande partie aux politiques que nous avons élus. Quand une nation célèbre ses défaites, au lieu de ses victoires (il n'y en a eu pourtant... Lire la suite
L.. Martin (18-06-2006 18:31:34)
bravo pour votre article qui fourmille d'idées justes et d'analyses très pertinentes.
alfred duthu (17-06-2006 10:38:57)
Merci pour votre article. On se sent moins seul.. J'ai appris que Corneille n'était pas un vieux mais un tout jeune homme ardent et passionné quand il a écrit le Cid...
Florian Recena (17-06-2006 09:03:03)
"Il y a 400 ans, le 6 juin 1606, naissait à Rouen Pierrre Corneille". Ce jour du 06/06/06 à finalement été attribué à l'antéchrist (!) plutôt qu'à un dieu de la littérature. La sortie du "fi... Lire la suite
Nicole Schuster (13-06-2006 16:47:15)
Excellente manière de remettre Corneille, qui reste vivant à travers la langue française, dans le cadre politico-social actuel. La littérature n'est pas un domaine à part, mais fait partie intég... Lire la suite
André Carrois (13-06-2006 15:28:13)
Pauvre France, triste jeunesse. Nous savions depuis quelques semaines que la date anniversaire de la naissance de Corneille serait occultée. La gent politico - pseudo intellectuelle ne pense qu'à pl... Lire la suite
Roger (13-06-2006 14:57:59)
"Plus l'offenseur est cher et plus grande est l'offense" ! Que les représentants de la République négligent de commémorer ce génie qui l'a diffusée dans le monde, alors que ses ministres chante... Lire la suite
Leo Henri (13-06-2006 08:49:15)
Bravo à André Larané, et à son équipe, pour cet article clair et net sur la situation de notre cher pays, et sur nos politiciens qui reflètent à l'excès les défauts que nous avons ("Toujours ... Lire la suite
jerome (12-06-2006 23:44:53)
bonsoir, et bien moi, malgré mon récent mais assez fort attachement à votre lettre que je recois avec impatience, je ne peux que m'opposer à ces propos politiques qui n'ont je pense rien à faire... Lire la suite
André DEL SOCORRO (12-06-2006 22:51:23)
Vos articles, dont j'apprécie beaucoup la pertinence, les réactions des lecteurs et les propos entendus dans les réunions me font penser que nous sommes nombreux à regarder la décadence de notre ... Lire la suite
Rouchouse (12-06-2006 20:46:28)
Pourquoi faut-il que l'on se fasse insulter, le mot n'est pas trop fort, si dans une conversation on ose timidement défendre le latin?
Gérard Rouchouse
Professeur agrégé.
fournier (12-06-2006 19:33:30)
La France officielle a "oublié" Corneille, c'est vrai. Mais déjà diverses manifestations ont eu lieu et d'autres sont prévues. A ma connissance : Madame Carrère d'Encausse a présidé une séanc... Lire la suite
François Missonnier (12-06-2006 19:00:40)
Bravo, Monsieur Larané, je partage totalement votre opinion et j'ai développé les mèmes idées dans mon édito du 9 juin de mon hebdomadaire. Puis-je ajouter néanmoins un point amusant, la famill... Lire la suite
Hugues (12-06-2006 17:58:02)
Merci à Monsieur Larané pour cet article. J'adhère totalement à son article et forme le même voeu que lui pour l'élection de 2007, avec malgré tout une certaine interrogation sur le nom du pot... Lire la suite
DRUTEL Laurent (12-06-2006 17:42:19)
Je rejoins les remarques de Pierre Au, mais cela ne m'étonne pas. La culture française et la langue française sont en nette perte de vitesse, et nos dirigeants qui n'en ont même pas conscience, ne... Lire la suite
Michelle Héraud (12-06-2006 17:38:09)
Merci pour votre courageux article. Moi non plus je ne savais pas - ou plutôt je n'avais pas réalisé que c'était l'anniversaire de Corneille, un des plus grands génies de notre littérature ! Il ... Lire la suite
Pierre (12-06-2006 17:33:12)
Qu'il faille payer pour consulter la totalité de votre site est bien normal, le prix en reste bien modique en regard de sa qualité. Merci pour cet article qui fait une bonne synthèse sur les persp... Lire la suite
Pimmie (12-06-2006 15:24:01)
Bonjour, Une petite voix venant d'un autre pays francophone, très proche géographiquement, culturellement et historiquement du vôtre (je vous le laisse deviner). Personne n'y a non plus évoqué l... Lire la suite
Guy (12-06-2006 15:00:00)
Ah.... Gérard Philippe. Quelle prestance et quel charisMe dans son interprétation "Le Cid" " A moi Comte, deux mots" Et Don Gormas : " Jeune présomptueux". Réponse cinglante que vous devinere... Lire la suite
Pierre Au (12-06-2006 13:17:35)
Merci Monsieur Larané, Après avoir lu cette page, j'en avais des larmes aux yeux. je ne savais pas que c'était l'anniversaire de Corneille mais je pense que je ne l'oublierai jamais plus après v... Lire la suite
Cyrille (12-06-2006 13:06:01)
Bien sur nos politiques ne sont pas à la hauteur. Mais qui les a élus ? qui, d'élections de quartier en élections régionales, a sélectionné les présidentiables d'aujourd'hui ? Qui a manifesté... Lire la suite
Jean Grandemange (12-06-2006 12:57:14)
Bonjour, Vous savez que je vous en veux un peu d'avoir rendu payant une partie de votre site mais, là, je suis tout à fait de l'avis de Marie et partage complètement sa désolation de voir TOUS le... Lire la suite
orlando de rudder (12-06-2006 12:42:17)
Cela fait longtemps que je m'insurge sur mon blog (orlandoderudder.canalblog.com) contre la haine souveraine qui fait que tout ce qui emploie plus de cinq mots "fait chier"... Que je lutte contre la t... Lire la suite
Saintptitlouis (12-06-2006 12:08:47)
Bravo, respects. On s'attend à avoir un site d'histoire, et on a un engagement politique. Je suis d'accord avec l'ensemble du contenu de ce document, cela dit je n'approuve pas l'intervention. ... Lire la suite
Marie (12-06-2006 10:47:42)
Monsieur Larané, Je vous ai vu faire de superbes articles, mais là, vous vous dépassez ! Félicitations pour la justesse et l'équilibre de vos vues. Ceci dit, "et s'il n'en reste qu'un, je serai ... Lire la suite