Au XIe siècle, la Normandie est sans conteste l’État le plus dynamique d’Europe occidentale. L’un de ses ducs, Guillaume II (1035-1087), réussit le tour de force de s’asseoir sur le trône d’Angleterre le 25 décembre 1066, après sa retentissante victoire sur Harold de Wessex à Hastings (14 octobre 1066).
Cette conquête de l’Angleterre, qui vaudra à Guillaume son surnom de « Conquérant » devant la postérité, éclipse généralement dans les esprits actuels l’autre grand fait d’armes des Normands de ce temps : la fondation, après un peu plus d’un siècle de combats incessants, du puissant royaume de Sicile.
Des débuts discrets
Les débuts des Normands en Italie méridionale n’ont rien à voir avec le tonitruant débarquement anglais de l’automne 1066. En contrées méditerranéennes, pas de flotte ni d’armée réunies à grands frais par un prince disposant des ressources d’un duché riche et puissant : les « primo-arrivants » sont des individus isolés ou voyageant en petits groupes, désargentés, parfois même des proscrits, seulement armés de leurs bras vigoureux, d’une épée et de leur science du combat.
En faible nombre d’abord, ils vont profiter d’une situation politique confuse, au carrefour de l’Empire byzantin, du monde arabo-musulman et de trois États lombards chrétiens, le plus souvent en lutte entre eux. Les Arabes d’abord, dominent l’ensemble de la Sicile depuis 878.
Les Byzantins ensuite, règnent sur le sud de la péninsule (thèmes de Calabre, de Lucanie et de Longobardie). Ils revendiquent en outre la suzeraineté sur les micro-duchés de Gaëte, réputé le plus indiscipliné de tous, de Naples (avec Sorrente) et d’Amalfi : dans les faits, ces cités sont pratiquement indépendantes, avec à leur tête des potentats battant monnaie, menant leur propre politique extérieure, déclarant la guerre ou concluant des traités à leur guise.
Au milieu de ces possessions byzantines éclatées enfin, se trouvent les trois principautés autonomes lombardes de Bénévent, Salerne et Capoue, souvent rivales. Au nord, de ce conglomérat, on entre dans la mouvance du Saint-Empire romain germanique, avec les États pontificaux, autour de Rome, et le duché de Spolète.
La légende des quarante pèlerins
C’est dans ce contexte pour le moins troublé qu’Aimé de Mont-Cassin, auteur de l’une des principales sources contemporaines, place l’arrivée des premiers Normands en Italie.
En l’an mille, nous raconte-t-il dans son Ystoire de li Normant, quarante Normands revenant d’un pèlerinage « del saint sépulcre de Jérusalem pour aorer Jhucrist », passent par la ville de Salerne, alors assiégée par les Sarrasins. Ne pouvant se résoudre à voir ces « païens » menacer les bons chrétiens de la ville, ils demandent audience au prince Guaimar, maître des lieux, et le « proièrent qu’il lor fust donné arme et chevauz ».
Celui-ci accède à leur requête et les voici qui se jettent sur l’armée musulmane, tuant bon nombre de ses soldats et la poussant finalement à la retraite. Enthousiastes, les Salernitains entendent remercier leurs libérateurs en leur offrant moult cadeaux et ils les supplient de rester. « Mais les Normands ne voulaient pas de récompense en deniers [monnaie d’argent] pour ce qu’ils avaient fait par amour de Dieu, et ils s’excusèrent de ne pouvoir demeurer » (texte modernisé).
De retour chez eux, nos pèlerins vantent à qui tend l’oreille les mérites de ce pays de Cocagne, d’où ils reçoivent des appels incessants à revenir. Aimé encore : « Ils [les Salernitains] envoyèrent des messages à ces victorieux Normands, accompagnés de citrons, d’amandes, de noix confites, de riches soieries impériales, objets de fer atournés d’or. Et ils les prièrent de venir en cette terre qui donne du lait, du miel et tant de belles choses. »
Ce récit relève davantage du mythe que de l’Histoire. Il nous donne cependant des informations précieuses sur les raisons qui vont pousser quantité de Normands à l’exil : en échange de leurs services sur les champs de bataille, ils seront généreusement récompensés. En d’autres termes, nous avons affaire à d’authentiques mercenaires, louant leur épée au plus offrant.
Le temps des pionniers
La Normandie semble alors connaître un dynamisme démographique remarquable. Pour des cadets de la petite noblesse, formés au métier des armes mais sans espoir de recevoir la terre familiale en héritage, il n’existe guère de perspectives d’avenir.
À titre d’exemple, citons les douze fils du modeste seigneur Tancrède de Hauteville : onze d’entre eux, dont nous allons beaucoup parler, quitteront leur Cotentin natal dans l’espoir d’une vie meilleure. La promesse d’acquérir des richesses sous d’autres cieux est un aimant puissant ! D’autres sont contraints de prendre la route du sud pour des raisons politiques ou judiciaires.
Ainsi Osmond Drengot, dont le moine Orderic Vital, qui écrit au XIIe siècle dans son monastère Notre-Dame de Saint-Évroult (Orne), nous raconte la mésaventure. Meurtrier d’un certain Guillaume Repostel, coupable d’avoir violé sa sœur, « ce crime le força à fuir de la présence du prince [alors le duc Richard II (996-1026)]. Il se retira d’abord en Bretagne, puis en Angleterre, et enfin en Bénévent avec ses fils et ses neveux. Il fut le premier Normand à s’établir dans la Pouille. »
En 1016-1017, un Lombard du nom de Mélès, originaire de la ville de Bari, entend secouer le joug byzantin dans ladite Pouille (le talon de la péninsule). Il approche pour cela nos Normands déjà présents sur place et se les attache à grands frais. Ils sont commandés par Guillaume Buatère, frère d’Osmond Drengot, qu’une autre source, Aimé de Mont-Cassin, désigne comme le coupable de l’assassinat de Repostel.
Toujours est-il que cette armée lombarde et normande est écrasée en 1018 par les Byzantin à Cannes. Curieux clin d’œil de l’Histoire, puisque c’est ici que le Carthaginois Hannibal avait battu les légions romaines en 216 av. J.-C.
Un autre frère d’Osmond et de Guillaume, Rainolf Drengot, échappe au massacre. Il sert ensuite Pandolf de Capoue, surnommé le « loup des Abruzzes », dans sa lutte contre le duc Serge IV de Naples. Mais, comme le souligne le poète Guillaume de Pouille, les Normands « préféraient les combats aux accords de paix. Ils calculaient le prix de leurs services selon le nombre de leurs hommes et la conjoncture du moment. Ils privilégiaient celui qui leur donnait le plus. »
Alors, pour affaiblir Pandolf, Serge de Naples place la récompense à un niveau supérieur en 1030 : la main de sa sœur avec en prime la petite cité d’Aversa et le titre comtal. Jolie consécration pour un aventurier. La terre d’Aversa ne semble certes pas des plus généreuses, mais Rainolf se révèle un bon administrateur et fait habilement fructifier son domaine.
Las, sa belle (on imagine…) épouse décède peu après et le Normand en profite pour tourner casaque et placer son épée au service de… Pandolf de Capoue ! Rainolf est en fait à l’image de ces mercenaires venus quérir fortune ici : violent, ambitieux, totalement dénué de scrupules et… sachant saisir toutes les opportunités.
L’arrivée des Hauteville
La réussite de Rainolf Drengot connaît sans doute un retentissement considérable en Normandie, déclenchant des vocations pour le grand départ. Il convient toutefois de ne pas exagérer l’ampleur du phénomène : l’historien François Neveux limite à une centaine d’homme chaque année les candidats à l’émigration.
Mais la nouvelle arrive bien jusqu’en Cotentin, dans la ferme seigneuriale de Hauteville (aujourd’hui Hauteville-la-Guichard, Manche). Son heureux propriétaire, Tancrède, a engendré d’un premier mariage au moins cinq fils (on ne sait rien d’éventuelles filles) : Guillaume, Drogon, Onfroi, Geoffroi et Serlon. Son second lit ne s’est pas avéré moins prolifique, avec cette fois au moins une fille (Frédésende) et six autres garçons : Robert, Mauger, Guillaume, Alverède, Hubert, Tancrède et Roger, le dernier de la fratrie.
Si les filles peuvent être mariées à des nobles locaux de rang équivalent, voire même d’un rang supérieur avec un peu de chance, les garçons en revanche, comme nous l’avons déjà signalé, ne peuvent tous prétendre à la succession paternelle. Ce sont les aînés de la maison Hauteville toutefois, qui filent avec armes et bagages et seul Serlon demeurera en Normandie.
Guillaume et Drogon partent les premiers et s’engagent dans l’armée byzantine qui tente de reprendre pied sur la Sicile tenue par les Sarrasins. Ils croisent à cette occasion les membres de la célèbre garde varengienne, ces « cousins » vikings qui forment une unité d’élite autour des empereurs de Constantinople.
Parmi ceux-ci, un certain Haraldr Hardrada (« le dur », « l’impitoyable »), futur roi de Norvège (à partir de 1046-1047). Considéré comme le dernier des Vikings, il trouvera la mort le 25 septembre 1066 à la bataille de Stamford Bridge, en tentant, comme et en même temps que Guillaume le Conquérant, de s’emparer de la couronne d’Angleterre.
Libérés de leur engagement avec les Byzantins, nos deux Hauteville suivent différents chefs lombards et combattent en Pouille. En 1042 cependant, lassés de servir des maîtres ne leur témoignant aucune reconnaissance, les Normands décident de s’unir sous la bannière d’un même chef et d’agir pour leur propre compte. C’est Guillaume de Hauteville, qui a gagné au combat son surnom de « Bras-de-Fer », qu’ils choisissent pour les diriger.
Quelques semaines plus tard, au tout début de l’année 1043, réunis dans la ville de Melfi, ils se partagent les conquêtes réalisées dans le nord de la Pouille et fondent douze établissements dirigés par des Normands dans les cités en leur possession : Ascoli (à Guillaume Bras-de-Fer), Venosa (à Drogon de Hauteville), Lavello, Monopoli, Cannes, Civitate, Trani, Sant’Arcangelo, Montepeloso, Frigento, Acerenza, Minervo. Quant à Melfi, selon Aimé de Mont-Cassin « pour ce que estoit la principal cité », on décide qu’elle restera commune à tous.
Le comte Guillaume décède dès 1046 et son frère Drogon, qui lui succède, est empoisonné en 1051. Un autre membre de la fratrie le remplace, Onfroi, arrivé à son tour en Italie méridionale à une date indéterminée. C’est qu’en Cotentin, la réussite des aînés a attisé les ambitions des cadets.
Les débuts de Robert « le rusé »
Pas question pourtant de faciliter la tâche aux petits frères arrivant les uns après les autres : les Hauteville ne sont pas nés dans la pourpre et chacun doit faire ses preuves. Robert, qui semble l’aîné des rejetons du second lit, arrive vers 1046-1048. C’est probablement Drogon et Onfroi qui l’accueillent, plutôt fraîchement et lui refusant toute assistance.
Robert mène alors une vie d’errance faite de rapines. Si l’on en croit la princesse byzantine Anne Comnène et son Alexiade, il est « à la tête d’une bande de brigands » composée de cinq cavaliers et trente hommes de pied.
Il tente également, en vain, de se mettre au service de princes locaux, avant de retourner implorer Drogon de lui confier quelque mission. Cette fois-ci, le « comte des Normands » se laisse fléchir et il l’envoie guerroyer sous le chaud soleil de Calabre (la pointe de la botte), avec pour mission de lancer sa conquête aux dépens des Byzantins.
La vie de Robert et de ses hommes ne s’améliore pas pour autant : depuis leur repère fortifié de Scribla, puis de San Marco Argentano, ils mènent des raids de harcèlement, mais souffrent de l’insalubrité des lieux, de diverses maladies et des caprices et des excès de la météorologie. Le chef y gagne cependant le respect de tous, et un surnom, « Guiscard », ce qui signifie « le Rusé », « l’Avisé ».
Le triomphe des Normands
Les nombreux succès enregistrés par les « hommes du nord », appellation à prendre ici à la fois au sens étymologique et géographique (vu d’Italie), commencent à inquiéter les autres puissances locales, au premier rang desquelles le Saint-Siège.
En 1048-1049 monte sur le trône de Saint-Pierre un certain Bruno d’Eguisheim (Alsace actuelle), prélat germanique qui prend le nom de Léon IX. Pape aussi fougueux que vindicatif, il ne cesse dans les années suivantes d’œuvrer à la formation d’une vaste coalition contre des Normands qu’il exècre.
Il croit être parvenu à ses fins en 1053, et prend lui-même la tête d’une armée nombreuse composée de Byzantins, d’Italiens et d’Allemands. La rencontre avec ses ennemis a lieu à Civitate le 17 juin 1053 : « Dieu » n’est pas toujours dans le camp de ceux qui pensent le servir et les troupes de Sa Sainteté se retrouvent battues à plate couture. Pire, le pontife est lui-même fait prisonnier.
Au cours de l’affrontement, Robert Guiscard multiplie les exploits. Guillaume de Pouille rapporte ses faits d’armes contre les redoutables guerriers Souabes : « Sans relâche, Robert les tue ; ici il coupe les pieds, là il coupe les mains ; là encore il tranche la tête avec le corps, il ouvre chez l’un, le ventre et la poitrine, chez l’autre il transperce les côtes après avoir fendu le crâne » (citation Huguette Taviani-Carozzi).
Traité avec respect, rassuré sur sa sécurité, le pape Léon est libéré en mars 1054. Mais rongé par son revers, il s’éteint cinq semaines après.
Ne perdons pas de vue ce premier établissement normand, qui continue à jouer un rôle important malgré la prédominance croissante des Hauteville. À la mort de Rainolf Drengot en 1045, le comté connaît une brève période d’incertitude dynastique, avec des princes éphémères. En 1049 s’impose Richard d’Aversa, qui a l’étoffe d’un homme d’État. Il s’allie aux autres Normands dans leur lutte pour la survie, participe à la bataille de Civitate et conquiert en 1058 Capoue. Marié à Frédésende, une sœur de Robert Guiscard, il réussit à établir une dynastie héréditaire et son fils, Jourdain, lui succède à son décès, en 1078.
La validation d’un état de fait
Au lendemain de la victoire de Civitate, plus aucune force n’est en mesure de résister aux Normands sur le long terme. Robert Guiscard reprend la direction de la Calabre avec des moyens renforcés et y emploie des méthodes, il faut bien le confesser, que ne renieraient pas les hordes de l’armée russe : « Soutenu par des troupes plus nombreuses, [il] leur ordonna de piller, d’incendier, de ravager toutes les terres qu’ils envahissaient, de tout faire pour semer la terreur chez les indigènes » (Guillaume de Pouille, cité par Huguette Taviani-Carozzi).
Et lorsque son frère Onfroi meurt, en 1057, il bénéficie de suffisamment de considération et d’autorité auprès de l’ensemble des Normands pour se faire reconnaître comme duc de Pouille, aux dépens de ses neveux Abélard et Hermann, qui ne manqueront pas de se rebeller par la suite. C’est à peu près vers cette époque qu’arrive en Italie le plus jeune des Hauteville, Roger. Taillé dans le même bois que ses aînés, il est envoyé par Robert poursuivre la conquête de la Calabre, au cours de laquelle il ne manque pas de s’illustrer.
Mais pour les Normands, la consécration vient du Saint-Siège, qui les avait auparavant tant méprisés. En 1059, à l’occasion d’un concile tenu à Melfi, ville hautement symbolique, le pape Nicolas II concède à Robert Guiscard le titre de duc de Pouille et de Calabre, avec en prime la Sicile qu’il invite à reconquérir sur les musulmans. Richard d’Aversa pour sa part, est reconnu comme prince de Capoue. En contrepartie, les deux guerriers normands se placent sous la suzeraineté de Rome.
Au cours des deux décennies suivantes, Robert et Roger, désormais paré du titre de comte, achèvent la conquête de tout le sud de la péninsule, s’emparant de l’ensemble de la Calabre et de la Pouille, enlevant les villes de Bari et de Salerne et avançant leurs pions dans les Abruzzes.
Le pouvoir des Hauteville n’est cependant pas incontesté durant cette lente phase d’expansion territoriale. On compte en effet pas moins de trois rébellions de barons normands en Pouille (1064, 1072, 1078), ainsi que celle de la ville de Bari (1078-1080).
Avec l’avènement à Rome du pape Grégoire VII (1073-1085) par ailleurs, particulièrement jaloux des prérogatives de l’Église, Robert se retrouve excommunié à deux reprises (1074 et 1077). Une rencontre d’apaisement est organisée entre les deux hommes à Ceprano (1080) et Robert renouvelle à cette occasion son serment de fidélité au Saint-Siège.
De la Sicile au songe byzantin
Dès 1061, les Hauteville lancent une première expédition en direction de la grande île méditerranéenne et prennent la cité de Messine, instaurant une tête de pont sur l’autre rive du détroit éponyme.
En 1063, nos Normands remportent sur les Sarrasins la victoire à la bataille de Cerami et solidifient leurs positions. Après une décennie de pause, la guerre reprend entre 1075 et 1077, avec en point d’orgue la prise de Palerme, capitale arabe de l’île.
Au début des années 1080, Robert Guiscard regarde vers l’Orient et se rêve sans doute en maître de Constantinople. En 1081, il traverse l’Adriatique et débarque dans les Balkans. Il bat l’armée byzantine de l’empereur Alexis Comnène à Durazzo (aujourd’hui Durrës, en Albanie), s’empare de la ville et marche sur le Bosphore.
Mais les difficultés du pape Grégoire VII, en lutte contre l’empereur germanique Henri IV qui assiège Rome, et une quatrième révolte des barons de Pouille, l’obligent à rebrousser chemin. Les troupes impériales rentrent dans la Ville éternelle au printemps 1084 et Grégoire, retranché dans le château Saint-Ange, craint pour sa vie. C’est Guiscard qui vient l’en extraire, menant une véritable opération commando pour le soustraire à la vengeance de ses ennemis.
Une fois cette mission accomplie, Guiscard regagne les Balkans pour une seconde expédition. Celle de trop : après une vie d’errance et de combats digne d’un roman d’aventure du plus grand cru, il est gagné par la fièvre et s’éteint sur l’île de Céphalonie, au large de la Grèce, le 17 juillet 1085. Sa dépouille est ramenée en Italie et inhumée en l’abbaye de la Sainte-Trinité de Venosa.
La première phrase de son épitaphe suffit à résumer la dimension du personnage : « Ci-gît Guiscard, la terreur du monde ». Son fils, Roger Borsa, lui succède sans encombre.
Le royaume normand de Sicile
De son côté, le « Grand Comte » Roger poursuit la conquête de la Sicile, achevée en 1091. Il meurt dix ans plus tard, auréolé d’un prestige incomparable. Son fils, Roger II (1105-1154), poursuit son œuvre, unifiant toutes les conquêtes de ses père et oncles.
En 1130, il est suffisamment puissant pour prendre le titre royal, qui lui est confirmé en 1139 par le pape Innocent II. À leur apogée, les Normands prennent pied en Afrique du Nord, intégrant à leurs possessions européennes certaines villes maghrébines de l’Ifriqiyya, en Tunisie et dans l’ouest de la Libye actuelles : île de Djerba, Tripoli, Sfax, Sousse, Annaba (Bône).
Notons par ailleurs que, dans le sillage de la première croisade, l’un des fils de Robert Guiscard, Bohémond de Tarente, fonde au Proche-Orient la principauté d’Antioche. Elle sera l’un des derniers États latins de Terre sainte à chuter (1268), une vingtaine d’année avant la prise de Saint-Jean-d’Acre par les mamelouks.
Dans le royaume de Sicile, les influences musulmane, normande et byzantine donnent naissance à une civilisation aussi originale que brillante, dont témoignent de la splendeur les cathédrales de Palerme, de Monreale ou de Cefalù, ou encore le palais des Normands de Palerme. Roger II se montre un souverain tolérant et éclairé, protecteur des savants et des lettrés de toute obédience, laissant à ses sujets la liberté de culte.
La fin du royaume normand de Sicile est en revanche une tragédie. Après le règne tourmenté de Guillaume Ier le Mauvais (1154-1166), et celui plus paisible de Guillaume II le Bon (1166-1189), la couronne revient à Tancrède de Lecce, petit-fils bâtard de Roger II. Il fait d’abord face à une révolte de ses barons, puis aux prétentions de Constance de Hauteville, fille légitime de Roger II et épouse de l’empereur germanique Henri VI de Hohenstaufen, qui lui conteste son trône.
Il contient vaille que vaille la pression allemande à la frontière nord de ses États, mais meurt le 20 février 1194. Son fils et héritier, Guillaume III, qui n’a pas dix ans, et sa femme, Sibylle d’Acerra, qui assure la régence, ne sont pas de taille à résister à Henri VI. Surnommé « le Cruel », celui-ci choisit ce moment pour intervenir militairement.
Naples tombe la première, puis Salerne, passée au pillage et dont la population est massacrée. Un exemple terrifiant pour les autres cités, qui ouvrent leurs portes sans résister les unes après les autres. Palerme, la capitale sicilienne, est à l’empereur le 20 novembre. Sibylle n’a d’autre choix que de se rendre, en échange d’une promesse de la vie sauve pour elle, le jeune Guillaume III et ses trois filles.
Comme l’écrit justement Pierre Aubé, « le jour de Noël, Sibylle, Guillaume et ses trois sœurs, Elvire, Constance et Madonia assistèrent au couronnement qui les dépouillait de la succession de leur père. » Sont également présents quantité de laïcs et de religieux accourus de tout le royaume.
Mais le pire reste à venir : dès le lendemain de la cérémonie, Henri fait saisir et massacrer tous ceux qui se sont opposés à lui par le passé, ou qui risquent de devenir une menace pour son autorité à l’avenir. C’est une sorte de Saint-Barthélemy en version méditerranéenne qui débute. Rien, pas même les morts, n’échappe à la fureur impériale : les corps de Tancrède de Lecce et de l’aîné de ses fils, Roger III, son exhumés et décapités.
Quant à Guillaume III, pauvre petit roi déchu, sans trône ni protection, il est châtré et on lui crève les yeux. L’enfant des terres du soleil mourra au fond d’une obscure geôle d’Allemagne, sans doute peu après. Ainsi semble s’achever, dans le sang et les larmes, l’incroyable épopée des Normands d’Italie.
La destinée est cependant capricieuse : Henri VI, surnommé par ses involontaires « sujets » siciliens le « Cyclope sanguinaire », meurt à 31 ans. Loin d’être inconsolable, sa veuve s’installe avec son fils à Palerme. On a donné à l’enfant les noms de ses deux grands-pères, le célèbre empereur Frédéric Ier Barberousse et le nom moins célèbre roi Roger II.
Dans les veines de cette pousse fragile, de ce petit Frédéric-Roger couronné roi de Sicile à la mort de sa mère (27 novembre 1198) à moins quatre ans, coule cependant le sang du clairvoyant Roger II, non celui du sinistre Henri VI.
Polyglotte, passionné par les sciences et d’une érudition sans limite, il gagnera une fois adulte le surnom de « stupor mundi » (« Stupeur du monde »). Le grand Frédéric II de Hohenstaufen sera certainement l’un des plus brillants esprits de son temps. Peut-être même de tous les temps…
Bibliographie
Pierre Aubé, Les empires normands d’Orient, Paris, Perrin, 1999,
Ferdinand Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, 2 volumes, Paris, Picard, 1907,
François Neveux, La Normandie des ducs aux rois, Xe–XIIe siècle, Rennes, Ouest-France, 1998,
Huguette Taviani-Carozzi, La terreur du monde, Robert Guiscard et la conquête normande en Italie, Paris, Fayard, 1996.
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Osmane (15-05-2022 12:33:17)
Passionnant .On en redemande