Entre légende dorée et légende noire, peut-on avoir une image objective de Napoléon ? Peut-être en dressant le bilan de son passage dans l’Histoire. Que reste-t-il aujourd’hui de l’empreinte napoléonienne sur la France et sur le monde ?
Deux éléments majeurs de cet immense héritage se détachent immédiatement. D'abord l'architecture de notre État moderne, avec ses fameuses « masses de granit », qui fait l'objet de cet article. Dans le suivant sera évoqué l'autre immense réalisation de Napoléon. C'est lui en effet qui qui va poser les fondements d'une nouvelle société, ni aristocratique ni révolutionnaire, mais fondée sur le mérite. Elle donnera naissance à une citoyenneté républicaine qui est encore la nôtre.
L’État
C’est avec Napoléon que naît l’État. Quand Louis XIV affirme : « L’État c’est moi », il nie la notion d’État. Avant 1800, il y a le Roi, puis la Révolution. Comme le montre Taine dans Le régime moderne, t. IX des Origines de la France contemporaine, Napoléon fonde l’État : concentration des pouvoirs, organisation pyramidale, principe d’autorité.
Malgré le sacre, pas d’onction religieuse, mais un clergé de fonctionnaires à partir du Concordat. La laïcité enterrera le Concordat en 1905, mais celui-ci a quand même subsisté dans l’Est de la France.
Rappelons les termes du Concordat : « Le gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique est la religion de la grande majorité des citoyens français. » Pour combien de temps cette remarque restera-t-elle vraie ?
Napoléon n’invente pas le Conseil des ministres mais il en fait une instance de travail formelle, préparée à l’avance, se tenant à jour et heure fixes comme aujourd’hui.
« Les Masses De Granit »
Ces grands corps de l’État apparaissent sous Napoléon.
Héritier du Conseil du Roi, le Conseil d’État est institué par la Constitution de l’An VIII. Les grands traits de son organisation s’esquissent déjà. Sa composition parviendra pour l’essentiel jusqu’à nous.
Y siègent d’abord, au sommet de la hiérarchie et répartis en sections, les conseillers d’État en service ordinaire ou extraordinaire. En dessous sont les maîtres des requêtes créés, le 11 juin 1806, et les auditeurs apparus en 1803. S’y ajoute un secrétaire général.
À l’époque, le Conseil d’État siège aux Tuileries dans une salle qui lui est réservée. Ce n’est que plus tard qu’il siègera au Palais-Royal. Placé dès l’origine sous l’autorité du Premier Consul, puis de l’Empereur, il sera ensuite formellement présidé par le chef de l’État, puis par le Premier ministre.
Mais sauf à de très rares exceptions, le Conseil d’État est présidé par son « vice-président » qui est aujourd’hui le plus haut fonctionnaire de la République.
Dès l’Empire, le Conseil d’État est le garant des libertés et du fonctionnement régulier de l’administration. Ses fonctions se sont affirmées au fil du temps dans cette double direction.
D’une part, il exerce des fonctions consultatives auprès du gouvernement. À ce titre, il est obligatoirement consulté sur les projets de loi avant leur examen par le Parlement, et sur les textes réglementaires que prend le pouvoir exécutif. D’autre part, il n‘a cessé de renforcer sa fonction juridictionnelle. Par sa jurisprudence, il a progressivement dégagé les grands principes du droit administratif qui régissent les rapports entre l’administration et les citoyens.
Après Napoléon, le Conseil d’État a eu à compter avec d’autres juridictions qui ont impacté sa jurisprudence. En interne, il s’agit d’abord du Tribunal des Conflits chargé de trancher les conflits de compétence entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, puis du Conseil Constitutionnel créé en 1958 et qui statue sur les questions d’inconstitutionnalité.
Au niveau international, le Conseil doit également se soumettre aux exigences de la Cour Européenne des Droits de l’Homme que les justiciables saisissent en dernier recours.
Quoi qu’il en soit, le Conseil d’État, par la qualité de ses travaux et la force de ces décisions, n’a cessé de renforcer son prestige depuis plus de deux siècles.
Telle que nous la connaissons, elle fut créée par la loi du 16 septembre 1807 avec sa hiérarchie de maîtres des comptes (au nombre de 18) et de conseillers référendaires (84 au total) et un procureur général, le tout coiffé par un Premier président et trois présidents de chambres.
Elle reçut mission d’examiner d’une part les recettes des receveurs généraux de département et des régies des administrations des contributions indirectes, et d’autre part les dépenses des payeurs généraux. Elle exerçait également le contrôle des comptables publics.
Enfin, héritant du rôle des chambres des comptes de l’Ancien Régime, il lui revenait d’informer le gouvernement des abus et des malversations. Ainsi a-t-elle reçu dès l’origine une mission essentiellement juridictionnelle mais avec un rôle complémentaire d’alerte du pouvoir exécutif.
Aujourd’hui, la Cour des Comptes, dont le rôle est inscrit dans la Constitution, a gardé cette double casquette mais en amplifiant ses attributions administratives.
Sur le plan juridictionnel, elle demeure le juge des comptes des comptables publics. La création en 1982 de chambres régionales des comptes a allégé son travail concernant les comptes des collectivités territoriales, puisqu’elle n’intervient qu’en appel.
Il revient en outre à la Cour de discipline budgétaire créée en 1948 (et présidée par le premier président de la Cour des comptes) de statuer sur la responsabilité des ordonnateurs (les directeurs d’administration ou les maires par exemple).
Au titre de ses missions administratives, la Cour des Comptes a plusieurs responsabilités importantes : la remise depuis 1832 d’un rapport annuel au Président de la République et au Parlement, aujourd’hui largement commenté dans la presse à sa sortie, sur les dérives budgétaires des administrations.
Elle établit en outre de nombreux rapports thématiques et un rapport annuel sur la situation des finances publiques. Enfin elle assiste le Parlement et le gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale.
En 1801 apparaissent les inspecteurs généraux du Trésor public, nos modernes Inspecteurs des Finances. Au nombre de 15, ils vérifient les écritures des comptables et ne vont cesser de grandir en influence.
Aujourd’hui, chaque administration dispose d’un corps d’inspection, placé sous l’autorité directe du ministre concerné (Inspection générale des affaires sociales, Inspection générale de l’administration pour le ministère de l’Intérieur, Inspection générale de l’Education…).
La plus importante d’entre elles n’en demeure pas moins l’Inspection des Finances créée en 1831, en raison de sa vocation interministérielle. Elle demeure, avec le Conseil d’État et la Cour des Comptes, l’un des plus grands corps de l’État.
Le nombre des ministères n’a cessé de varier, mais les grands ministères (Intérieur, Relations extérieures devenues Affaires étrangères, Guerre) sont déjà en place.
Il n’existe pas encore de statut de la fonction publique, même si l’administration regroupe déjà des effectifs relativement importants mis à la disposition des ministres. Certaines règles s’imposent déjà à ces agents. Seul le recrutement a évolué depuis lors. Napoléon n’a pas créé une école d’administration : il estimait que les hauts fonctionnaires, comme les militaires, doivent se former sur le terrain.
Les auditeurs au Conseil d’État qui remplissaient les fonctions les plus diverses, hors du Conseil, avec une préférence pour les préfectures et les sous-préfectures, devaient constituer le vivier de la haute administration. Avec la suppression de l’ENA, on en revient aux principes napoléoniens.
L’organisation territoriale
Symbole de cette puissance de l’État : la centralisation. Elle fut inventée par la monarchie.
Pour assurer l’unité d’un royaume formé de provinces plus ou moins bien réunies au domaine royal, Louis XIV divisa la France en généralités dirigées par des intendants nommés par le roi. C’est la centralisation monarchique.
La Constituante réagit : elle crée le département divisé en cantons et districts, avec, à la base, la commune. Tout le personnel dirigeant est élu.
Face aux insurrections vendéenne et fédéraliste, la Convention envoie des représentants en mission, investis des pleins pouvoirs, reprendre en main les départements. C’est la centralisation jacobine. Les Thermidoriens reviennent au principe de l’élection, mais flanquent les administrations locales de commissaires du Directoire.
À son tour, Napoléon choisit la centralisation. Il consacre la division en département. Le département est désormais divisé en arrondissements et en communes.
À la tête du département, la loi du 28 pluviôse An VIII (17 février 1800) place un préfet. Il est assisté d’un conseil de préfecture chargé de juger le contentieux administratif et d’un conseil général de 24 à 16 membres qui fixe la répartition des contributions directes entre les arrondissements.
Dans chaque arrondissement existe un sous-préfet sous les ordres du préfet et un conseil d’arrondissement. Enfin des maires, chargés de la police et de l’état-civil, s’appuyant sur un conseil municipal, administrent les communes.
Tout ce personnel est nommé. Les ordres partent de Paris vers les préfets qui les transmettent aux sous-préfets et ces derniers aux maires. Centralisation simple et efficace. Qu’en reste-t-il aujourd’hui dans une France passée de 40 millions à 65 millions d’habitants ?
Très vite la centralisation napoléonienne est l’objet de critiques assorties d’un appel à la décentralisation au profit des institutions locales. Depuis deux siècles, la décentralisation connaît des alternances d’avancées et de reflux.
Première marque de décentralisation, départements et communes acquièrent dès les débuts de la IIIème République le statut de collectivité territoriale dotée de conseils élus au suffrage universel direct (ils l’étaient déjà au suffrage censitaire sous la monarchie de Juillet). Le maire est désormais élu par le Conseil municipal en son sein. Ces collectivités seront au fil du temps chargées de plus en plus d’attributions propres.
La tutelle du préfet, qui s’est exercée longtemps sur les actes des communes et départements, est remplacée en 1982 par un contrôle de légalité a posteriori. L’importante réforme décentralisatrice de 1982 s’accompagne de substantiels transferts aux collectivités territoriales de compétences de l’État et des moyens financiers nécessaires pour les assurer. Dans la foulée, les agents des collectivités deviennent des fonctionnaires territoriaux dotés d’un statut protecteur.
Ce qui n’a pas changé en revanche, c’est le nombre des communes françaises : de 38 000 sous l’Empire, il reste pratiquement inchangé pendant plus de deux siècles pour ne tomber que très récemment à environ 35 000, ce qui reste considérable comparé à nos voisins.
Pour remédier à cet émiettement excessif, ont été créés des groupements intercommunaux de plus en plus intégrés, se chargeant d’assurer de nombreuses compétences à la place des communes. La France est entièrement couverte par ces groupements, à savoir par ordre d’importance démographique croissante : les communautés de communes, les communautés d’agglomération, les communautés urbaines et les métropoles.
Au-dessus des départements a été créé en 1982 un troisième niveau de collectivité territoriale : la Région (qui était déjà une circonscription de l’État depuis 1964). Les politiques régionales de l’Union européenne qui ont un impact sur les nôtres renforcent la vocation stratégique de la région, par rapport aux autres niveaux d’administration locale.
La décentralisation a été consacrée par la Constitution en 2003. Aux termes de son nouvel article 1er, la République française demeure unitaire, mais son organisation est désormais « décentralisée ». Sont également ouvertes des possibilités d’expérimentation et d’adaptations statutaires des collectivités territoriales.
Les nombreuses lois qui sont intervenues depuis lors tendent néanmoins à rendre toujours plus complexes les dispositions qui régissent le fonctionnement de ces collectivités. En particulier les partages de compétences entre État et collectivités, la prolifération des normes imposées à ces dernières et la remise en cause fréquente de leurs moyens financiers leur laissent en fait de faibles marges de manœuvre.
Ajoutons que parallèlement à la décentralisation, ont été menées des démarches récurrentes de déconcentration des services extérieurs de l’État. Il s’agit de laisser à ces services ministériels plus d’autonomie dans la mise en œuvre des orientations nationales selon l’adage : « si l’on ne gouverne bien que de loin, on n’administre bien que de près ». Aussi à chaque fois que l’on a voulu réformer l’État, l’accent a été mis sur la déconcentration.
Notre pays se caractérise ainsi par une hyper-administration puisque services déconcentrés de l’État et collectivités décentralisées se superposent à tous les échelons territoriaux.
Cet empilement de structures territoriales – le fameux « millefeuille » – tranche avec la clarté et la simplicité de l’organisation napoléonienne.
Le préfet, personnage créé par Napoléon, n’en reste pas moins un acteur majeur, chargé par la Constitution d’assurer la représentation de l’État, le respect des lois et le contrôle de l’action publique sur l’ensemble du territoire.
Le Mémorial de Sainte-Hélène
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