La Première Guerre mondiale et la victoire de 1918 laissent l'illusion d'une Algérie aux communautés désormais liées par des combats et une gloire partagée, 12 000 Français d'Algérie y ont laissé la vie aux côtés de 26 000 soldats musulmans tués ou portés disparus. L'ancien combattant musulman décoré devient la figure rassurante et nécessaire de commémorations rituelles alors que le monument aux morts s'ajoute au décor des villes et villages.
Que rien ne bouge
Il n'est cependant pas question pour la majorité des Européens d'Algérie d'adhérer aux mesures législatives prônées par Charles Jonnart, gouverneur général de 1903 à 1911, qui défend en 1918, une meilleure « accession des indigènes d'Algérie aux droits politiques ».
Fernand Ancey, président de la Fédération des planteurs et président de l'Union des producteurs de tabac exprime crûment son sentiment :
« Comment peut-on admettre que nos indigènes, dont les mœurs nous reportent à l’origine de notre propre civilisation, puissent devenir du jour au lendemain nos égaux par le bulletin de vote sans avoir seulement fait preuve de capacité à se civiliser ? L’augmentation du nombre des naturalisés n’aura pas prouvé le développement de l’influence française, mais elle aura sûrement mis en péril notre souveraineté nationale lorsqu’elle sera devenue assez importante pour engloutir l’élément civilisateur. » D’autres articles laissent entendre que les indigènes « une fois émancipés » ne pourront demeurer « dociles sous la tutelle de la France ».
Étienne Bailac né à l’Arba (aujourd'hui Larbaâ) en 1875, fondateur en 1912 du quotidien L'Écho d'Alger dénonce ceux qui « sous l’inspiration de sentiments purement idéalistes », ont « sacrifié les droits et les intérêts des Algériens à la réalisation d’une utopie qui aura pour première conséquence de ruiner l’expansion, l’autorité et le travail français au profit d’une masse amorphe, inassimilable et d’une susceptibilité propre à susciter de perpétuels malentendus ».
Pour sa part, le congrès des maires de l’Algérie regrette des « lois inopportunes » susceptibles de « compromettre imprudemment la bonne harmonie qui régnait entre les populations française et indigène », lois de surcroît « votées hors de l’Algérie par des assemblées incompétentes en la matière, parce que composées de membres ne connaissant ni l’Algérie, ni les Algériens. »
Nommé gouverneur général en 1925, Maurice Violette tente de prolonger les idées libérales de Charles Jonnard, avant de repartir en métropole deux ans plus tard, peu regretté par la majorité de la population européenne. Au Salon des Humoristes d'Alger en 1926, il est ainsi représenté par un dessin le montrant en nourrice donnant le biberon à deux enfants indigènes.
Quatre ans plus tard, les certitudes de la population européenne trouvent leur acmé avec la célébration du centenaire de l'Algérie française. Exaltée sans nuance, cette commémoration se veut selon les mots du président du Conseil André Tardieu « Une manifestation de force civilisatrice, une œuvre matérielle et morale, une affirmation d'énergie française ».
Symboliquement est érigé à Sidi Ferruch, lieu du débarquement de 1830, un monument portant une inscription où chaque mot compte :
« Ici, le 14 juin 1830 - par ordre du roi Charles X sous le commandement du G. De Bourmont - l’armée française vint arborer ses drapeaux, rendre la liberté aux mers, donner l’Algérie à la France. Cent ans après, la république française ayant donné à ce pays la prospérité, la civilisation avec la justice, l’Algérie reconnaissante adresse à la mère patrie l’hommage de son impérissable attachement. »
Sous la mention des dates : 1830-1930, le sculpteur Émile Gaudissart a représenté deux figures féminines. Celle de la France tient un grand drapeau dont elle entoure l'Algérie enserrée d’un bras protecteur.
Nul ne veut prendre en compte les revendications d'un sentiment national naissant en milieu musulman et touchant tout à la fois des élites urbaines mais aussi la foi de ceux qui sont sensibles au mouvement religieux des Oulémas alors que le petit peuple des villes et la paysannerie misérable des campagnes gardent mémoire des temps de conquête et des rigueurs des lois. Un jeune pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas déplore les outrances de la célébration du Centenaire en notant que « jamais l'histoire n'a enregistré d'humiliation aussi cruelle infligée par le vainqueur à un peuple asservi ».
Ce sentiment national est partagé par quelques esprits lucides tel Maurice Violette qui publie en 1931 L'Algérie vivra-t-elle ?
« Je crois qu'au lendemain même du centenaire, le moment est venu de dire les choses nécessaires. De solennelles promesses ont été faites, et n'ont pas été tenues. Personne ne s'en soucie désormais et il semble que ceux qui ont assisté aux fêtes, enthousiasmés par la féerie algérienne, ne conçoivent même pas qu'il puisse y avoir une question algérienne (…) Je demande la permission de troubler cette quiétude mortelle, et de rappeler que se posent de l'autre côté de la Méditerranée, des problèmes fort graves et fort difficiles. »
L'ancien gouverneur général note aussi le cloisonnement des communautés :
« La société indigène est aussi fermée à l'égard des européens, que la société européenne à l'égard des indigènes. En réalité, il y a à Alger, deux sociétés, l'une européenne, l'autre indigène qui ne se pénètrent pas et qui ne communiquent que par les relations d'affaires et de camaraderie que les hommes ont entre eux. »
En 1936, à l'imitation de Jonnard, il tente avec Léon Blum de favoriser les droits politiques de « certaines catégories de sujets français en Algérie » sans que soit porté atteinte à leur statut personnel lié à la religion.
En métropole comme en Algérie, le texte est violemment combattu. Jacques Doriot, dont le parti PPF est bien implanté dans les trois départements d'Algérie, déclare à Alger le 2 janvier 1937 que le projet Blum-Violette est « un instrument de division qui ne sert que les menées et l'agitation anti-française du Parti communiste, agent de l'étranger ». Il proclame qu'il est plus important d’élever « le niveau d’existence des millions de travailleurs algériens » que « l’octroi des droits politiques à une minorité d’électeurs favorisés ».
Suite à la chute du gouvernement Blum, « Violette l'arbi » comme l'a surnommé L'Écho d'Alger perd toute influence et le projet disparaît des préoccupations gouvernementales. Avec constance et obstination, les élus d'Algérie, leurs journaux et leurs relais l'ont emporté dans des conditions résumées par Albert Sarault dans un entretien rapporté par Ferhat Abbas :
« J’ai reçu, ces jours-ci, les adversaires du projet Violette. Pendant plus d’une heure, j’ai fait valoir les arguments que vous venez de m’exposer. J’ai essayé de les convaincre en m’adressant à leur patriotisme, à leur raison et à leur cœur. J’ai dû convenir que ces messieurs n’ont ni patriotisme, ni raison, ni cœur, mais seulement un tube digestif. »
Français d'Algérie
Après plus d'un siècle de présence, enrichi d'apports successifs, la population européenne d'Algérie a peu à peu façonné des traits qui lui sont propres sans, pour autant, se fondre en un seul bloc.
Pour celles et ceux venus de métropole, on cultive le souvenir des ancêtres pour la plupart originaires de Corse et des départements du sud de la France mais aussi d'Alsace, de l'Aveyron et de l'Ardèche et également d'Isère et de Savoie.
Les Espagnols, toujours majoritaires en Oranie, ont gardé des liens avec l'Andalousie, la Catalogne et les Baléares. Les Italiens sont pour leur part d'origine multiple : pêcheurs siciliens, terrassiers de Calabre, maçons du Piémont. Ils ont privilégié l'Est de l'Algérie, la région de Bône, de Stora et celle de Constantine où, tout comme à Oran et Alger, se sont développées de fortes communautés juives aux origines antérieures à 1830 puis enrichies d'apports nouveaux.
Dans les campagnes se maintient, non sans peine, une population de petits colons ruraux souvent isolés. L'heure est à la grande propriété de plus de 100 hectares qui représente plus de 80 % de la superficie totale des terres mises en valeur par une colonisation privilégiant toujours la viticulture.
Au fil des décennies, et tout particulièrement dans les villes côtières mais avec de nombreuses nuances entre elles, le métissage méditerranéen a joué même si l'endogamie communautaire demeure la règle. Un mode de vie s'est façonné au sein d'une population souvent modeste d'employés, de commerçants, d'artisans, de petits fonctionnaires. On habite des quartiers très peuplés avec des difficultés de logement compensés par la campagne proche et surtout par les côtes et les plages que l'on fréquente du printemps à l'automne.
Ce peuple européen a ses rites catholiques, ses pratiques sportives, ses cérémonies et ses usages sociaux. Ciment de ces communautés, l'Église s'inscrit d'autant plus facilement dans le temps long que les archevêques d'Alger exercent leur ministère sur des périodes n'ayant rien à voir avec celles des gouverneurs généraux. En 132 ans de colonisation, l'Église d'Algérie n'a ainsi compté au total que sept archevêques alors que le pays connaît, dans le même temps, cinquante gouverneurs généraux, deux ministres résidents et deux délégués généraux.
Ce peuple a sa langue, patchwork de français, d'italien, de maltais, d'espagnol mais aussi d'arabe et bientôt connue sous le nom de Pataouète. Ce parler, au-delà d'un vocabulaire très riche, a sa syntaxe, ses expressions et ses accents.
Au début du XXe siècle, l'écrivain algérianiste Auguste Robinet qui signe du nom de Musette est le premier à écrire dans cette langue en construction. Il raconte les aventures de son héros Cagayous rappelant tout à la fois le provençal cagaïoun (petit merdeux) et le Karagous turc, polichinelle grivois.
La cohabitation avec les voisins musulmans va d'un paternalisme bienveillant au racisme de petite ou grande intensité. Comme l’écrit Gabriel Audisio, évoquant les années 1930 : « Vous êtes tous racistes ici, tous, Arabes, Juifs, Français, tous plus ou moins, même le plus innocemment du monde, et sans vous en apercevoir. Hélas, il arrive aussi que ce soit sans innocence : alors on tue du bicot, du youdi, du roumi. »
Une chose est cependant en partage entre chrétiens et musulmans, celle de la vertu des filles en une connivence si bien décrite par Marie Cardinal :
« Ce n'était pas de la rigolade ! Et pas seulement pour les musulmanes. Pour les catholiques et les juives c'était pareil (…) Et c'étaient les femmes qui nous plantaient tout ça en tête, profond, très profond, à grand coups de sermons, de raclées, d'histoires, de fables merveilleuses ou terrifiantes. La virginité c'était là, dans le ventre, en haut des jambes, c'était convoité parce que c'était précieux, et c'était difficile à défendre. (…) Les mères veillaient, les frères et les pères gardaient. »
La vie quotidienne est racialisée de manière plus ou moins banale ou tragique. Elle a sa hiérarchie qui place le Français de France et le colon installé depuis des décennies au plus haut. En dessous s'étagent l’Espagnol, l’Italien, le Maltais puis les Indigènes juifs même si devenus citoyens depuis le décret Crémieux et enfin, tout en bas, les Musulmans.
En intercalaires, la position sociale joue son rôle. La haute bourgeoisie musulmane, les « évolués », les familles de « grande tente » ont accès à une certaine considération qui ne saurait être de mise envers le peuple misérable des fellahs des campagnes ou du prolétariat arabe urbain.
L'antisémitisme populaire et quotidien fait partie de ce ballet de relations entre communautés. Chez les Européens, après la crise antijuive de la fin du XIXe siècle, on aime encore entonner une Marseillaise alors réécrite : « Aux armes, Algériens ! Chassons tous ces youpins ! Marchons ! Marchons ! Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »
Tout un répertoire s'est construit sur ce même thème dont a témoigné Jules Roy lorsqu'il évoque son oncle et sa mère reprenant une chanson en vogue lors de l'élection d’Édouard Drumont, auteur de La France juive (1866), élu triomphalement député d'Alger en 1898 : « L’Youpin nous dégoûte avec son lorgnon… Va-t’en d’là, sal’youtre . Avec ton sal' pognon. »
Jules Roy précise par ailleurs qu'il semblait admis « comme une loi naturelle que les Arabes étaient des serviteurs, les Français des maîtres et que tout était bien ainsi parce que que les Français appartenaient à une race entreprenante mais généreuse et que les Arabes dépendraient toujours de quelqu'un »
Entre les deux guerres mondiales, le sport et tout particulièrement le football finit par illustrer les clivages entre communautés. Au point qu'une circulaire de la préfecture d'Alger du 9 janvier 1934 rappelle un certain nombre de règles dont celle de l'interdiction de toute rencontre « entre deux sociétés sportives composées exclusivement l’une d’Européens et l’autre d’indigènes ».
Il est aussi recommandé aux dirigeants des sociétés sportives, comme aux autorités locales intéressées de « s’efforcer d’obtenir une fusion des deux éléments par la composition d’équipes mixtes, comprenant un groupement de joueurs indigènes et européens en nombre sensiblement égal, seul moyen pour éviter les conflits très souvent constatés dans les compétitions de cette nature. » En cas d’impossibilité, la circulaire prévoit des dérogations mais précise que les matchs doivent alors se jouer à guichets fermés. Elle précise aussi que toute équipe doit comporter au minimum 4 à 5 joueurs européens.
Il existe cependant des îlots de compréhension, voire de création partagée dans certains cercles attachés à la culture et aux arts. L'écrivain Robert Randau rêve ainsi de « constituer en Algérie une intellectualité commune aux races qui y vivent ». En 1933, il publie avec Abdelkader Hadj Hamou Les Compagnons du jardin. Les deux auteurs y évoquent ainsi le monde rural et sa misère en situation coloniale :
« Il y a encore dans le bled trop de gourbis humides, mal aérés, enfumés, sans autre ouverture que la porte et où la famille cohabite avec le bétail, trop de tentes loqueteuses, trop de mauvaises charrues taillées dans un tronc d’arbre, trop de troupeaux sans abri l’hiver, trop de gueux qui n’ont, pour se nourrir, qu’une galette d’orge par jour, trop de mortalité infantile, trop de syphilis et de tuberculose, trop de soleil et trop peu d’eau, trop de caïds prévaricateurs, trop de mensonges. »
Comme en a témoigné l'historien algérien Mohammed Harbi né en 1933 près de Skikda, l'Algérie coloniale n'est cependant ni le ghetto de Varsovie ni un pays soumis à un régime d'apartheid (dico). Il existe des possibilités d'évitement, des stratégies de ruse, des aménagements permettant d'échapper, peu ou prou, au système colonial. Tout est également lié au groupe ou à la classe sociale auxquels on appartient. Les classes populaires sont plus exposées au racisme quotidien que les notables, les élites bilingues, les propriétaires terriens.
Signe de l'absence d'un racisme « d'État », l'administration condamne certaines de ces manifestations ordinaires. Ainsi lorsqu'une note de la préfecture d'Alger s'inquiète en 1940 de pratiques de « certains hôtels, soucieux de ne pas déplaire à leur clientèle européenne ont coutume de ne jamais accepter d’Indigènes, et de leur répondre invariablement que toutes les chambres sont occupées. » Sont également déplorés l'attitude de certains cafés « chics » qui font « des difficultés pour servir les Indigènes. »
La cohabitation entre fidèles des différentes religions est réelle. Elle a souvent l'aspect des pâtisseries que l'on offre lors des fêtes religieuses musulmanes, juives ou chrétiennes. Seules les processions et les manifestations ostentatoires de l'Église catholique suscitent crispations et incompréhensions.
Chez les syndicalistes et certains militants politiques, l'éloignement des références communautaires facilite une forme de solidarité de classe mais tout demeure fragile. En cas de tension ou de crise, les clivages réapparaissent. Bastion d'un électorat de gauche sous le Front populaire, le quartier de Bab el-Oued à Alger deviendra celui de l'OAS en 1961/62.
La guerre d'Algérie
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible