Empire d'Eurasie

«Qu'est-ce qu'un Empire ?»

Claude Fouquet, historien et diplomate, a lu pour vous L'Empire d'Eurasie, une histoire de l'Empire russe de 1552 à nos jours, par Hélène Carrère d’Encausse (Fayard, 2005, 23 euros)

Empire d'Eurasie

Secrétaire perpétuel de l'Académie française, Hélène Carrère d'Encausse est une historienne célèbre qui s'est fait connaître en 1978 avec L'Empire éclaté, un livre au titre prémonitoire, plus de vingt ans avant l'éclatement de l'empire soviétique. Comme Paul Veyne, elle jouit d'une incontestable autorité pour traiter du plus grand empire de l'histoire, beaucoup plus grand encore que l'empire gréco-romain.

Son sujet n'est pas un empire mort, mais une grande puissance d'aujourd'hui, de loin le plus vaste État de la terre. Curieusement, cet État s'est proclamé, dès son humble origine, l'héritier de l'Empire gréco-romain. Après la chute de Byzance en 1453, Moscou s'est en effet officiellement considérée comme la Troisième Rome.

Remontant bien avant la date de 1552, mentionnée dans le sous-titre de son livre, Hélène Carrère d'Encausse débute son histoire aux temps obscurs des origines de Moscou qui, avant de devenir la Troisième Rome se contentait modestement d'être la seconde Kiev. Ce sont en effet les khans mongols de la Horde d'Or qui, en 1326, recommandent le transfert à Moscou du métropolite, faisant donc de cette ville la capitale de l'orthodoxie, et assurant ainsi pour l'avenir sa prééminence religieuse, après Kiev et Vladimir. L'année suivante, Ivan Kalita, prince de Moscou, remercie les Mongols en se mettant à leur service pour briser la résistance de Tver. En récompense, il est fait grand-prince de Moscou par les Mongols, et chargé par eux de collecter le tribut exigé des principautés russes vassales de la Horde d'Or.

En 1380, profitant de l'affaiblissement de la dynastie mongole, minée par les querelles de succession, le grand-prince Dimitri se révolte contre ses maîtres et les bat à Koulikovo, sur le Don, grâce à l'intervention de saint Serge. Pour la première fois la Horde d'Or n'apparaît plus comme invincible. Certes, Moscou fut ensuite détruite grâce à l'intervention de Tamerlan, mais le souvenir de cette première victoire allait assurer à l'avenir la prééminence du grand-prince de Moscou. En 1478, Ivan III s'empare de Novgorod qui avait toujours contesté la suprématie de Moscou. En 1480, un siècle après Koulikovo, il proclame solennellement la fin de la domination mongole. Il faut cependant attendre 1552 et la prise de Kazan pour que Moscou domine la Volga. Dès la conquête de Kazan, Ivan IV le Terrible décide la construction d'une cathédrale à l'emplacement même de la grande mosquée. Un dixième des impôts prélevés ira à l'église orthodoxe.

Notre historienne estime que la vocation eurasienne de la Russie remonte à l'héritage de Novgorod qui, dès le XIIe siècle, était à cheval sur deux continents. Attirée par l'Occident, au point d'être accusée de «  papisme  », Novgorod, fière d'avoir échappé au joug mongol, s'était avancée dans une autre direction, loin vers les terres sibériennes, en quête de fourrures. Plus tard, après la chute de Kazan, la conquête de la Sibérie est essentiellement l'ouvre de grands marchands. Dès 1558, les Stroganov obtiennent du Tsar l'exclusivité du commerce dans la région de la Kama, ce qui va leur ouvrir les portes de la Sibérie.

« Les colons, volontaires ou contraints, constituèrent rapidement un peuplement où Russes et allogènes se mêlaient dans la proportion approximative d'un quart de Russes pour trois quarts d'habitants d'origine. Ce brassage assura sinon l'intégration, du moins la pacification des populations. Les colons étaient surtout des paysans, poussés les uns par la volonté d'obtenir des terres, les autres par la nécessité de fuir les contraintes militaires, fiscales, voire légales auxquelles ils eussent été astreints en Russie. Pour la plupart, la Sibérie représente alors la nouvelle frontière, ouvrant sur un monde de liberté et de prospérité » (page 48).

Du côté de l'Occident, dès 1625, Michel, le premier tsar Romanov, avait refusé l'hommage de l'Ukraine, afin d'éviter une guerre avec la Pologne. C'est finalement son fils Alexis qui, à la demande des cosaques zaporogues, accepte en 1654. C'est ainsi qu'il devient « tsar et grand-prince autocrate de toutes les Russies, Grande et Petite. » Il reconnaît cependant à l'Ukraine le droit de se gouverner librement et il accorde une certaine autonomie à l'armée cosaque qui a permis cette expansion.

L'empire russe a alors le choix de s'étendre dans toutes les directions. Le dilemme n'est pas qu'entre le choix de l'expansion vers l'est ou vers l'ouest, il est aussi entre le nord et le sud. « Dès le début de son règne, Pierre le Grand laisse entrevoir ses conceptions. Une flotte et l'accès aux mers : telle a toujours été son obsession, guère encouragée par la situation géographique de son pays. Dans quelle direction se tourner pour répondre à cette ambition ? Vers la Suède, qui commande l'accès à la Baltique ? Mais elle est par trop puissante. Vers la Turquie, qui tient la mer Noire, rêve russe vieux de deux siècles? Mais l'Empire ottoman soutient dans l'ombre le khanat de Crimée qui menace la sécurité russe par des raids réguliers sur les terres d'Ukraine nouvellement conquises » (page 60).

Pierre attaque d'abord l'empire ottoman et finit par prendre Azov en 1696. Il se tournera ensuite contre la Suède pour accéder à la Baltique et créer Saint-Pétersbourg. Mais c'est pendant longtemps la guerre sur plusieurs fronts que doit faire la Russie. Encore au début du XIXe siècle, elle fait la guerre en même temps à la Turquie et à la Perse, afin de s'imposer au Caucase, le plus souvent par la terreur. Hélène Carrère d'Encausse rappelle justement que, jusqu'au 16e siècle, les peuples de ces régions étaient encore largement animistes, car l'islamisation introduite par les Turcs et les Tartars reste superficielle jusqu'au début du 19e siècle, quand des confréries soufies viennent donner à l'islam caucasien une identité particulière qu'elle conserve encore aujourd'hui.

L'autocratie et l'absence de contre-pouvoirs en Russie et plus généralement dans la zone de chrétienté orthodoxe est souvent attribuée à un césaro-papisme hérité de Byzance. Dans cette zone n'a jamais existé l'équivalent de la doctrine gélasienne, définie dès la fin du cinquième siècle et distinguant radicalement le pouvoir spirituel de l'église et le pouvoir temporel des princes, conception qui culmine à Canossa en 1077 et continuera longtemps de marquer les esprits.

Madame Carrère d'Encausse est plus nuancée sur le rôle de l'Église orthodoxe. « église autocéphale, elle a été, depuis le début du règne des Romanov, une composante essentielle du système politique russe. Le premier souverain de la dynastie, Michel, était fils d'un dignitaire de l'Eglise qui fut élevé au patriarcat ; le pouvoir fut dès lors partagé entre celui qui incarnait l'autorité spirituelle et le détenteur de l'autorité temporelle. Jusqu'au règne de Pierre le Grand, Dieu et César furent à égalité les maîtres de la Russie. La reconquête des territoires occupés par les catholiques ou par les Tartars musulmans, tout autant que la chute de Byzance, un siècle et demi avant l'accession au trône des Romanov, avait nourri la prétention des responsables russes, religieux et laïcs, à présenter la Russie comme la Troisième Rome. Tout contribua donc, jusqu'en 1721, à placer l'Eglise russe en position d'inspirer l'idéologie de l'état et, souvent, de participer au pouvoir. En 1721, Pierre le Grand, résolu à réduire l'Église à un rang second, sans pouvoir politique, supprima le patriarcat et plaça la hiérarchie religieuse sous l'autorité d'une instance émanant du pouvoir d'état, le Saint-Synode » (page136).

L'empire russe s'est longtemps référé, effectivement, à un principe spirituel, mais il s'est aussi appuyé, comme tous les empires, sur la force qui donne la victoire, signe visible de la faveur divine. Cette protection vint soudain à manquer quand, dans la nuit du 9 février 1904, sans déclaration de guerre, les Japonais, dans un type d'agression qui se répétera plus tard à Pearl Harbor, détruisent la flotte russe d'Orient dans la rade de Port-Arthur. L'année suivante ils détruisent la flotte de secours à Tsoushima. Cet événement eut un retentissement considérable dans un monde alors dominé par les empires coloniaux. «  Pour la première fois depuis que la Russie était engagée dans son expansion impériale, pour la première fois aussi depuis que s'édifiaient les grands empires européens, le conquérant avait été vaincu par un peuple étranger à l'Occident. Aux confins de l'Empire russe, mais aussi parmi les sujets des autres grands empires, et là où se manifestaient encore les ambitions coloniales, la défaite russe apparut comme la première défaite de l'homme blanc, la première étape d'une revanche des colonisés. La réflexion sur les causes du déclin du monde musulman et sur les moyens d'en sortir, qui reliait les wahhabites d'Arabie aux penseurs de l'Inde, à ceux de la steppe kazakhe et à Djamal al-din al-Afghani, trouvait là une réponse. Du jour où les empires faibliraient, le monde des colonisés pourrait entrevoir la voie de sa renaissance. Et, pour les musulmans de Russie, l'effondrement russe signifiait bien que les peuples dominés pouvaient déjà rêver d'émancipation » (page 165).

Exclusivement continental, le processus russe d'expansion impériale a conduit à une inextricable imbrication des peuples. Les Russes de souche s'appellent eux-mêmes « Russkie », mais ils appellent les non-russes de la fédération de Russie « Rossiani ». Cela montre la difficulté pour la Russie de définir, encore aujourd'hui, son identité. La constitution de la Fédération actuelle ne prévoit pas la possibilité de sécession. Or, dès le début, deux peuples, les Tatars et les Tchétchènes, se sont revendiqués comme nation. À Kazan, les Tatars ont récemment décidé, en un geste hautement symbolique, de reconstruire la grande mosquée détruite par Ivan le Terrible. Plus encore que l'exemple tartare, c'est l'exemple tchétchène qui « fascine tous les peuples du Caucase », constate l'auteur.

Alors que l'Empire gréco-romain a disparu sans que personne ne revendique désormais son héritage, l'Empire russe, tel le phénix, ne cesse de disparaître pour renaître. Dissout en 1917, il est ensuite reconstitué par Staline et même étendu jusqu'à Prague, au cœur même de l'Occident. Disparu à nouveau en 1992, il ressemble maintenant, note l'auteur, à ce qu'il était en 1552. « En dernier ressort, conclut-elle, l'ambition de la Russie ne serait-elle pas, en s'inspirant du modèle américain, de se transformer en république impériale ? »

Claude Fouquet
Publié ou mis à jour le : 2019-07-31 11:43:48

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