Ce point de vue de Pierre Nora est paru dans le quotidien Le Monde du 13 décembre 2005. Il complète et enrichit notre éditorial de décembre 2005 sur la non-commémoration d'Austerlitz.
Avec cette commémoration, ou plutôt cette non-commémoration de la bataille d'Austerlitz, on touche le fond. Le fond de la honte et le fond du ridicule.
L'Europe entière s'y est mise. La Belgique a commémoré Waterloo par une reconstitution géante qui a trouvé son succès public. Les Anglais ont commémoré somptueusement la bataille de Trafalgar, et la France y a envoyé son plus beau navire, même si l'homme dont il porte le nom, Charles de Gaulle, n'eut peut-être pas apprécié que la France participât à la célébration de sa propre défaite - mais enfin, nous y étions.
Et voici que les Tchèques organisent avec éclat la bataille d'Austerlitz, la bataille des «trois empereurs». En attendant l'année prochaine, où les Allemands projettent ce qu'ils appellent eux-mêmes un «grand rendez-vous avec Napoléon», à Iéna et à Auerstaedt (1806 : victoires napoléoniennes contre le royaume de Prusse).
Toutes ces manifestations sont le signe tangible que Napoléon n'appartient pas qu'à la France et qu'il est entré dans l'imaginaire et le patrimoine européens. Avec sa légende et sa contre-légende, avec sa situation ambiguë de porte-parole de la Révolution des droits de l'homme et d'unificateur d'une Europe à la française, par le fer et par le feu.
Et la France ? Elle se décommande, elle se fait toute petite, elle se fait excuser, elle se cache derrière son petit doigt. On aura beau dire que ce petit doigt était quand même son, ou sa ministre de la défense, c'est ainsi qu'on l'a compris et qu'on l'a voulu.
Et pourquoi ? Parce qu'un quidam a décidé, dans un pamphlet sans queue ni tête publié par les éditions Privé, que le Code noir préfigurait les lois de Nuremberg, et que Napoléon anticipait Hitler (il s'agit de l'ouvrage de Claude Ribbe, Le Monde du 1er décembre). Toujours cette manie d'aujourd'hui de ne juger l'histoire qu'en termes moraux et de plaquer sur le passé des grilles d'interprétation qui ne sont valables que pour le présent. Et quidam sans autre autorité intellectuelle ou morale que celle qu'on vient de lui conférer par aberration en le nommant par décret au Journal officiel du 10 novembre à la Commission nationale consultative des droits de l'homme.
On croit rêver. Même ceux, dont je suis, qui ne sont pas des napoléoniens fervents se frottent les yeux et se sentent devenir à leur tour des «indigènes» de la Grande Armée. Les professeurs devront-ils cesser de dessiner au tableau noir Valmy, Austerlitz et Verdun ? Cesser d'apprendre à leurs élèves les vers de Victor Hugo qui plaisaient tant à Péguy : «Je ne hais pas d'entendre au fond de ma pensée / Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz.»
Ceux qui ont eu plaisir à lire les Cent-Jours (éd. Perrin, 2001) d'un certain Dominique de Villepin plaignent l'auteur, qui a dû avaler son petit chapeau.
Et tous ceux qui, décorés de la Légion d'honneur, se souviennent qu'ils la doivent à Napoléon, qui en a créé l'ordre pour des raisons militaires, doivent-ils maintenant se demander si le rouge qu'ils portent à la boutonnière ne doit pas leur monter au front ?
C'est le moment de rappeler la remarque de l'historien Marc Bloch (1886-1944) : «Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims et ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération.» Il aurait pu ajouter : ceux qui ne sentent pas quelque chose se lever dans leur coeur avec le soleil d'Austerlitz.
Au point où en sont les choses, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout ? Encore un effort citoyen ! Ou, plutôt, puisque la responsabilité de cette pantalonnade revient à la plus haute autorité de l'Etat, qu'elle me permette de lui faire respectueusement une modeste suggestion : Monsieur le Président, vous aimez faire plaisir à tout le monde, ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Pendant que vous y êtes, sortez donc Napoléon des Invalides pour le rendre aux Corses et mettez-y à la place la tombe de l'Esclave inconnu.
Pour m'être engagé à fond en faveur de l'indépendance de l'Algérie, je sais qu'il y a bien des mesures à prendre pour mettre la France à jour avec sa conscience coloniale, toujours trop bonne ou trop mauvaise. Mais celle-ci est à coup sûr la plus lamentable, et seulement propre à perdre sur tous les tableaux.
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