Claude Fouquet, historien et diplomate, a lu L'Empire gréco-romain de Paul Veyne (Seuil, 2005, 25 euros). Dans cette addition d'études sur les institutions, l'art, les mœurs... il a découvert des réflexions stimulantes sur les concepts d'empire, de monarchie et de romanité. Avec la conclusion que Rome fut en définitive plus grecque que latine !
L'idée impériale ensorcelle les hommes depuis deux millénaires. Alexandre n'était que basileus, c'est-à-dire roi. Ce ne sont pas les Grecs, mais les Romains qui ont inventé l'empire avec Jules César et ses héritiers, au point qu'empereur se dit Kaiser en allemand et Czar ou Tsar en russe, en serbe et en bulgare. À Constantinople les Grecs ont continué d'appeler basileus leur empereur, jusqu'en 1453.
À partir du mot imperator, qui en latin signifie seulement chef, général victorieux, Rome nous a transmis une image de souverain prestigieux, au-dessus des simples rois, au point qu'encore en 1871, un roi prussien croyait utile à sa gloire de venir sceller à Versailles sa victoire sur la France en se faisant décerner le titre de César.
L'empire désigne à la fois un vaste État multinational et une forme de gouvernement électif où seul voterait le corps des officiers. Impérialisme est un terme ambigu, plus spécialisé et moderne que monarchisme, mais la chose est récusée à bon droit par les démocrates qui n'aiment pas les plébiscites, aussi par ceux qui ne veulent rien au-dessus de la nation, et enfin par les anticolonialistes, c'est-à-dire tout le monde aujourd'hui.
En 1973, Raymond Aron publiait La République impériale, les États-Unis dans le monde, 1945-1972, où il montrait en somme - c'est du moins ce que j'en ai retenu à l'époque - qu'une puissante démocratie pouvait légitiment s'opposer à une tyrannie qu'admiraient alors un quart des Français, derrière Sartre et une majorité d'enseignants, tyrannie que Ronald Reagan allait bientôt caractériser comme l'Empire du Mal, s'attirant ainsi durablement les moqueries de tant d'intellectuels. Ce n'est cependant pas Raymond Aron qui a inventé le terme de république impériale. Déjà, en 1896, un journaliste américain, Marse Henry Watterson, écrivait hardiment : « Nous sommes une grande république impériale destinée à exercer une influence déterminante sur l'humanité et à façonner l'avenir du monde comme aucune autre nation, y compris l'empire romain, ne l'a jamais fait ».
Vingt ans auparavant, la plus vieille monarchie d'Europe, la plus prestigieuse et aussi la plus démocratique, avait cru bon de conférer à la reine Victoria, qui n'avait rien demandé, le titre d'impératrice - certes seulement des Indes, pas d'Angleterre ni d'écosse - afin semble-t-il d'exprimer l'idée d'une domination planétaire, au moment même où cette hégémonie sur la mer et l'outre-mer commençait à s'épuiser. C'était en effet bientôt l'Amérique qui allait, en 1898, saisir le sceptre impérial par sa victoire sur l'Espagne et sa conquête de Cuba et des Philippines. La république impériale allait ensuite sauver l'Europe, victime de ses démons nationaliste, marxiste et raciste. Elle continue encore aujourd'hui à dominer le monde, dans l'ensemble avec bienveillance et efficacité.
Le 5 janvier 2004, dans The New York Times Magazine, Michael Ignatieff décrivait en termes saisissants l'actuelle puissance américaine :
« C'est la seule nation qui assure la police du monde à travers cinq commandements militaires globaux ; maintient plus d'un million d'hommes et de femmes en armes sur quatre continents ; déploie des porte-avions avec leur escadre d'accompagnement pour surveiller tous les océans; garantit la survie de pays tels Israël et la Corée du Sud; fait tourner les rouages des échanges et du commerce mondial, et remplit les cœurs et les esprits d'une planète entière avec ses rêves et ses désirs ».
Est-il encore utile aujourd'hui d'étudier la Rome antique pour comprendre la république impériale qui domine actuellement le monde ? C'est en réalité dès l'époque de la République, deux siècles donc avant le Principat d'Auguste, que Rome devint un empire, c'est-à-dire une hégémonie transnationale. C'est-là un sujet que Paul Veyne, professeur au Collège de France, a passé sa vie à étudier et sur lequel il apporte un témoignage savant, subtil et nuancé.
Son Empire gréco-romain n'est pas une histoire chronologique ; mais une reprise dense - 875 pages - d'articles récents, postérieurs à l'an 2000, et souvent profondément remaniés, car il avoue avoir l'esprit de l'escalier. Son propos est de suggérer une vision d'ensemble de cette « première mondialisation » que fut l'empire gréco-romain, dont tant de concepts subsistent dans le monde actuel, mondialisation commencée dès la République dans « les atroces guerres civiles qui devaient déboucher sur la monarchie augustéenne (et) avaient saccagé l'Orient devenu un enjeu, un champ de bataille, une terre d'aventure et avant tout une proie à dépecer pour les magnats romains qui se disputaient le pouvoir les armes à la main et qui pressuraient chacun leur part de Grèce et d'Orient pour financer leurs guerres » (page 235).
La monarchie césarienne n'a rien à voir avec les monarchies chrétiennes apparues en Europe occidentale sur les ruines de l'empire, et que le grand historien Ernst Kantorowicz estimait fondées sur « le Christ, la loi et l'homme » (The King's two bodies, Princeton University Press, 1957). Jamais les rois chrétiens ne furent considérés comme des dieux, alors que César devint dieu (Dominus et Deus) à partir de Domitien. Contrairement au César de Rome qui ne se reconnaît point d'homologues, les rois d'Ancien Régime s'appelaient l'un l'autre « mon cousin ». « Le principat, note Veyne, n'avait pas l'équivalent des lois fondamentales non écrites de l'Ancien Régime. La plupart des régimes politiques sont limités par une tradition inconsciente, dont la réalité et la puissance ne se révèlent que trop, lorsque cette tradition n'existe pas ou qu'un régime dictatorial rompt avec elle ; les phénomènes les plus divers de tératologie politique peuvent alors apparaître, tels que notre siècle en a connu. Or le régime impérial était né sans tradition ni modèle étranger ; jusqu'au IIIe siècle, il n'a pas existé de rôle auquel les princes se seraient conformés à leur insu et qui aurait limité leurs errements ou excentricités. Pire encore, il existait bien une tradition, mais c'était celle du pouvoir comme imperium, qui bousculait tout obstacle ; d'où les caprices sultanesques de Néron, Caligula et autres, tandis que notre ancien Régime n'aura pas ses Césars fous. Ce pouvoir absolu auquel la noblesse n'était pas en mesure de faire contrepoids n'avait d'autres limites que les prétendants rivaux, le meurtre du maître ou, si ce maître était un faible, les intrigues de sérail » (page 51).
L'absence d'État de droit est sans aucun doute une des raisons qui a empêché l'émergence d'une classe moyenne à Rome. Le bourgeois, créateur de l'économie moderne, n'est apparu pour la première fois qu'au Moyen Âge, dans l'Europe chrétienne latine et nulle part ailleurs. Car Rome était, selon Veyne, « l'empire du bakchich et de l'extorsion ou squeeze à tous les niveaux, comme les empires turc ou chinois. » C'est pourquoi les incontestables avancées technologiques des temps hellénistiques et romains furent stérilisées et ne permirent pas le décollage économique.
Après les guerres civiles de la fin de la République, le Principat puis l'Empire apparurent comme le prix qu'il fallait payer pour la paix civile. Ce fut un prix très élevé comme le montre la dépopulation attestée par l'archéologie. En cinq siècles, la partie européenne de l'empire perdra la moitié de sa population. On est loin de l'Âge d'Or évoqué jadis par Montesquieu et Gibbon. C'est un sombre tableau de cette époque que peint Veyne. Il se demande même si le césarisme est bien un système politique. En tout cas, souligne-t-il, ce n'est en aucune manière un État de droit. « La mort en cet empire rôdait partout pour tout le monde petits et grands. Nous avons énuméré les usurpations incessantes, la mort violente des princes à deux chances sur trois, la loi de la jungle dans la classe gouvernante, le droit impérial de vie et de mort, la troupe envoyée contre les populations, l'imperium qui évacue l'idée d'un droit pénal ; ajoutons les réquisitions abusives, l'impunité avec laquelle les latifundiaires écrasent les petits propriétaires, les prisons privées pour dettes, les abus de pouvoir par l'administration, de puissance par les puissants, le degré élevé de férocité et d'arbitraire des répressions juridiques ou politiques, les épidémies de chasse aux magiciens ou à l'adultère, l'énorme chapitre de la vénalité, de la corruption, des détournements et des squeezes dans l'administration, la justice et la vie économique » (page 66).
Et les Grecs, dans cet empire bilingue ? Se sentaient-ils romains ? Plutarque, le plus romain des écrivains grecs, ne cache pas son amertume. Dans un texte rarement cité, il n'hésite pas à définir la pax romana comme « paix et servitude ». Il va même très loin dans l'éloge de Néron, qui a si bien humilié la classe dirigeante romaine. Selon Veyne, « Rome a un complexe de supériorité politique et d'infériorité culturelle et, jusqu'à la chute de l'empire d'Occident, les Grecs auront le complexe inverse ; leur identité nationale sera celle d'un peuple hautement civilisé qui a été impérial et ne l'est plus » (page 178). D'Auguste à Théodose aucun empereur n'est grec. Alors que Gaulois et Ibériques se sont rapidement sentis romains, les Grecs se ressentent comme soumis aux Romains jusqu'à l'époque de Théodose.
C'est en effet en 395 que tout bascule, quand Théodose partage l'empire entre ses deux héritiers. C'est alors un vrai divorce où le mépris mutuel s'exprime enfin librement. Pour les Occidentaux, les Grecs sont lâches et efféminés. Ils ont trahi l'empire et favorisé le triomphe des barbares. À partir de cette date, aucun empereur n'est légitime à Rome ou Ravenne s'il n'est investi ou même envoyé par Constantinople. « Devenus les maîtres d'une Rome grecque, les Grecs vont devenir les vrais Romains et s'appelleront les Rômaioi pour le millénaire à venir » (page 256). Ce divorce n'a cessé de marquer les esprits jusqu'à nos jours. Les autorités religieuses orthodoxes d'Athènes condamnaient encore récemment le sac de Constantinople par les croisés, en 1204, et l'empire latin alors imposé aux Grecs par la force...
Rien à voir avec la survivance douloureuse de l'empire russe à travers les siècles et les épreuves...
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