26 février 2023 : de plus en plus, la vie politique des États démocratiques, en Europe comme en Amérique, semble se ramener à la rivalité de deux partis : celui que ses adversaires nomment conservateur, et qui s’accommode mieux du qualificatif de « souverainiste » ; et celui que la plupart désignent comme « mondialiste ». De toute évidence, l’État-nation est au centre de la querelle.
Si on adopte le point de vue souverainiste, les problèmes majeurs se posent et ne peuvent se résoudre que dans le cadre des frontières nationales. La désindustrialisation du territoire, l’afflux de populations immigrées dont l’intégration se révèle de plus en plus difficile, sont les défis essentiels de notre génération.
Le raisonnement se renverse si on considère les mêmes phénomènes sous l’angle mondialiste. La délocalisation industrielle est rendue nécessaire par les coûts de production et les salaires élevés dans les pays riches et, depuis une vingtaine d’années, par la lenteur des progrès, voire la stagnation, de la productivité. La délocalisation aide en outre à l’élévation du niveau de vie des pays émergents, dont les plus avancés délocalisent à leur tour vers de plus pauvres – ainsi aujourd’hui le textile chinois vers le Bangladesh.
De même, l’immigration est une sorte de délocalisation intérieure : elle contient la hausse des salaires et permet la survie à moindre coût d’activités indispensables dans les services à la personne, le bâtiment, la restauration, les transports, ainsi que la réapparition à grande échelle de la domesticité (gardiennage, entretien, ménage). Du point de vue mondialiste, l’économie, dont dépend le bien-être des populations, doit être conçue globalement. Le cadre national n’y est pas pertinent.
À quoi servent les nations ?
L’intégration des immigrés ? Est-elle bien nécessaire, pense souvent sans trop oser le dire l’avant-garde du camp « mondialiste ». Dans une civilisation mondiale, toutes les cultures devraient avoir partout leur place. Tout au plus a-t-on besoin d’un dialecte global – l’anglais mondialisé – pour faire contact minimal entre des populations fièrement diverses. Quelques vieilles cultures se distingueraient sans doute – celle de la France, prestigieuse auprès de toutes les élites globales, ne serait pas la plus mal pourvue…
Mais à quoi sert la nation dans cette conception ? En vérité, à rien. On pourrait en dire comme Laplace à Napoléon, qui l’interrogeait sur la place qu’il faisait à Dieu dans son système du monde :« Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse, Sire ». C’est que la nation ne met pas au premier rang de ses préoccupations l’économie. Elle retrouve sens en revanche quand le conflit et la mobilisation populaire sont en jeu, dans la guerre et dans la démocratie, qui furent souvent liées dans l’histoire : c’est quand on sollicite un peuple dans l’épreuve suprême de la guerre qu’on lui donne la parole.
La Révolution française s’accomplit avec les soldats de l’An II, les États-Unis naquirent des Insurgents de la guerre d’Indépendance. Aujourd’hui, c’est en bravant la mort face aux Russes que les jeunes Ukrainiens forgent leur jeune nation.
Par une singulière contradiction, nos médias acquis aux valeurs de la mondialisation considèrent avec admiration le combat de l’Ukraine, par excellence « souverainiste ». La nation, ce n’est pas seulement le « vivre ensemble » comme le dit une langue lénifiante ; c’est surtout le mourir ensemble, l’acceptation d’un combat en commun, fût-il mortel.
La guerre en Ukraine a ravivé la nation, en Ukraine bien sûr, mais aussi par polarisations inversées, en Russie, Pays baltes, Pologne, Finlande, Hongrie… Est-ce donc le retour des nations ? Ce n’est pas exclu, même si ce n’est pas le plus probable. Les situations similaires que l’historien peut invoquer donnent une existence limitée aux formes belliqueuses et démocratiques auxquelles ressemblent nos États-nations.
Ces intenses mobilisations populaires : cités grecques, république romaine, royaumes combattants chinois, tribus arabes rassemblées dans les conquêtes, ont servi à fonder des empires, mais la logique tyrannique et pacificatrice de ceux-ci les a ensuite tuées.
La démocratie est fille de la nation
Les cités et les tribus ont fait la guerre, et pour cette raison, elles ont donné la parole au peuple qui la faisait.
Mais l’empire qui est venu ensuite, hellénistique et romain, chinois, islamique, fort de ses dizaines de millions de sujets, a désarmé les peuples – et d’abord celui qui l’a fondé - substitué l’impôt à la guerre et à ses pillages, édifié d’immenses métropoles, élargit les horizons des cités et des clans, brisé et dilué les solidarités au profit des synergies et des échanges, multiplié les inventions techniques et les gains de productivité et étendu la prospérité… jusqu’à ce point de rupture où la prise en charge des populations immenses qu’il a dépouillées de leurs armes et de leurs solidarités a outrepassé ses moyens militaires et financiers.
Dès lors, l’empire a dévoré par l’impôt la prospérité qu’il était supposé créer. Sa réalité politique s’est effondré parfois - à Rome, jamais en Chine, jamais vraiment dans l’Islam ; mais ses valeurs sont demeurées – en particulier la paix, contrepartie des libertés abolies, et l’universalisme, contrepartie des solidarités perdues des cités et des tribus.
Ces valeurs ont été reprises, amplifiées par nos grandes religions monothéistes héritières des empires, christianisme, bouddhisme, islam. Approfondissant le sillon impérial, elles ont renoncé à dominer le monde et à le soumettre ; elles n’ont plus imposé la paix par la guerre mais par la paix, ni l’universel par la conquête mais par la conversion. Le politique et l’action se sont effacés au profit de valeurs intemporelles et d’une infinie méditation sur la petitesse et l’impuissance de l’homme face à Dieu et à Sa Création.
Singularité de l’Europe
Où nous situons-nous dans ce schéma ? Ailleurs. Forgées au cours du précédent millénaire, les cités d’Europe que nous appelons États-nations ne se sont jamais transformées en empires pour nourrir notre prospérité.
Une formidable révolution scientifique, technique, médicale, déployée entre XVIIe et XXe siècle, d’une ampleur jamais vue auparavant dans l’Histoire, y a pourvu. Elle a multiplié les hommes et les richesses dans des proportions inouïes et permis le succès des entités nationales et démocratiques.
C’est cette révolution qui semble s’enrayer aujourd’hui, en particulier avec le vieillissement de la population mondiale. Nous sommes rendus à un carrefour d’une circulation de forces plus complexe que l’Histoire n’en a jamais connue. Les nations affaiblies, mais encore vigoureuses comme la guerre en Ukraine suffirait à le prouver, reculent à la fois devant les formes impériales rampantes – ainsi la mondialisation économique, le désarmement des peuples, le questionnement des frontières, la professionnalisation et la réduction des armées, l’appel au mercenariat…
Elles reculent aussi devant les nouveaux appels religieux relayés par les autorités supra-gouvernementales (ONU, ONG, Union Européenne) au nom de l’écologie ou de l’antiracisme, nouvelles méditations critiques sur l’hégémonisme humain, sur la nocivité de l’action.
De ce point de vue, l’antiracisme dogmatique, ou plutôt « systémique » pour parler la langue d’aujourd’hui, venu d’Amérique, est aussi, surtout peut-être, une remise en cause de la révolution scientifique, technique, médicale et finalement politique qui accompagne les nations occidentales depuis l’origine et nous a faits. Comme l’écologie, l’antiracisme vise à expier le passé, et donc à renoncer à un avenir de conquête.
Rien n’est acquis, rien n’est joué, s’il est vrai que nous avons encore la capacité de décider.
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Voir les 5 commentaires sur cet article
PierreB (26-02-2023 18:47:26)
Visiblement l'auteur à choisi son camp. Il en a parfaitement le droit, mais la leçon s'en trouve fortement biaisée. Ce texte comporte de nombreuses et graves omissions : la domination coloniale des... Lire la suite
Lebrun (26-02-2023 18:29:48)
J'ai un doute sur "les cités d’Europe que nous appelons États-nations ne se sont jamais transformées en empires pour nourrir notre prospérité" ? Que dire hier des empires coloniaux et aujourd'h... Lire la suite
abrincat (26-02-2023 14:23:18)
Attention, Herodote.net affiche de plus en plus un parti-pris de commentateur de l'actualité, journalistique (par conséquent plus politique) qui nous éloigne de sa vocation originelle d'historien (... Lire la suite