Dans la famille Borgia, Lucrèce est celle qui traîne de façon injuste la réputation la plus sulfureuse.
Empoisonneuse, incestueuse, lubrique et satanique, que n’a-t-on pas écrit sur la fille du pape Alexandre VI et de sa maîtresse Vanozza de Cattanei !
Parmi les grands narrateurs de cette légende noire, on trouve Victor Hugo qui a romancé sa vie pour mieux remplir les théâtres des boulevards : « Famille de démons que ces Borgia ! » lance-t-il…. La femme fatale trouve en plein romantisme un public à mesure : l’émotion le dispute à l’histoire, toutes les anecdotes sont bonnes pour faire trembler les foules, et tant pis pour la vérité historique !
En réalité, Lucrèce Borgia fut sans doute la première victime de sa famille plutôt que l’entremetteuse avide et sanglante que l’on imagine : sa famille va la marier trois fois, sans lui demander évidemment son avis, au gré des alliances et d’une politique territoriale complexe.
Du reste, son père l’a formée pour cela : elle reçoit une excellente éducation, au sein du couvent dominicain San Sisto de Rome, comme il est d’usage pour les enfants des familles patriciennes de l’époque. Elle y étudie les bonnes mœurs, les langues, la musique, le dessin et la broderie, bien loin d’une ambiance débauchée que l’on pourrait supposer.
Après l’avoir fiancée jeune à quelques partis en vue, son père, devenu pape, a d’autres projets pour elle. Il s’agit de se rapprocher du puissant duché de Milan, au Nord, et quoi de mieux qu’un mariage pour conforter une alliance politique et militaire ?
Mariages forcés
En juin 1493, Lucrèce, âgée de 13 ans, épouse donc Giovanni Sforza, l’un des héritiers de la famille : un homme veuf, orgueilleux et taciturne. Le ménage ne fonctionne guère et sombre définitivement quand les intérêts politiques du Vatican évoluent…
Le pape Alexandre VI vise désormais l’appui du Sud, celui de Naples et donc des Espagnols. Les Milanais sont de trop, on le fait comprendre à Sforza avant de le menacer directement : les deux fils du pape, Juan et César, lui conseillent vivement d’annuler le mariage le plus rapidement possible pour non-consommation. Ce que Giovanni Sforza finit par accepter en novembre 1497, non sans honte puisqu’il est notifié son impuissance sexuelle pour mieux accréditer la dissolution.
À peine le mariage annulé, Lucrèce accouche d’un garçon quatre mois plus tard. Stupéfaction à Rome : de qui est cet enfant, vite baptisé l’Infans romanus, l’infant de Rome ? Sforza ne se manifeste pas, disqualifié par son annulation. En revanche, on retrouve bien vite dans le Tibre le cadavre du camérier du pape, qui s’était montré bien entreprenant auprès de la belle, et que César aurait envoyé ad patres…
Sforza se venge évidemment : il fait courir les rumeurs les plus salaces sur une pseudo relation incestueuse entre le frère et la sœur, information reprise dans tout Rome qui n’attendait que ça pour discréditer cette famille de parvenus. Bien pire, Sforza fait croire que l’infant de Rome serait le fruit des amours du pape et de sa propre fille ! La légende noire est en marche.
On remarie bien vite Lucrèce avec le parti espagnol, alors en grâce au Vatican. L’idée cette fois est de s’associer au très riche royaume de Naples, qui s’étend sur tout le Sud de l’Italie. Justement, l’un des rejetons des Aragon, le jeune duc de Bisceglia est disponible : des noces fastueuses sont célébrées en juillet 1498 à Rome, par le pape lui-même !
Pour une fois, c’est un coup de foudre : le duc est splendide, l’un des plus beaux hommes d’Italie, et Lucrèce sourit enfin à la vie dans son palais de Santa Maria in Portico, cédé par son père.
Pas pour longtemps : le jeu des alliances a déjà changé, le pape se rapproche des Français qui lorgnent sur le royaume de Naples, l’héritage angevin passé aux mains des Aragon. Un revirement renforcé depuis peu par le mariage français de César avec Charlotte d’Albret, dame d’atour de la duchesse Anne de Bretagne.
Bref, priorité est donnée à la France dans cette nouvelle partie d’échec qui s’ouvre en Italie. Et tant pis pour Lucrèce, qui doit se plier aux méandres de la politique.
Pour César, qui mène ses troupes de victoire en victoire, le jeune duc devient un obstacle dans sa course au pouvoir : il s’agit de s’en débarrasser.
En juillet 1500, il tente de le faire assassiner sur la place de la Basilique Saint-Pierre, mais ses sbires manquent le coup. Tandis que Lucrèce soigne chez elle son époux, son frère débarque en son palais, la chasse, et finit le travail en faisant étrangler le jeune duc sous ses yeux !
Désormais, Lucrèce vit terrifiée sous l’emprise d’un frère odieux et d’un père dévoré par la politique. Après une période dépressive, elle se soumet à un nouveau mariage avec l’héritier du duché d’Este, prince de Ferrare. Voit-elle dans cette union l’occasion de s’éloigner de Rome et d’un clan qui lui pèse de plus en plus ? Ferrare, place forte du Nord de l’Italie, est loin de la ville éternelle et la famille d’Este est non seulement puissante, mais cultivée.
Cette union montre en tout cas dans quelle estime est tenue la jeune femme : il aurait été impensable pour les Este, à la tête de l’une des cours les plus raffinées d’Europe, de salir leur nom en acceptant en leur sein une femme qui sera présentée au XIXe siècle comme une dévergondée criminelle et nymphomane.
Une fois duchesse, Lucrèce assume son rôle avec dignité, tient parfois les comptes, gère sa Maison, joue les ambassadrices et se laisse parfois courtisée par quelques poètes ou chevalier. Mais sa réputation n’en souffre pas, son prestige est bien réel.
Elle transforme Ferrare en un haut lieu de culture dans ce Cinquecento naissant, en entretenant une cour d’artistes dont plusieurs poètes. Un mécénat qu’imitera également à Mantoue Isabelle d’Este, sa belle-sœur, l’une des femmes les plus remarquables de la Renaissance par son goût artistique très sûr.
Vers la fin de sa vie, Lucrèce Borgia sombre dans un mysticisme aigu, prie trois fois par jour, se livre même à la mortification, fonde le couvent de San Bernardino tout en finançant églises et hôpitaux. Une neuvième grossesse lui est fatale : la fièvre gagne et l’emporte le 24 juin 1519, à l’âge de 39 ans. Tandis qu’une partie de sa fortune est distribuée, selon ses vœux, aux monastères, elle est inhumée dans une simple robe franciscaine, loin de la pompe qui fit d’elle l’une des princesses romaines les plus enviées.
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niki (16-04-2013 16:28:26)
très bel article, totalement dans l'esprit de l'essai de Maria Bellonci qui redressa heureusement l'image de cette magnifique jeune femme, discréditée par hugo et dumas, ainsi que par jacques laure... Lire la suite